RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 9
ARRÊT DU 30 Mars 2016
(n° , 6 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S 13/06041
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 29 mai 2013 par le conseil de prud'hommes de BOBIGNY - section encadrement - RG n° F 12/00689
APPELANTE
EURL PHARMACIE [W]
[Adresse 2]
[Adresse 3]
N° SIRET : 510 735 897 00017
représentée par Me Gabriel KENGNE, avocat au barreau de ROUEN
INTIMEE
Madame [P] [M]
[Adresse 1]
[Adresse 3]
née le [Date naissance 1] 1956 à [Localité 2]
comparante en personne, assistée de Me François THOMAS, avocat au barreau de SEINE-SAINT-DENIS, 186
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 11 janvier 2016, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Christine LETHIEC, conseiller, chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Catherine SOMMÉ, président
Monsieur Benoît HOLLEAUX, conseiller
Madame Christine LETHIEC, conseiller
Greffier : Madame Marion AUGER, lors des débats
ARRET :
- contradictoire
- prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Madame Catherine SOMMÉ, président et par Madame Marion AUGER, greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Mme [P] [M] a été engagée par Mme [D], dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 11 décembre 1989, pour y exercer les fonctions de pharmacienne adjointe, coefficient 500, statut cadre. Ce contrat s'est poursuivi avec l'EURL Pharmacie [W], représentée par son gérant, M. [Q] [W]. La salariée percevait, en dernier lieu, une rémunération mensuelle de 3 573.10 €.
L'entreprise, qui employait, au jour de la rupture,moins de onze salariés, est assujettie à la convention collective de la pharmacie d'officine.
Par lettre recommandée du 6 décembre 2011, la Pharmacie [W] a convoqué Mme [P] [M], à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 20 décembre 2011. Un licenciement pour faute grave a été notifié à l'intéressée par courrier recommandé du 28 décembre 2011, rédigé en ces termes :
'-Suite au changement d'horaires de la pharmacie intervenu fin août 2011, vous refusez d'exécuter vos horaires de travail tous les jeudis matin de 9 heures 30 minutes à l2 heures 30 minutes. Vous étiez donc absente sans aucun justificatif les 6 octobre 2011, 13 octobre 2011, 20 octobre 2011, 1er décembre 2011, 8 décembre 2011, 15 décembre 2011 et 22 décembre 2011 de 9 heures 30 minutes à12 heures trente minutes.
Le lundi 5 décembre 2011, en fin d'après-midi entre 17 heures et 18 heures vous avez eu une altercation avec votre collègue de service et vous avez bagarré dans le local de vente de la pharmacie, en face des clients, de sorte que j'ai dû faire appel à une personne de l'auto-école école voisine qui a dû intervenir avec moi et repartir avec votre collègue pour vous calmer'.
Par courrier adressé le 3 janvier 2012 à son employeur, la salariée a contesté le motif du licenciement.
Estimant ne pas être remplie de ses droits, Mme [P] [M] a saisi, le 20 février 2012, le conseil de prud'hommes de Bobigny, lequel, par jugement rendu le 29 mai 2013, a dit que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse, et a condamné la Pharmacie [W] à verser à la salariée les sommes suivantes :
' 10 719.48 € au titre de l'indemnité compensatrice de préavis
' 1 071.94 € au titre des congés payés afférents
' 21 438.98 € au titre de l'indemnité conventionnelle de licenciement
' 15 000 € à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive
' 1 500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Le 21 juin 2013, la Pharmacie [W] a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions visées par le greffe le 11 janvier 2016 et soutenues oralement, la Pharmacie [W] demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris, de dire que le licenciement de Mme [P] [M] est fondé sur une faute grave et de la débouter de ses demandes en indemnités de rupture abusive. L'appelante forme une demande de 3 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions visées par le greffe le 11 janvier 2016 et soutenues oralement, Mme [P] [M] sollicite la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a jugé que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse et a condamné l'employeur au paiement des sommes précitées. Elle forme une demande reconventionnelle de 2 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffier, reprises et complétées oralement lors de l'audience des débats.
SUR QUOI LA COUR
Sur la rupture du contrat de travail
L'article L 1235-1 du code du travail dispose qu'en cas de litige, le juge, à qui il appartient d'apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si un doute persiste, il profite au salarié.
Il résulte des articles L.1234-1 et L.1234-9 du code du travail que, lorsque le licenciement est motivé par une faute grave, le salarié n'a droit ni à un préavis ni à une indemnité de licenciement.
La faute grave est celle qui résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise et l'employeur qui invoque la faute grave pour licencier doit en rapporter la preuve.
En application de l'article L.1232-6 du code du travail, la lettre de licenciement doit comporter l'énoncé de faits précis et matériellement vérifiables, à défaut de quoi le licenciement doit être jugé sans cause réelle et sérieuse.
Il convient d'analyser les griefs reprochés à Mme [P] [M] qui sont exposés dans la lettre de licenciement notifiée le 28 décembre 2011, qui fixe les limites du litige et lie les parties et le juge.
En l'espèce, l'employeur reproche à la salariée des absences injustifiées et un refus d'accepter une partie des nouveaux horaires et d'avoir eu une vive altercation avec une autre collègue, ayant dégénéré en une rixe devant les clients de la pharmacie.
1. Sur les absences injustifiées et le refus d'accepter une partie des nouveaux horaires
La Pharmacie [W] reproche à Mme [P] [M] de ne pas l'avoir informée de son refus de se soumettre aux nouveaux horaires, notifiés, en mains propres, le 13 septembre 2011 et de ne s'être jamais présentée le jeudi matin pour prendre ses fonctions.
Mme [P] [M] affirme n'avoir commis aucune faute en refusant d'accepter les nouveaux horaires dès lors que l'employeur qui s'est placé sur le terrain de la modification du contrat de travail, en envisageant de changer les conditions d'emploi, ne peut lui imposer cette modification, sans avoir, au préalable, recueilli son accord. La salariée précise qu'il appartenait à la Pharmacie [W] soit de renoncer à son projet, soit d'engager une procédure de licenciement.
Le contrat de travail, signé des parties, le 11 décembre 1989 fixe les horaires de travail de la salariée selon les modalités suivantes :
- Lundi : 14h30 ' 19h30
- Mardi : 14h30 ' 19h30
- Mercredi : 9h-12h30 / 14h30 ' 19h30
- Jeudi : 14h30 ' 19h30
- Vendredi : 10h30 -12h30 / 14h30 ' 19h30
- Samedi : 9h-12h30 / 14h30 ' 19h30
Ce contrat stipule en outre : «L'horaire pourra être modifié par l'employeur suivant les nécessités de la bonne marche de l'officine et sans que ce changement puisse en aucun cas être considéré comme une rupture du contrat de travail».
Toutefois, à défaut de déterminer la variation possible de l'horaire et les cas dans lesquels cette variation peut intervenir, la clause qui prévoit la modification des horaires de travail par l'employeur est inopposable à la salariée.
Il est constant que la modification des horaires de travail ne constitue pas une modification du contrat de travail mais un simple changement des conditions de travail relevant du pouvoir de direction de l'employeur, sauf atteinte excessive aux droits du salarié, au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos.
En l'espèce, les horaires de travail qui figurent dans le contrat de travail initial ont été modifiés par un avenant au contrat signé des parties le 12 octobre 2009 et ils sont une des conditions de l'engagement des parties. En faisant signer cet avenant, la pharmacie [W] qui s'est placée sur le terrain de la modification du contrat de travail, ne peut plus se prévaloir de son pouvoir de direction pour imposer à la salariée, sans son accord, une nouvelle modification des horaires, dont le travail le jeudi matin, à compter du 13 septembre 2011, sans faire signer à l'intéressée un autre avenant.
Dans ces conditions, il ne peut être reproché à Mme [P] [M] des absences injustifiées le jeudi matin dès lors que la salariée n'a signé aucun avenant à son contrat de travail.
Le grief portant sur les absences injustifiées et le refus d'accepter une partie des nouveaux horaires n'est pas établi.
2. Sur l'altercation
La Pharmacie [W] reproche à Mme [P] [M] d'avoir eu, le 5 décembre 2011, une altercation avec une autre salariée de l'officine, Mme [B] [A], qui a dégénéré en une rixe devant les clients et nécessité l'intervention du gérant de la pharmacie, de la femme de ménage et de la secrétaire de l'auto-école voisine pour séparer les intéressées.
L'employeur précise qu'eu égard à la violence des faits, Mme [B] [A] a porté plainte le même jour au commissariat de police et que, lui-même, s'est vu contraint de diligenter une procédure de licenciement pour faute grave envers les deux salariées mises en cause.
Mme [P] [M] conteste la gravité des faits qui lui sont reprochés.
Elle fait valoir qu'en sa qualité de pharmacienne diplômée, elle est intervenue auprès de Mme [B] [A], aide-préparatrice, qui refusait de changer la prescription d'un client souhaitant un médicament sous la forme alternative d'un comprimé.
Elle précise qu'elle a été victime de la violence de sa collègue et qu'elle a été contrainte de se défendre.
Dans sa plainte pénale déposée le 5 décembre 2011 auprès du commissariat d'[Localité 1], Mme [B] [A] déclare :
«Ce jour à 17h30, ma collègue, Mme [P] [M] ' m'a poussée, mon patron s'est interposé, elle m'a dit : «je vais te ramener mes filles et mon fils te frapper». Elle m'a griffé le visage et le cou à deux reprises. J'ai vu la griffure, je lui ai donné une légère gifle. Elle m'avait donné un ordre que je n'ai pas exécuté , elle n'a pas apprécié mon attitude '. A 19h53, j'ai reçu un appel de ma copine Laya ... elle m'a dit que le fils d'[P] lui a dit: «' Je m'appelle [R], je suis le fils d'[P], dis à ta copine que si elle vient travailler demain, je la frappe ...'».
Dans son attestation, Mme [X] [Z], femme de ménage, indique :
« J'étais dans un des rayons de la pharmacie en train de ranger. A ce moment là, j'ai entendu la pharmacienne et la préparatrice étant en désaccord concernant un médicament. Elles se sont calmées.
Plus tard, j'ai entendu la préparatrice qui racontait l'altercation qu'elle avait eu avec la pharmacienne à M. [W], le gérant et la préparatrice. Elle était toujours en désaccord avec la préparatrice et la pharmacienne a tenu des propos rabaissants envers elle. La préparatrice lui a dit qu'elle n'avait pas à lui parler de cette manière devant les clients. Les choses se sont dégradées et elles se sont bagarrées devant les clients. Quand je suis allée aider M. [W] pour les séparer, j'ai vu la préparatrice avec le visage griffé.
A cet instant, la secrétaire de l'auto-école ( qui se trouve à côté de la pharmacie ) est venu pour les séparer et également faire sortir la préparatrice».
Ces circonstances sont confirmées par celles de Mme [F] [C] qui déclare dans son attestation datée du 11 juillet 2013 :
«' Je suis secrétaire de l'auto-école située près de la pharmacie. Le 5 décembre 2011, en fin d'après midi, j'ai été alerté par des clients de la pharmacie au sujet d'une altercation opposant Mme [P] ( la pharmacienne) et Mme [A] [B], les deux employées de M. [W]. Quand je suis arrivée, j'ai du passer de l'autre côté du comptoir face aux clients présents. J'ai tenté de les séparer, M. [W] était entre les deux, il n'arrivait pas à les arrêter. [P] tenait fermement Mme [A] et ne voulait pas la lâcher et me repoussait également. Les clients ont assisté à cette scène violente . J'ai réussi à prendre Mme [A] et à la faire sortir de l'établissement.
Elle était marquée au visage du fait de l'altercation ».
Ces déclarations sont également corroborées par l'attestation d'un client, M. [I] [Y] qui indique :
«' C'était en décembre 2011 au début du mois, j'étais venu acheter des médicaments à la pharmacie vers la fin de l'après-midi. J'attendais mon tour dans la file d'attente quand soudain j'ai vu une dame de couleur se battre avec une jeune employée. Je vu le patron partir les séparer. Une autre fille est venu de l'extérieur pour faire sortir la jeune employée. Comme nous n'étions pas servis à cause de la bagarre, j'ai perdu patience avec d'autres clients et nous sommes partis».
En l'état des explications et des pièces fournies, il est manifeste que, le 5 décembre 2011, une altercation a opposé Mme [P] [M] et Mme [B] [A], qui a dégénéré en une rixe devant les clients de la pharmacie.
Le fait que la Mme [B] [A] exerce les fonctions d'aide-préparatrice n'est pas un élément de nature à minimiser le comportement violent de Mme [P] [M], pharmacienne diplômée. De même la salariée ne peut justifier la violence de son attitude en se prévalant du refus de sa collègue de modifier une prescription. En outre il est constant que la rixe, à laquelle la salariée a participé activement, a perturbé le fonctionnement de la pharmacie et amené certains clients à quitter les lieux.
Les griefs reprochés à Mme [P] [M] sont donc établis. Ils constituent une cause réelle et sérieuse de licenciement, mais, s'agissant d'un acte isolé, ils ne sont pas de nature à caractériser, au regard de l'ancienneté de plus de vingt années de la salariée dans l'entreprise et de l'absence de tout antécédent disciplinaire, une faute grave rendant impossible son maintien dans l'entreprise.
Le jugement déféré qui a dit que le licenciement de Mme [P] [M] était dépourvu de cause réelle et sérieuse sera infirmé à ce titre.
Sur les conséquences de la rupture du contrat de travail
Mme [P] [M], dont le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse, ne peut prétendre à des dommages et intérêts pour rupture abusive.
Le jugement qui lui a alloué 15 000 € à ce titre sera infirmé.
La salariée est en revanche bien fondée à se voir allouer une indemnité compensatrice de préavis de 10 719.48 €, outre les congés payés afférents à hauteur de 1 071.94 € et une indemnité conventionnelle de 21 438.98 €, ces montants n'étant pas contestés dans leur quantum par l'appelante. Le jugement déféré sera confirmé à ce titre.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
La Pharmacie [W] qui succombe, partiellement, supportera la charge des dépens d'appel, en versant à l'intimée une indemnité complémentaire de 1 000 € au titre des frais irrépétibles exposés, en vertu de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
INFIRME partiellement le jugement déféré en ce qu'il a dit que le licenciement de Mme [P] [M] était dépourvu de cause réelle et sérieuse et alloué à la salariée la somme de 15 000 € à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive ;
Statuant à nouveau,
DIT que le licenciement de Mme [P] [M] repose sur une cause réelle et sérieuse;
CONFIRME le jugement en ses autres dispositions;
Y ajoutant,
CONDAMNE l'EURL Pharmacie [W] à verser à Mme [P] [M] une indemnité de 1 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile;
CONDAMNE l'EURL Pharmacie [W] aux dépens d'appel.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT