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09/01/2019 | FRANCE | N°16/08508

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 10, 09 janvier 2019, 16/08508


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 10



ARRÊT DU 09 Janvier 2019

(n° , pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 16/08508 - N° Portalis 35L7-V-B7A-BZBZH



Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 24 Mai 2016 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS RG n° 13/15123





APPELANT



Monsieur [L] [W]

[Adresse 1]

[Localité 1]

né le [Date naissance 1] 1

962 à [Localité 2]



comparant en personne, assisté de Me Rachel SPIRE, avocat au barreau de PARIS, toque : B0335





INTIMEE



SAS EXPERIS EXECUTIVE FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]
...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 10

ARRÊT DU 09 Janvier 2019

(n° , pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 16/08508 - N° Portalis 35L7-V-B7A-BZBZH

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 24 Mai 2016 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS RG n° 13/15123

APPELANT

Monsieur [L] [W]

[Adresse 1]

[Localité 1]

né le [Date naissance 1] 1962 à [Localité 2]

comparant en personne, assisté de Me Rachel SPIRE, avocat au barreau de PARIS, toque : B0335

INTIMEE

SAS EXPERIS EXECUTIVE FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me Benjamin LOUZIER, avocat au barreau de PARIS, toque : J044 substitué par Me Diane BUISSON, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 06 Novembre 2018, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Véronique PAMS-TATU, Présidente de chambre, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Véronique PAMS-TATU, Président de Chambre

Madame Françoise AYMES-BELLADINA, Conseiller

Madame Florence OLLIVIER, Vice Président placé faisant fonction de Conseiller par ordonnance du Premier Président en date du 05 juillet 2018

Greffier : M. Julian LAUNAY, lors des débats

ARRET :

- Contradictoire

- par mis à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.

- signé par Madame Véronique PAMS-TATU, Président de Chambre et par Monsieur Julian LAUNAY, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

Monsieur [L] [W] a été embauché le 14 mai 1993 par la société CE Consultants, suivant contrat à durée indéterminée en qualité de consultant junior, position cadre.

Le contrat de travail a été transféré le 4 novembre 2010 à la société Experis Executive France (Spirit Search).

En dernier lieu, il exerçait les fonctions de consultant, statut cadre, moyennant un salaire mensuel brut de 3 948 euros. La relation de travail était régie par la convention collective nationale de des bureaux d'étude techniques, des cabinets d'ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils dite « SYNTEC ».

Monsieur [W] a fait l'objet d'arrêts de travail du 5 novembre 2011 au 23 janvier 2014.

Il a saisi le conseil de prud'hommes de Paris le 15 octobre 2013 d'une action en résiliation judiciaire de son contrat de travail.

Après une visite de reprise le 27 janvier 2014, Monsieur [W] a été déclaré inapte à son poste par la médecine du travail au terme d'une seconde visite en date du 12 février 2014.

Par lettre du 6 mai 2014, il a été convoqué à un entretien préalable fixé au 16 mai 2014 et licencié pour inaptitude le 20 mai 2014.

Par jugement en date du 24 mai 2016, le conseil de prud'hommes l'a débouté de l'ensemble de ses demandes.

Appelant de la décision, Monsieur [W] sollicite de voir fixer son salaire de référence à 3 948 euros bruts mensuels, condamner la société Experis Executive France à lui verser 47 376 euros à titre de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de santé et de sécurité à son égard sur le fondement des articles L. 4121-1 et suivants du code du travail, juger que la convention de forfaits jours qui lui a été appliquée est illicite et en conséquence condamnerla société à lui verser 6 766,55 euros à titre de rappels d'heures supplémentaires du 1er novembre 2010 au 4 novembre 2011, outre 676,65 euros pour les congés payés afférents, 27 688 euros en réparation du préjudice subi au titre du travail dissimulé conformément à l'article L. 8223-1 du code du travail et 47 376 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral sur le fondement de l'article L.1152-1 du code du travail, prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail à la date du licenciement le 20 mai 2014, à titre principal, prononcer la nullité de son licenciement pour inaptitude en raison du harcèlement moral et à titre subsidiaire dire sans cause réelle et sérieuse son licencement, en tout état de cause, condamner la société à lui verser les sommes suivantes:

11 844 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis sur le fondement de l'article 15 de la convention collective applicable, outre 1 184,40 euros pour les congés payés afférents,

3 026,80 euros à titre de rappel d'indemnité conventionnelle de licenciement sur le fondement de l'article 19 de ladite convention collective,

94 752 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement illicite sur le fondement de l'article L. 1235-3 du code du travail,

4 463,76 euros net, correspondant à la garantie conventionnelle complémentaire de prévoyance pour les mois de décembre 2013, janvier, février et mars 2014

Il demande également que soit ordonnée la remise des bulletins de paie, une attestation pôle emploi et un certificat de travail conformes à la décision à intervenir, sous astreinte de 300 euros par jour de retard et par document à compter du 8ème jour suivant la notification de ladite décision, la cour se réservant le contentieux de la liquidation de l'astreinte, que la société soit déboutée de sa demande reconventionnelle en remboursement des sommes avancées au titre des indemnités journalières de la sécurité sociale déjà reversées au salarié et qu'elle soit condamnée à lui payer les intérêts dus au taux légal conformément à l'article 1343-2 du code civil, aux entiers dépens, aux éventuels frais d'exécution ainsi qu'à la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Experis Executive France conclut à la confirmation du jugement, sauf en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes reconventionnelles, et en conséquence, à la condamnation de Monsieur [W] à lui rembourser 3 281,56 euros au titre des sommes avancées à titre d'indemnités journalières de sécurité sociale, aux entiers dépens et à 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens développés, aux conclusions respectives des parties, visées par le greffier et soutenues oralement lors de l'audience.

MOTIFS

SUR LA RESPONSABILITE DE LA SOCIETE EXPERIS

Monsieur [W] fait valoir que le transfert de son contrat de travail s'est opéré en application des articles L. 1224'1 et suivants du code du travail, il peut demander réparation au nouvel employeur des fautes commises par l'ancien. Il se réfère à la lettre de la société Experis du 4 novembre 2010 qui mentionne les articles L. 1224-1 et suivants du code du travail.

Il précise que le transfert soit automatique ou volontaire, les effets du maintien des contrats sont identiques et estime être fondé à réclamer à la société Experis les créances salariales détenues à l'égard du cédant car elles lui sont opposables, à charge pour lui d'agir ensuite contre ce dernier. Il rappelle que le salarié n'est pas tenu de mettre en cause l'ancien employeur devant le juge.

La société Experis répond que les conditions de l'article L. 1224-2 ne sont pas réunies aux motifs que le transfert n'a pas été opéré de manière automatique, mais conventionnelle, supposant l'accord des employeurs successifs et du salarié, qu'il n'y a pas eu transfert d'une entité économique autonome ni conservation de l'identité, la cession de portefeuille de clients ne répondant pas à ces conditions.

Elle indique en outre avoir demandé au salarié son accord par lettre avenant qui faisait état de ses nouvelles conditions de travail et qu'il a signée.

Elle fait valoir que Monsieur [W] se fonde sur des faits antérieurs au transfert de son contrat de travail du 4 novembre 2010 et qui visent nommément Madame [R], son ancien employeur, or le cessionnaire n'a pas à supporter les conséquences des fautes délictuelles du cédant.

Conformément à l'article L. 1224-1 du code du travail, la société cessionnaire a l'obligation de poursuivre aux mêmes conditions les contrats de travail des salariés, en cas de transfert d'une entité économique autonome, soit d'un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité économique poursuivant un objectif propre, ayant conservé son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise.

En l'espèce, la société Experis, qui a acquis un portefeuille de clients de la société CE Consultants, a repris deux salariés, dont Monsieur [W], et les 21 missions que ce dernier gérait, les conditions du transfert légal sont donc remplies.

En outre, la cour observe qu'aucun choix n'a été laissé au salarié concernant le transfert de son contrat de travail, les employeurs successifs lui annonçant le transfert sans lui demander son accord. En effet, la lettre de l'entreprise CE que Tchekhov Consultants à Monsieur [W] en date du 4 novembre 2010 indique: « (') je vous informe que vous êtes transféré à compter de ce jour chez Manpower Professionnel chez qui vous continuerez à exercer les mêmes fonctions que celles occupées jusqu'à ce jour au sein de CE Consultants et ce, sans changement de rémunération ni statut du fait de ce projet. Votre ancienneté reste naturellement acquise. Pour ma part, je resterai engagée dans le développement de cette activité avec ce nouveau groupe pendant une durée estimée de 24 mois » et celle de Manpower Professionnel du 4 novembre mentionne : « (') votre contrat de travail est transféré à notre Société à compter de cette date dans le cadre de l'application des dispositions des articles L. 1224-1 et suivants du Code du travail (') ». .

Madame [R] a en outre continué à donner des ordres et à contrôler le travail de Monsieur [W] après le transfert de son contrat de travail, comme l'attestent la lettre du 14 décembre 2010 par laquelle elle indique souhaiter « être informée de tous les rendez-vous pris chez Manpower, dans le cadre des missions en cours ou à venir (...) » et le courriel du 17 mai 2011 par lequel elle demande: « [L] aurait-il oublié de m'envoyer le CV' ».

Ce faisant, le nouvel employeur est non seulement responsable des manquements qu'il a commis et de ceux de l'employeur cédant.

En conséquence, Monsieur [W] est fondé à réclamer à la société Experis le paiement des créances détenues à son encontre et à l'encontre de la société CE Consultants.

SUR LA CONVENTION DE FORFAIT JOURS ET LE TRAVAIL DISSIMULE

Selon Monsieur [W], les conditions de l'article L. 3121-40 du code du travail n'ont pas été respectées, aucune convention de forfait n'ayant été signée. Il indique qu'il n'y a pas consenti, qu'il n'a pas reçu d'informations sur les conséquences de cette modification des conditions de travail, et par conséquent, aucune garantie n'a été mise en place. Il allègue avoir continué à travailler au moins 39heures par semaine comme au sein de la société CE Consultants et comme stipulé sur son contrat de travail, d'autant qu'il continuait à travailler pour son ancien employeur.

En outre, il estime qu'il y a dissimulation intentionnelle d'emploi au regard de l'article L. 8221-5 du code du travail, l'employeur l'ayant soumis au forfait annuel en jours hors de toute convention.

Selon la société Experis, seules les heures supplémentaires correspondant à un travail effectif, supplémentaire et demandé par l'employeur doivent donner lieu à rémunération.

Elle indique en outre que la mention de « 217 jours » sur les bulletins de paie du salarié est une erreur matérielle non créatrice de droits et que l'horaire collectif applicable au sein de la société est de 37 heures par semaine, ce que Monsieur [W] a respecté.

Elle expose en outre qu'il n'y a pas de travail dissimulé, l'employeur n'ayant pas eu l'intention de se soustraire à la formalité obligatoire et la seule absence de mention des heures supplémentaires sur les bulletins de paie du salarié ne permettant pas de caractériser cette infraction.

Aucune convention de forfait n'a été signée et Monsieur [W] n'était pas soumis à un forfait jours de 217 jours, tel que mentionné sur ses bulletins de paie, mais aux 39 heures hebdomadaires, comme indiqué par l'employeur cédant par lettre du 2 janvier 2002, le contrat de travail de Monsieur [W] ayant été transféré à la société Experis sans qu'il n'y ait eu de modification des éléments essentiels du contrat, en particulier un assujettissement au forfait.

La société n'est donc pas fondée à soutenir que la durée du travail de Monsieur [W] fixé à 39 heures dans son contrat de travail aurait été unilatéralement réduite à 37 heures hebdomadaires moment du transfert du contrat de travail, l'horaire collectif applicable au sein de la société étant de 37 heures compensées par l'attribution RTT

Ce faisant, le salarié est fondé à demander des rappels de salaires sur la base de 39 heures de travail hebdomadaires. Sa rémunération mensuelle s'élevait à 3 948 euros bruts au regard de ses bulletins de paie.

La société sera ainsi condamnée à lui verser les sommes de 5 206 euros à titre de rappels d'heures supplémentaires et 520,60 euros pour les congés payés afférents.

Toutefois, le caractère intentionnel d'un travail dissimulé ne peut se déduire de la seule application d'une convention de forfait illicite. Dès lors et en l'absence d'éléments démontrant une telle intention, le salarié sera débouté de sa demande au titre du travail dissimulé.

SUR LE HARCELEMENT MORAL

Monsieur [W] expose avoir subi des agissements nocifs et répétés, notamment des ordres et contre-ordres, des critiques et reproches injustifiés, la non-prise en compte de ses alertes sur la dégradation de ses conditions de travail, le refus de communiquer via son conseil, l'absence de définition de ses conditions de travail, la privation de moyens de travail et des menaces récurrentes de licenciement. Il allègue que le harcèlement moral subi a des conséquences graves sur sa santé, établies par certificat médical et l'obligeant à prendre des médicaments.

La société Experis répond que les conditions cumulatives du harcèlement moral ne sont pas remplies en l'espèce. Elle expose que les faits invoqués par Monsieur [W] sont des faits anciens, comme le démontrent les attestations de ses collègues avant le transfert de son contrat de travail, et donc non contemporains à la demande de résiliation judiciaire.

Pour les contre-visites médicales, elle rappelle qu'il s'agit d'un droit et même d'un devoir de l'employeur d'en organiser et qu'elles s'expliquent par les différents arrêts de travail du salarié assortis d'un maintien de sa rémunération, dont l'employeur avait connaissance de la fin, mais sans savoir qu'ils avaient été renouvelés.

Elle fait valoir en outre que Monsieur [W] n'était pas resté sous la hiérarchie de son ancien employeur, Madame [O] [R], après le transfert de son contrat de travail, bien que les deux sociétés aient conservé des relations commerciales, et que sa supérieure hiérarchique au sein de la société Experis, Madame [R] [I] atteste des mesures mises en 'uvre à l'égard du salarié, telles qu'un accompagnement personnalisé via des formations internes, ayant en outre réadapté la charge de travail du salarié en fonction de ses demandes, pris le temps de l'accompagner et confié moins de missions pour lui laisser le temps de s'adapter.

Elle atteste que la réunion du 19 octobre 2011 avait pour seul but d'aider Monsieur [W] à exercer ses fonctions, sans évocation de licenciement, et que la réunion du comité de direction d'octobre 2011 ne portait que sur les difficultés économiques de la société, sans que soit évoqué des licenciements, ce que plusieurs autres participants confirment.

Elle indique en outre que les documents médicaux ne permettent pas de caractériser un harcèlement moral, se référant au seul vécu du salarié et à ses propres déclarations, et que ce dernier, considéré apte par les médecins jusqu'en janvier 2014 et dont l'étude de poste du 6 février 2014 n'a conclu à aucun aménagement spécifique nécessaire, n'a jamais évoqué une telle situation à l'encontre de son nouvel employeur avant son licenciement pour inaptitude sans donner des faits précis.

Elle verse aux débats des photos du bureau de Monsieur [W] pour démontrer que l'environnement de travail n'était pas stressant ainsi que des courriels qu'il a envoyé à ses collègues pour prouver leurs bonnes relations, ce dont plusieurs d'entre eux attestent.

En vertu de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Conformément aux dispositions de l'article L. 1154-1 du même code, il appartient au salarié d'établir des fait qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement et au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il juge utiles.

Si le harcèlement moral subi par Monsieur [W] a commencé dans la société CE Consultants, comme le démontrent les témoignages précis, concordants et circonstanciés de deux anciennes collègues, [C] [G] et [G] [Z], qui rapportent les propos dénigrants de Madame [O] [R] («  bras cassé »), ses pressions quotidiennes (« grand stress incessant et permanent », « acharnement quotidien », « l'ambiance de travail était toujours sous tension », « nous subissons quotidiennement des pressions »), un comportement irrespectueux répété (« hurlements », « tyrannie », « ordres et contre-ordres permanents », «(...) comportement méprisant de [O] [R] vis-à-vis de [L] [W]. Les réflexions, par petites touches au départ, deviennent rapidement incessantes », un dénigrement injustifié sur la qualité de son travail (« [O] [R] remettait en question de façon permanente les compétences professionnelles de [L] [W], « Madame [R] faisait refaire à [L] des profils de poste parfaitement rédigés, corrigeait des fautes inexistantes et/ou rajoutait une virgule dans une phrase même s'il n'y en avait pas besoin, « [O] [R] le poussait à bout continuellement. Elle réécrivait systématiquement les documents rédigés par [L] [W], prétextant qu'il ne savait pas écrire ([L] [W], qui a étudié quelques années, savait parfaitement rédiger »), les manquements aux droits du salarié (« lors des présentations de candidats à nos clients, [L] n'avait pas le droit de sortir de son bureau »), notamment au respect de sa vie privée (« elle (') voulait tout voir (courriers et emails professionnels et personnels adressés à [L]) »), il s'est poursuivi chez son nouvel employeur.

En effet, la lettre du 14 décembre 2010 de Madame [R] («(...) je souhaiterais être informée de tous les rendez-vous pris chez Manpower, dans le cadre des missions en cours ou à venir (...) ») et son courriel du 16 décembre 2010 (« Merci, désormais, de bien vouloir grouper vos demandes afin d'éviter la multiplication des mails confus et circonstanciés ») démontrent qu'elle continuait à suivre les dossiers de Monsieur [W], à lui donner des ordres (« Merci, désormais, de bien vouloir grouper vos demandes (...) ») et à en contrôler le travail, demandant à ce que le salarié soit mis en copie de ses courriels, malgré le transfert du contrat de travail.

Elle tenait en outre sur lui des propos dénigrants auprès de son nouvel employeur, comme le démontre le courriel du 18 mai 2011: « Si je comprends bien, quand [L] n'est pas informé des rendez-vous, il n'est pas content et quand on l'informe ça ne va pas non plus ».

Concernant les agissements de la société Experis, la cour relève qu'elle n'a pas mis à la disposition de Monsieur [W] des outils de travail nécessaires à l'accomplissement de celui-ci, en particulier les abonnements aux réseaux sociaux professionnels VIADEO et LINKEDIN pendant plus d'un an après le transfert de son contrat et contrairement à ses collègues, l'obligeant ainsi à utiliser celui d'une collègue et celui de sa supérieure hiérarchique. En outre, elle n'a pas suivi la demande du conseil de Monsieur [W] du 19 décembre 2013 conforme aux préconisations du médecin : « Le médecin de M. [W] estime d'ailleurs qu'il serait préférable pour sa santé que vos échanges avec mon client passent par mon intermédiaire ».

C'est en vain que l'employeur déclare: « (') vous affirmez dans votre lettre que vous êtes arrêté suite à un « effondrement dépressif » causé par une profonde « souffrance au travail », ce que nous découvrons », le salarié l'ayant alerté sur le stress et les pressions subies par lettres des 22 novembre et 14 décembre 2011 par les termes suivants: « Malgré la menace de licenciement et les fortes pressions destinées à me faire partir que je subis depuis le 19 octobre, j'ai continué à travailler et à faire mon possible pour remplir les deux missions résiduelles qu'il me reste ('). Cette situation est cependant peu à peu devenue insoutenable et les pressions au départ dont je fais l'objet ont augmenté mon stress au point d'affecter sérieusement ma santé. C'est pourquoi, comme vous le savez, je suis arrêté par mon médecin depuis le 28 octobre. Je vous demande de faire cesser cette situation qui devient dangereuse pour ma santé et de me permettre de reprendre sereinement le travail sur des missions diversifiées » et « Comme je vous l'indiquais dans mon précédent cour faute rier, j'ai bel et bien été poussé à bout par des pressions régulières au départ qui affectent profondément mon état de santé ».

Ces faits, non justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement, ont eu de graves conséquences sur la santé de Monsieur [W], attestées par des certificats médicaux établissant l'existence d'une dépression liée au travail, par la prescription d'anti-dépresseurs en novembre 2010 et en 2011, par son hospitalisation en 2012, par son invalidité de 2e catégorie reconnue à compter du 1e septembre 2013, par son inaptitude déclarée par la médecine du travail le 12 février 2014 et par son statut de travailleur handicapé avec un taux d'incapacité entre 50 et 79% octroyé le 15 juillet 2015 ainsi que par les attestations de Mesdames [G] et [Z].

En outre, un collègue de travail au sein d'Experis, Monsieur [F] [P], confirme qu'après le mois d'octobre 2011 la santé et l'état général de Monsieur [W] se sont considérablement dégradés et précise qu'il l'a vu « sombrer psychologiquement jusqu'à son départ en maladie ».

Il résulte de ces constatations que le salarié établit des faits qui, pris dans leur ensemble, laissent présumer l'existence d'un harcèlement moral ayant gravement altéré sa santé et étant à l'origine de son inaptitude professionnelle. Il convient de lui accorder des dommages-intérêts dont le montant est indiqué au dispositif.

SUR LA VIOLATION DE L'OBLIGATION DE SANTE ET DE SECURITE

Monsieur [W] expose qu'il a été mis en danger par l'assujettissement, sans son accord au forfait jours qui n'offre aucune garantie pour sa santé comme le respect des durées maximales de travail et les modalités de suivi régulier de la charge de travail.

Il indique en outre que malgré son alerte sur le milieu professionnel pathogène, lequel a été constaté par les médecins, l'employeur n'a pas pris des mesures pour améliorer ses conditions de travail, comme organiser un entretien pour aborder les problèmes soulevés et a, au contraire, porté atteinte à sa santé durant ses arrêts maladie qui ont duré plus de 31 mois.

La société Experis répond qu'elle a respecté son obligation de sécurité de résultat et de santé par l'acceptation de transfert conventionnel du contrat de c'est sûr que c'est par travail de Monsieur [W] et l'organisation d'une visite médicale d'aptitude le 27 juin 2011.

Aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur a l'obligation de protéger la santé physique et mentale de ses salariés, par la mise en 'uvre de mesures conformes aux dispositions de l'article L. 4121-2 du même code.

Il est tenu d'une obligation de sécurité de résultat et de santé, notamment en matière de harcèlement moral.

La cour relève que la convention de forfait jours illicite a privé Monsieur [W] de garanties pour sa santé et que malgré les alertes de ce dernier sur la dégradation de ses conditions de travail, aucune mesure n'a été prise pour résoudre les difficultés exposées et cette dégradation a eu de graves conséquences sur sa santé.

Ce faisant, l'employeur a manqué à son obligation de sécurité de résultat et de santé.

Il convient de condamner la société à lui payer une somme à titre de dommages-intérêts à ce titre dans le montant figure au dispositif.

SUR LA RESILIATION JUDICIAIRE DU CONTRAT DE TRAVAIL

Monsieur [W] sollicite la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison des manquements de son employeur à l'obligation de santé et sécurité de résultat, au non paiement des heures supplémentaires et travail dissimulé et du harcèlement moral subi, lesquels manquements sont graves et répétés et dont l'effet nocif sur sa santé a rendu impossible la poursuite du contrat de travail et justifient la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur.

La société Experis réplique que si le salarié sollicite la résiliation judiciaire, il supporte seul la charge de la preuve de l'imputabilité de la rupture du contrat de travail et que s'il subsiste un doute, il profite à l'employeur.

Elle fait valoir que l'application d'un forfait jours illicite n'est pas un acte suffisamment grave empêchant la poursuite du contrat et que Monsieur [W] invoque des actes anciens, non contemporains à la demande de résiliation.

Il résulte des dispositions des articles 1224 et 1228 du code civil qu'un contrat de travail peut être résilié aux torts de l'employeur en cas de manquement suffisamment grave à ses obligations contractuelles.

La demande de résiliation judiciaire doit être examinée prioritairement au bien-fondé du licenciement, si le salarié a demandé la résiliation en raison de faits reprochés à l'employeur puis a été licencié. Si la demande est accueillie, elle produit les effets d'un licenciement nul, et ce, à la date où le licenciement a été prononcé.

En l'espèce, la société Experis a manqué à son obligation de santé et de sécurité à l'égard de Monsieur [W], lequel a subi un harcèlement moral qui est imputable à l'employeur et qui a eu de graves conséquences sur sa santé.

Les manquements graves de l'employeur à ses obligations contractuelles empêchent la poursuite du contrat de travail de Monsieur [W].

Il y a donc lieu de prononcer la résiliation judiciaire aux torts de l'employeur, qui prend effet le 20 mai 2014, date du licenciement, et produit les effets d'un licenciement nul.

SUR LES CONSEQUENCES FINANCIERES DU LICENCIEMENT NUL

Sur l'indemnité compensatrice de préavis

Monsieur [W] expose qu'occupant le poste de consultant de statut cadre, il aurait dû bénéficier d'un préavis de trois mois, conformément à l'article 15 de la convention collective applicable.

La société Experis réplique qu'en application de l'article L1226-4 du code du travail l'indemnité n'est pas due, le salarié n'étant pas en mesure d'exécuter le préavis du fait de son inaptitude.

L'inaptitude de Monsieur [W] ayant pour origine sa maladie professionnelle, laquelle résulte du harcèlement moral subi, il a droit au préavis de trois mois.

Ce faisant, la cour allouera la somme de 11 844 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, outre 1 184,40 euros pour les congés payés afférents.

Sur le préjudice subi par Monsieur [W]

Monsieur [W] sollicite la somme de 94 752 euros pour le préjudice résultant des circonstances de la rupture, notamment son état de santé nécessitant un traitement médicamenteux et la baisse importante de rémunération, ne disposant que des indemnités versées par la Caisse régionale d'assurance maladie de 1 455,34 euros par mois.

Compte tenu des circonstances de la rupture, de l'ancienneté du salarié (21 ans), de son âge (52 ans), des conséquences du licenciement à son encontre, en particulier sur sa santé, et de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à son invalidité, tels qu'ils résultent des pièces et des explications fournies, la cour est en mesure d'allouer à Monsieur [W] des dommages-intérêts dont le montant est précisé au dispositif.

En outre, la cour ordonne la remise des bulletins de paie, une attestation pôle emploi et un certificat de travail conformes aux dispositions du présent arrêt, sans que le prononcé d'une astreinte apparaisse nécessaire.

SUR LES INDEMNITES JOURNALIERES DE SECURITE SOCIALE

Monsieur [W] expose que ni le salarié ni la caisse primaire d'assurance maladie n'est tenu d'informer l'employeur de la déclaration d'invalidité du salarié et qu'il ne peut pas donc lui reprocher de ne pas l'avoir informé de son état de santé.

Il indique que 5 157,90 euros ont été remboursés à la société Experis le 30 avril 2014, le reliquat correspondant à la prévoyance complémentaire conventionnelle versée à juste titre par l'employeur. Il estime au contraire que ce dernier lui doit 4 463,76 euros net à titre de rappel de salaire pour la période entre la mise en invalidité et la rupture du contrat de travail, le salarié ayant été inapte après le harcèlement moral, même s'il perçoit une pension d'invalidité.

La société Experis réplique qu'elle a relancé Monsieur [W] quatre fois pour obtenir remboursement, celui-ci ne l'ayant pas prévenu de la cessation de versement des indemnités journalières de sécurité sociale et n'a obtenu qu'un remboursement partiel.

Elle expose en outre que les indemnité journalières complémentaires de prévoyance doivent être versées par l'organisme assureur en charge, HUMANIS, et non l'employeur.

Monsieur [W] par lettre du 19 décembre 2013 a indiqué être disposé à restituer les sommes qui l'avaient perçues de l'employeur au titre de la subrogation en septembre, octobre et novembre 2013 tout en indiquant rester bénéficiaire de l'indemnité de prévoyance figurant sur ses bulletins de paye.

Toutefois, il résulte des pièces versées aux débats qu'il n'a pas remboursé intégralement la société Experis des sommes perçues à tort.

Il sera condamné à lui verser la somme de 3 281,56 euros.

La demande du salarié à titre de rappel de salaire pour la période entre la mise en invalidité et la rupture du contrat de travail sera rejetée.

La société Experis qui succombe dans la présente instance sera déboutée de sa demande au titre des frais exposés dans le cadre de cette procédure et condamnée aux entiers dépens.

L'équité commande d'allouer à Monsieur [W] une indemnité de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Infirme le jugement déféré,

Statuant à nouveau,

Prononce la résiliation judiciaire du contrat de travail de Monsieur [W] avec effet au 20 mai 2014, celle-ci produisant les effets d'un licenciement nul.

Condamne la société Experis à verser à Monsieur [W] les sommes suivantes :

- 5 206 euros à titre de rappels d'heures supplémentaires, outre 520, 60 euros au titre des congés payés afférents

- 5000 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral

- 5000 euros à titre de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de santé et de sécurité

- 11 844 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 1 184,40 euros au titre des congés payés afférents

- 3 026,80 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement

- 94 752 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul

- 2000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile

Condamne Monsieur [W] à rembourser à la société Experis la somme de 3 281,56 euros pour les sommes avancées à titre d'indemnités journalières de sécurité sociale.

Rappelle que les créances salariales portent intérêts au taux légal à compter de la réception par la défenderesse de sa convocation devant le conseil de prud'hommes tandis que les créances indemnitaires portent intérêts au taux légal à compter de la décision en fixant tout à la fois le principe et le montant.

Ordonne la capitalisation des intérêts judiciaires dans les conditions posées par l'article 1343'2 du Code civil,

Ordonne remise des bulletins de paie, une attestation pôle emploi et un certificat de travail conformes aux dispositions du présent arrêt.

Déboute les parties du surplus de leurs prétentions.

Condamne la société Experis Executive France aux entiers dépens.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 10
Numéro d'arrêt : 16/08508
Date de la décision : 09/01/2019

Références :

Cour d'appel de Paris L1, arrêt n°16/08508 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2019-01-09;16.08508 ?
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