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02/04/2019 | FRANCE | N°16/24358

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 1 - chambre 1, 02 avril 2019, 16/24358


Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 1 - Chambre 1



ARRET DU 02 AVRIL 2019



(n° , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 16/24358 - N° Portalis 35L7-V-B7A-B2ESP



Décision déférée à la Cour : Sentence du 17 Novembre 2015 rendue par le Tribunal arbitral composé de MM. [M] [F] et [P], arbitres, ainsi que de M. [I] [C], président,





DEMANDEURS AU R

ECOURS :



Monsieur [A] J. [Q] fondateur et président de SCHOONER CAPITAL LLC

né le [Date naissance 1] 1936



chez SCHOONER CAPITAL LLC

[Adresse 1], [Adresse 1],

[A...

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 1 - Chambre 1

ARRET DU 02 AVRIL 2019

(n° , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 16/24358 - N° Portalis 35L7-V-B7A-B2ESP

Décision déférée à la Cour : Sentence du 17 Novembre 2015 rendue par le Tribunal arbitral composé de MM. [M] [F] et [P], arbitres, ainsi que de M. [I] [C], président,

DEMANDEURS AU RECOURS :

Monsieur [A] J. [Q] fondateur et président de SCHOONER CAPITAL LLC

né le [Date naissance 1] 1936

chez SCHOONER CAPITAL LLC

[Adresse 1], [Adresse 1],

[Adresse 1] (ETATS-UNIS)

représenté par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat postulant du barreau de PARIS, toque : K0111

assisté de Me Raphaël KAMINSKY et Me RAFIQ, avocats plaidant du barreau de PARIS, toque : J05

Société SCHOONER CAPITAL LLC (LIMITED LIABILITY COMPANY) Société de droit du Delaware (Etats-Unis)

prise en la personne de ses représentants légaux

[Adresse 1], [Adresse 1],

[Adresse 1] (ETATS-UNIS)

représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat postulant du barreau de PARIS, toque : K0111

assistée de Me Raphaël KAMINSKY et Me RAFIQ, avocats plaidant du barreau de PARIS, toque : J05

Société ATLANTIC INVESTMENT PARTNERS LLC (LIMITED LIABILITY COMPANY) Société de droit du Delaware (Etats-Unis)

prise en la personne de ses représentants légaux

[Adresse 1], [Adresse 1],

[Adresse 1] (ETATS-UNIS)

représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat postulant du barreau de PARIS, toque : K0111

assistée de Me Raphaël KAMINSKY et Me RAFIQ, avocats plaidant du barreau de PARIS, toque : J05

DÉFENDERESSE AU RECOURS :

RÉPUBLIQUE DE POLOGNE Prise en la personne du 'Prokuratoria Generalna Rzeczypolitej'

élisant domicile au cabinet de la selarl PELLERIN - DE MARIA - GUERRE

[Adresse 2]

[Adresse 2]

représenté par Me Luca DE MARIA de la SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat postulant du barreau de PARIS, toque : L0018

assistée de Me Edouardo SILVA ROMERO, Xavier NYSSEN, Raphaëlle LEGRU et Me Luca DE MARIA, avocats plaidant du barreau de PARIS, toque : J096

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 14 février 2019, en audience publique, devant la Cour composée de :

Mme Dominique GUIHAL, présidente de chambre

Mme Anne BEAUVOIS, présidente

M. Jean LECAROZ, conseiller

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience dans les conditions prévues par l'article 785 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Mme Mélanie PATE

ARRET :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Dominique GUIHAL, présidente de chambre et par Mélanie PATE, greffière présente lors du prononcé.

Dans les années 1990, M. [A] [Q], citoyen américain, et les sociétés Schooner Capital LLC et Atlantic Investment Partners LLC, enregistrées dans l'Etat du Delaware (Etats-Unis) (ci-après les investisseurs) ont entrepris d'investir dans les Etats d'Europe centrale et orientale anciennement communistes. Par l'intermédiaire d'une entité ad hoc dénommée White Eagle Industries (WEI), constituée aux Etats-Unis, ils ont acquis à la fin de l'année 1994 des participations dans trois sociétés polonaises : 55 % de Nadodrzanskie Zaklady Przemyslu Thuszczowego w Brzegu S.A. (Kama), entreprise étatique spécialisée dans la production et la transformation de graisse végétale, 51 % de Bolmar S.A., active dans le même secteur, et 49 % de Wielkopolskie Fabrykii Mebli S.A. (WFM), spécialisée dans la production de meubles.

Le 12 janvier 1995, les investisseurs ont constitué une société polonaise dénommée White Eagle Industries Poland (WEIP), qui percevait pour le compte de WEI les commissions versées par les trois sociétés polonaises pour des services de gestion.

Kama, WFM et Bolmar ont déclaré ces commissions de gestion comme des charges déductibles au titre de l'impôt sur les sociétés et au titre de la taxe sur la valeur ajoutée pour les exercices fiscaux 1994 à 1997.

Des contrôles portant sur la réalité des services de gestion ont été engagés à partir de 1996 à l'égard de Kama par l'administration du comté d'Opole où se trouvait le siège de cette société. Estimant que les preuves n'étaient pas rapportées de l'effectivité des prestations en cause, l'administration a imposé un redressement de 55.371.330 PLN. Le 16 décembre 2002, la Cour suprême administrative de Wroclaw a constaté que Kama se désistait de son appel. Le 5 juin 2003, la faillite de Kama a été prononcée par la Cour régionale de Varsovie.

Des contrôles et une procédure de redressement fiscal concernant les commissions de gestion versées à WEIP ont également été engagés à l'égard de WFM par les autorités du comté de Poznan dans lequel cette société avait son siège. En 1999, la Chambre fiscale de Poznan a infirmé le jugement de condamnation rendu en première instance, en considérant que la réalité des prestations était suffisamment démontrée.

Le 31 mars 2011, les investisseurs ont introduit une requête d'arbitrage auprès du secrétariat du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissement (CIRDI) en application du règlement du CIRDI (Mécanisme supplémentaire) sur le fondement du Traité relatif aux relations commerciales et économiques entre les Etats-Unis et la Pologne, signé le 21 mars 1990 et entré en vigueur le 6 août 1994 (le Traité bilatéral d'investissement ou TBI). Ils soutenaient que la République de Pologne les avait illégalement expropriés de leur investissement dans Kama, qu'elle avait violé son engagement d'accorder un traitement juste et équitable et d'assurer une sécurité pleine et entière à leur investissement, qu'elle avait soumis celui-ci à des mesures arbitraires et discriminatoires et restreint la liberté de l'investisseur de disposer de son investissement.

Par une sentence rendue à Paris le 17 novembre 2015, le tribunal arbitral composé de MM. [M] [F] et [Q] [P], arbitres, ainsi que de M. [I] [C], président, a décidé, à la majorité, que le litige concernait des questions de fiscalité au sens de l'article VI (2) du TBI et non une obligation relative au respect et à l'exécution d'un contrat d'investissement au sens de l'article VI (2) c), qu'il n'était donc compétent que pour connaître des demandes fondées sur l'expropriation (article VII) et sur les transferts de fonds (article V) en vertu des exceptions prévues par le a) et le b) de l'article VI (2), et il a décidé à l'unanimité que les demandes formées sur ces deux fondements n'étaient pas justifiées, de sorte que la demande de dommages-intérêts des investisseurs devait être rejetée.

Le 2 décembre 2016, les investisseurs ont formé un recours en annulation de cette sentence.

Par des conclusions notifiées le 30 octobre 2018, ils demandent à la cour de rejeter la demande de la République de Pologne tendant à voir prononcer l'irrecevabilité de deux de leurs arguments, d'annuler la sentence litigieuse et de condamner la Pologne à leur payer la somme de 50.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Ils font valoir que le tribunal arbitral s'est reconnu à tort incompétent (article 1520, 1° du code de procédure civile), qu'il a méconnu l'étendue de sa mission (article 1520, 3°), qu'il n'a pas respecté le principe de la contradiction ni les droits de la défense (article 1520, 4° et 5°), et, enfin, que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence violerait l'ordre public international (article 1520, 5°).

Par des conclusions notifiées le 30 novembre 2018, la République de Pologne demande à la cour de rejeter les demandes des parties adverses et condamner celles-ci à payer 10.000 euros d'amende civile, outre 200.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle allègue que, faute d'avoir présenté ces moyens aux arbitres, les investisseurs ne sont pas recevables à soutenir devant cette cour, d'une part, que le tribunal arbitral aurait dû écarter la clause d'exclusion de la fiscalité dans une hypothèse où l'Etat hôte avait, selon eux, agi de mauvaise foi, d'autre part, que le tribunal aurait dû se déclarer compétent sur le fondement de la clause de la nation la plus favorisée. Pour le surplus, la défenderesse conclut au mal-fondé des moyens adverses.

SUR QUOI :

Sur le premier moyen d'annulation tiré de ce que le tribunal arbitral s'est déclaré à tort incompétent (article 1520, 1° du code de procédure civile) :

1) Les recourants soutiennent, à titre principal, que l'exclusion par l'article VI (2) du TBI des 'questions de fiscalité' porte uniquement sur les dispositions fiscales matérielles et ne saurait avoir pour effet de protéger un Etat contractant lorsque, dans le cadre d'une procédure fiscale, ses représentants agissent de façon arbitraire, injuste ou discriminatoire. Ils font valoir, à cet égard, que la clause d'exclusion a pour but d'éviter les conflits avec les conventions portant spécialement sur la fiscalité, et que la convention fiscale existant entre les Etats-Unis et la Pologne ne contient que des dispositions fiscales matérielles, de sorte qu'une extension de la clause d'exclusion du TBI aux procédures fiscales, non couvertes par la convention fiscale, aurait pour effet de les priver de tout recours pour violation des standards protégés par le traité. Du reste, selon les recourants, les clauses comparables contenues dans d'autres traités, tels que le Traité sur la Charte de l'énergie, limitent la portée de l'exclusion aux seules dispositions fiscales matérielles. Les investisseurs ajoutent que la clause d'exclusion doit s'interpréter au regard du droit à un traitement juste et équitable - lequel implique le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères - qui occupe une place prééminente au sein du TBI,

2) Subsidiairement, les recourants font valoir que certaines de leurs réclamations portaient sur des questions de 'politique fiscale' au sens de l'article VI (1) lequel prévoit qu'en cette matière 'chaque Partie doit s'efforcer d'accorder un traitement juste et équitable aux ressortissants et sociétés de l'autre Partie'.

3) Plus subsidiairement, les recourants prétendent que le tribunal arbitral ne pouvait appliquer une clause d'exclusion de la fiscalité dans une hypothèse où les actions de l'Etat n'étaient pas menées de bonne foi.

4) Plus subsidiairement, ils affirment que les arbitres auraient dû se déclarer compétents sur le fondement de la clause de la nation la plus favorisée (articles I et II du TBI) permettant d'importer dans le traité des garanties supplémentaires, applicables en matière fiscale, et d'étendre corrélativement la compétence arbitrale au titre du droit à un traitement juste et équitable.

Le juge de l'annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit et de fait permettant d'apprécier l'existence et la portée de la convention d'arbitrage. Il n'en va pas différemment lorsque les arbitres sont saisis sur le fondement d'un traité.

En l'espèce, la procédure d'arbitrage a été engagée par les investisseurs en vertu du Traité relatif aux relations commerciales et économiques entre les Etats-Unis et la Pologne, signé le 21 mars 1990 et entré en vigueur le 6 août 1994 (TBI), dont les articles IX et X prévoient le règlement des différends d'investissement par voie d'arbitrage.

Sur le moyen pris en sa première branche :

L'article VI du TBI stipule :

'1. Concernant ses politiques fiscales, chaque Partie doit s'efforcer d'accorder un traitement juste et équitable de l'investissement aux ressortissants et sociétés de l'autre Partie et aux activités commerciales menées par ceux-ci.

2. Néanmoins, les dispositions du présent Traité, et en particulier les articles IX et X, s'appliquent aux questions de fiscalité uniquement en ce qui concerne ce qui suit :

(a)une expropriation, en vertu de l'Article VII;

(b)les transferts, en vertu de l'Article V; ou

(c)le respect et l'exécution d'un contrat d'investissement ou d'une autorisation comme visé à l'Article IX (1) (a) ou (b), pour autant qu'ils ne soient pas soumis aux dispositions relatives au règlement des différends d'une convention visant à éviter la double imposition entre les deux Parties, ou qu'ils aient été soulevés au titre de ces dispositions de résolution des litiges et n'aient pas été réglés dans un délai raisonnable.'

Le tribunal arbitral a jugé, à la majorité, que le différend portait sur des 'questions de fiscalité' au sens de ce texte et que sa compétence était donc limitée aux exceptions énumérées aux articles VI (2) (a), (b) et (c), ce que contestent les recourants.

Conformément à la coutume internationale exprimée par la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 :

'Article 31 :

1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2. Aux fins de l'interprétation d'un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l'occasion de la conclusion du traité;

b) Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l'occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu'instrument ayant rapport au traité.

3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a) De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l'interprétation du traité ou de l'application de ses dispositions;

b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l'application du traité par laquelle est établi l'accord des parties à l'égard de l'interprétation du traité;

c) De toute règle pertinente du droit international applicable dans les relations entre les parties;

4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s'il est établi que telle était l'intention des parties.'

En premier lieu, il ne résulte de cette règle, ni d'aucun principe d'interprétation, qu'il conviendrait de distinguer là où un texte ne distingue pas.

En l'espèce, le TBI ne contient pas de définition de la notion de 'questions de fiscalité'. Les termes de l'article VI (2) n'opèrent pas de distinction entre les dispositions fiscales matérielles et les procédures menées en matière fiscale. Ils énoncent que les 'questions de fiscalité', de quelque nature qu'elles soient, ne sont pas couvertes par le Traité sauf dans trois hypothèses précisément circonscrites, à savoir lorsque ces questions sont liées, soit à une expropriation (a), soit au transfert des revenus d'un investissement régi par l'article V (b), soit au respect et à l'exécution d'un contrat d'investissement ou d'une autorisation relevant de l'article IX (1) (a) ou (b) du Traité (c) et, avec cette condition supplémentaire que ces 'questions de fiscalité' ne soient pas couvertes par une convention fiscale bilatérale ou, si elles le sont et ont été soumises au mécanisme de règlement des litiges correspondant, qu'elles n'aient pas été résolues dans un délai raisonnable.

En deuxième lieu, une telle interprétation, suivant laquelle les parties contractantes acceptent le recours à l'arbitrage en matière fiscale dans les seules hypothèses prévues aux (a), (b) et (c) de l'article VI (2), est conforme à l'objet et au but du traité qui est de favoriser la coopération économique et de développer les investissements croisés en garantissant à ceux-ci un traitement juste et équitable dans le respect de la souveraineté des Etats contractants (préambule du TBI). L'objectif 'prééminent', selon les recourants, du traitement juste et équitable, ne saurait avoir pour effet de gauchir l'interprétation des dispositions spéciales par lesquelles les Etats, dans l'exercice de leur souveraineté, ont circonscrit la portée de leur offre d'arbitrage.

En troisième lieu, le Traité sur la Charte de l'énergie, auquel, au demeurant, les Etats-Unis ne sont pas partie, est entièrement étranger au traité en cause dans la présente affaire, de sorte qu'à supposer que ses stipulations aient le sens que lui prêtent les recourants, elles sont dénuées de pertinence pour l'interprétation de l'article VI (2) du TBI qui doit être faite au regard de la commune intention des parties contractantes dans la conclusion de ce traité.

En quatrième lieu, suivant les principes coutumiers exprimés par l'article 32 de la Convention de Vienne précitée :

'Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d'interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l'application de l'article 31, soit de déterminer le sens lorsque l'interprétation donnée conformément à l'article 31 :

a) Laisse le sens ambigu ou obscur; ou

b) Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable.'

En l'espèce, l'interprétation de l'article VI (2) suivant le sens ordinaire des termes aboutit à un résultat parfaitement clair et raisonnable. Il n'y a donc pas lieu de se référer aux travaux préparatoires.

Au demeurant, les recourants, pour prétendre, contre la lettre du texte, que l'intention des Etats contractants était d'exclure de l'offre d'arbitrage le seul droit fiscal matériel, invoquent des arguments qui ne sont pas pertinents. Ils se prévalent, en effet, d'extraits d'un rapport sur le TBI adressé par le Département d'Etat américain au Sénat qui énoncent :

'Lors des négociations, les Etats-Unis poursuivaient quatre objectifs principaux :

Les investisseurs étrangers devront recevoir un traitement conforme au droit international et devront être traités de façon non moins favorable que les investisseurs de l'Etat hôte ou du pays tiers, quel que soit le traitement le plus favorable ('traitement national' ou 'traitement de la nation la plus favorisée', sous réserve de certaines exceptions spécifiées);

Les standards du droit international doivent s'appliquer à l'expropriation des investissements et au paiement d'une compensation en cas d'expropriation;

Les fonds liés à un investissement doivent pouvoir être librement transférés vers et depuis l'Etat d'accueil de l'investissement; et

Ceux qui ont la qualité d'investisseurs doivent pouvoir porter le différend qui les oppose à l'Etat d'accueil à l'arbitrage sans avoir recours, au préalable, aux juridictions nationales.

[...]

Le traité entre les Etats-Unis et la Pologne exhorte les Parties à appliquer leurs politiques fiscales de manière juste et équitable. Parce que les Etats-Unis traitent spécifiquement des questions fiscales dans les conventions fiscales, ce traité exclut ces questions de façon générale, et les traite uniquement dans la mesure où elles concernent des expropriations, des transferts ou des autorisations d'investissement, et où elles ne sont pas couvertes par la convention fiscale bilatérale.'

Mais, d'une part, ce document est interne aux institutions américaines, de sorte que l'on ne peut présumer qu'il reflète la commune intention des parties, d'autre part, et en toute hypothèse, contrairement à ce que prétendent les recourants, il exprime la volonté d'exclure 'de façon générale' les questions fiscales sauf les exceptions qui sont celles de l'article VI (2), 'et', à la condition supplémentaire qu'elles ne soient pas couvertes par une convention fiscale bilatérale, ce qui signifie que la volonté des Etats-Unis, lors de la conclusions du traité, était bien de donner à l'article VI (2) la portée qui se déduit de la lecture littérale de ce texte.

En dernier lieu, sur l'éventualité d'un déni de justice qui résulterait de l'application de la clause d'exclusion du TBI aux procédures fiscales, alors que celles-ci ne seraient pas couvertes par la convention fiscale bilatérale, il convient de rappeler que l'offre d'arbitrage résultant d'un TBI tire son efficacité du consentement des Etats, et que les conditions dont elle est assortie délimitent le pouvoir de juger des arbitres. L'allégation d'un déni de justice ne saurait permettre d'outrepasser ces limites.

Il résulte de ce qui précède que le moyen, en sa première branche, n'est pas fondé.

Sur le moyen pris en sa deuxième branche :

L'article VI (1) du TBI stipule :

'Concernant ses politiques fiscales, chaque Partie devrait s'efforcer d'accorder justice et équité dans le traitement (should strive to accord fairness and equity in the treatment) des investissements et des activités commerciales conduites par des ressortissants et sociétés de l'autre Partie.'

Il résulte de ces termes, que si l'article VI (1) est susceptible d'avoir un effet entre les Etats contractants, il ne crée pas dans le chef des investisseurs un droit invocable devant un tribunal arbitral.

Cette interprétation est confirmée par l'article VI (2) qui s'oppose au (1) de la façon suivante : 'Néanmoins, les dispositions du présent Traité, et en particulier les articles IX et X [relatifs à l'arbitrage], s'appliquent aux questions de fiscalité [dans les seules hypothèses prévues aux (a), (b) et (c)]'.

Le moyen pris en sa deuxième branche n'est donc pas fondé.

Sur le moyen pris en ses troisième et quatrième branches :

Aux termes de l'article 1466 du code de procédure civile, applicable en matière internationale par renvoi de l'article 1506 du même code : 'La partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir.'

En premier lieu, contrairement à ce que prétendent les recourants, cette disposition ne vise pas les seules irrégularités procédurales mais tous les griefs qui constituent des cas d'ouverture du recours en annulation des sentences, à l'exception des moyens fondés sur l'article 1520, 5° du code de procédure civile et tirés de ce que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence violerait de façon manifeste, effective et concrète l'ordre public international de fond, lesquels, en raison de leur nature, peuvent être relevés d'office par le juge de l'annulation, et soulevés pour la première fois devant lui.

En deuxième lieu, la renonciation présumée par l'article 1466 précité du code de procédure civile vise des griefs concrètement articulés et non des catégories de moyens. En effet, le but poursuivi par cette disposition - qui est d'éviter qu'une partie se réserve des armes pour le cas où la sentence lui serait défavorable -, ne serait pas atteint si, sous couvert d'un cas d'ouverture unique, le recourant était recevable à développer devant la cour un argumentaire différent en droit et en fait de celui qu'il avait soumis aux arbitres. Cette portée attribuée à l'article 1466 du code de procédure civile n'est pas incompatible avec la plénitude du contrôle exercé par le juge de l'annulation à l'égard des cas d'ouverture du recours, dès lors qu'en statuant sur des moyens identiques à ceux qui avaient été soumis aux arbitres, il n'est lié ni par leur interprétation des textes, ni par leur appréciation des faits.

En l'espèce, il est constant que pour soutenir que le tribunal arbitral était compétent, nonobstant l'exclusion des questions de fiscalité du champ d'application du TBI, les investisseurs n'avaient plaidé dans l'instance arbitrale ni l'usage abusif de cette exclusion, ni le bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée.

Le moyen pris en ses troisième et quatrième branches est donc irrecevable.

Il résulte de tout ce qui précède que le premier moyen doit être écarté.

Sur le deuxième moyen d'annulation tiré de la méconnaissance par les arbitres de leur mission (article 1520, 3° du code de procédure civile) :

Les recourants soutiennent que le tribunal arbitral, qui s'est borné à affirmer que la procédure suivie avait été régulière sans répondre au moyen selon lequel l'application rétroactive de la loi fiscale était contraire au droit à un procès équitable et qu'elle était susceptible de caractériser une expropriation indirecte, a méconnu l'obligation de motivation de sa sentence imposée par le Règlement (Mécanisme supplémentaire) du CIRDI, et, de ce fait, n'a pas observé sa mission.

L'exigence de motivation des décisions de justice est un élément du droit à un procès équitable. Les arbitres qui s'abstiennent de motiver leur décision méconnaissent l'étendue de leur mission et la reconnaissance d'une sentence dépourvue de motif heurte la conception française de l'ordre public international.

Toutefois, le contrôle du juge de l'annulation ne saurait porter que sur l'existence et non sur la pertinence des motifs, peu important à cet égard que l'obligation de motiver la sentence figure dans le règlement d'arbitrage.

En l'espèce, le tribunal arbitral a répondu aux paragraphes 478 et 479 de la sentence que, contrairement à ce que soutenaient les investisseurs, la raison pour laquelle ils avaient perdu leur procès ne tenait pas à la conduite des autorités fiscales, et notamment pas à une prétendue application de directives non obligatoires avant qu'elles aient été incorporées dans la loi, mais à la circonstance que, conformément à un principe tout-à-fait général, dans une procédure fiscale la charge de la preuve d'un fait incombe à la personne qui tire des effets juridiques de ce fait, qu'il incombait, par conséquent au contribuable de documenter les frais qu'il prétendait avoir engagés et qu'en l'espèce Kama n'avait pas satisfait à cette obligation.

Il apparaît, par conséquent, que la sentence est motivée sur ce point.

Le deuxième moyen sera écarté.

Sur le troisième moyen d'annulation tiré de la violation du principe de la contradiction, de l'égalité des armes et du droit à un procès équitable (article 1520, 4° et 5° du code de procédure civile) :

Les recourants exposent qu'ils avaient allégué devant le tribunal arbitral que Kama avait fait l'objet d'un traitement discriminatoire par rapport à WFM, qu'ils avaient apporté de nombreux éléments de preuve illustrant l'identité des faits et des questions entre les deux procédures fiscales, l'identité des normes applicables et les résultats diamétralement opposés auxquels ces procédures avaient abouti, qu'à aucun moment, au cours de l'instance arbitrale, il n'avait été soutenu qu'ils avaient l'obligation d'apporter davantage de preuves, que, néanmoins, le tribunal arbitral avait, après la clôture des débats, 'inopinément' décidé qu'en l'absence du dossier de preuve détenu par les autorités fiscales polonaises, il n'entendait pas examiner les preuves rapportées par les investisseurs, alors que la discrimination résulte de trois éléments : la similarité des situations, la différence de traitement et l'absence de justification, que la preuve des deux premiers incombe au demandeur, mais qu'il appartient au défendeur d'établir que la différence est justifiée et que le tribunal arbitral ne pouvait faire peser sur eux les conséquences du fait que la République de Pologne affirmait que les dossiers des procédures fiscales avaient été détruits.

Le principe de la contradiction permet d'assurer la loyauté des débats et le caractère équitable du procès. Il interdit qu'une décision soit rendue sans que chaque partie ait été en mesure de faire valoir ses prétentions de fait et de droit, de connaître les prétentions de son adversaire et de les discuter. Il interdit également que des écritures ou des documents soient portés à la connaissance du tribunal arbitral sans être également communiqués à l'autre partie, et que des moyens de fait ou de droit soient soulevés d'office sans que les parties aient été appelées à les commenter.

L'égalité des armes implique l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause - y compris les preuves - dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation substantiellement désavantageuse par rapport à son adversaire.

En l'espèce, le tribunal arbitral a constaté qu'il n'était pas établi par les investisseurs que les éléments de preuve soumis aux juridictions polonaises dans les affaires concernant Kama et WFM étaient similaires et, par conséquent, que ces deux dossiers étaient comparables.

En premier lieu, contrairement à ce que prétendent les recourants, il ne résulte pas de la sentence que les dossiers détenus par les autorités polonaises auraient été le seul moyen de prouver la similitude des situations et que la teneur des éléments soumis aux juridictions polonaises n'aurait pas pu être établie par des pièces qui étaient à la disposition des investisseurs.

En second lieu, les arbitres n'ont aucune obligation de soumettre au préalable leur motivation à une discussion contradictoire des parties, ni de mettre une partie préventivement en garde contre l'insuffisance de son dossier factuel.

Le moyen, qui, sous couvert de violation du principe de la contradiction et du droit à un procès équitable, tend à une révision au fond de la sentence ne peut qu'être écarté.

Sur le quatrième moyen d'annulation tiré de la violation de l'ordre public international (article 1520, 5°) :

Les recourants soutiennent que la reconnaissance ou l'exécution d'une sentence qui entérine une condamnation prononcée sur le fondement d'une loi fiscale rétroactive au mépris du principe de légalité des délits et des peines viole l'ordre public international. Ils exposent que les redressements qui ont été imposés à Kama n'avaient pas seulement pour objet le recouvrement de l'impôt éludé et la réparation d'un préjudice, mais incluaient une pénalité destinée à prévenir la réitération des faits, et qu'ils avaient donc un caractère punitif. Ils allèguent que le 29 avril 1996, le ministre des Finances a édicté des directives sur la procédure de détermination des revenus par voie d'estimation d'application rétroactive, qui n'ont été intégrées dans la loi que le 1er janvier 1997, que toutefois, ces directives ont été appliquées aux contrôles portant sur les exercices 1994 à 1997 et se sont traduites par la remise en cause de la validité des accords de service de gestion et par la demande de pièces justificatives qui, n'étant pas exigées jusqu'alors, n'ont pu être intégralement produites, ce qui a conduit au redressement.

La non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, dérivée du principe de légalité des délits et des peines, est un principe d'ordre public international.

Il est constant qu'en l'état de la législation applicable aux exercices en cause, un redressement emportait application d'une pénalité égale au triple du principal, outre la perte des avantages fiscaux accordés à l'investissement.

Il n'est pas discuté que le montant de la sanction par rapport au principal exclut la qualification d'intérêts de retard ou de réparation pécuniaire et conduit à considérer qu'il s'agit d'une mesure destinée à punir les infractions et à prévenir leur réitération. Par conséquent, les règles modifiant la définition ou les éléments d'appréciation des manquements ne sauraient rétroagir.

En l'espèce, les recourants invoquent l'application rétroactive de directives du ministère des Finances du 29 avril 1996 qui fournissaient aux autorités fiscales des règles pour l'estimation du revenu provenant d'opérations entre des entités liées, sur le fondement des 'Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales' ('Rapport de l'OCDE de 1995"). Ils soutiennent que ces directives ont eu pour effet de rendre exigibles des preuves de la réalité matérielle des services de gestion qui n'étaient pas requises jusqu'alors.

Il résulte des écritures des investisseurs dans l'instance arbitrale (mémoire en réplique Schooner, pièce recourants n° 14) que les lignes directrices en cause avaient prévu quatre méthodes d'évaluation des prix pratiqués dans les opérations entre parties liées : '1) la méthode du prix comparable non contrôlé, 2) la méthode du prix de revente, 3) la méthode du prix de revient majoré et 4) la méthode transactionnelle fondée sur les bénéfices (comme méthode de dernier recours)' (pièce n° 14, § 884).

Néanmoins, ce dont se plaignaient les investisseurs devant le tribunal arbitral, ce n'était pas de l'application de l'une de ces méthodes, mais, du fait que les autorités fiscales avaient 'demandé à Kama de fournir des preuves matérielles visant à démontrer que des Services de Gestion avaient été fournis, alors même que, comme indiqué par le Professeur [W] dans son Avis, 'les services immatériels n'ont pas à être associés à des preuves matérielles', et que, par conséquent, Kama n'était pas tenue par la loi de préparer et de conserver de telles preuves matérielles.' (Pièce n° 14, § 891) C'est donc la réalité même des prestations qui était en cause, non leur évaluation, et on ne peut considérer comme rétroactive l'application du principe général selon lequel, ainsi qu'il a été dit, il incombe à celui qui se prévaut d'un fait d'en prouver l'existence.

Ainsi que l'a constaté le tribunal arbitral, le redressement ne procède pas d'une application irrégulière par l'administration de la loi fiscale mais de la vacuité du dossier de Kama, comblée à l'occasion par des documents forgés a posteriori (sentence, § 480).

La reconnaissance ou l'exécution de la sentence ne viole donc de manière manifeste, effective et concrète aucun principe d'ordre public international. Le moyen n'est pas fondé.

Il résulte de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté.

Sur l'amende civile :

Il n'y a pas lieu à amende civile.

Sur l'article 700 du code de procédure civile :

Les recourants, qui succombent, ne sauraient bénéficier des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et seront condamnés sur ce fondement à payer à la République de Pologne la somme de 200.000 euros.

PAR CES MOTIFS :

Rejette le recours en annulation de la sentence rendue entre les parties le 17 novembre 2015.

Condamne la société Schooner Capital LLC, la société Atlantic Investment Partners LLC et M. [Q] aux dépens et au paiement à la République de Pologne de la somme de 200.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile

Rejette toute autre demande.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 1 - chambre 1
Numéro d'arrêt : 16/24358
Date de la décision : 02/04/2019

Références :

Cour d'appel de Paris A1, arrêt n°16/24358 : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2019-04-02;16.24358 ?
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