COUR D'APPEL DE PARIS Pôle 6 - Chambre 12
ARRÊT DU 18 Février 2016
Numéro d'inscription au répertoire général : S 12/08845
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 22 Mai 2012 par le tribunal des affaires de sécurité sociale de MELUN RG no 10-00310
APPELANTE SAS CORNING 7 Bis Avenue de Valvins 77290 SAMOIS SUR SEINE représentée par Me Benoît CHAROT, avocat au barreau de PARIS, toque : J097 substitué par Me Olivier RIVOAL, avocat au barreau de PARIS, toque : J097
INTIMES Monsieur André X... ... 77140 ST PIERRE LES NEMOURS représenté par Me Camille LASOUDRIS, avocat au barreau de PARIS, toque : C995
CPAM 77- SEINE ET MARNE Rue des Meuniers Rubelles 77951 MAINCY CEDEX représentée par Mme LANGLOIS en vertu d'un pouvoir général
FIVA TOUR Galliéni II 36 av du Général de Gaulle 93175 BAGNOLET CEDEX défaillante
Monsieur le Ministre chargé de la sécurité sociale 14, avenue Duquesne 75350 PARIS CEDEX 07 avisé-non comparant
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 26 novembre 2015, en audience publique, devant la Cour composée de :
Mme Bernadette VAN RUYMBEKE, Président Madame Marie-Ange SENTUCQ, Conseiller Mme Marie-Odile FABRE DEVILLERS, Conseiller qui en ont délibéré
Greffier : Madame Laïla NOUBEL, lors des débats
ARRÊT :- réputé contradictoire-rendu par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile.- signé par Madame Bernadette VAN RUYMBEKE, Président et par Madame Céline BRUN, Greffier, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS-PROCÉDURE-PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Les faits de la cause ont été exactement exposés dans la décision déférée à laquelle il est fait expressément référence à cet égard ;
M. X..., salarié ayant travaillé en qualité d'ouvrier-verrier, puis conducteur de four, au sein de la société Sovirel, aux droits de laquelle vient la société Corning, du 10 septembre 1959 au 1er septembre 2005, a déclaré une maladie professionnelle le 9 avril 2010 à laquelle était joint un certificat médical initial du 2 avril 2010 pour un " cancer broncho-pulmonaire " ; que la caisse primaire d'assurance maladie a pris en charge cette maladie le 6 juillet 2010 au titre du tableau 30 Bis ; que monsieur X... a été déclaré consolidé le 2 avril 2010 et s'est vu reconnaître un taux d'IPP de 70 % ; il a ensuite introduit une demande en reconnaissance de la faute inexcusable à l'encontre de son employeur.
Par jugement du 22 mai 2012, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun a :- déclaré opposable à la société Corning l'affection dont était atteint Monsieur André X...,- dit que la société Corning a commis une faute inexcusable dans la maladie dont ce dernier était atteint,- ordonné la majoration de la rente allouée à ce dernier,- dit que la caisse devra payer les sommes suivantes au titre des préjudices de monsieur X... :- souffrance physique : 40. 000 euros-souffrances morales : 40. 000 euros-préjudice d'agrément : 40. 000 euros-préjudice esthétique : 15. 000 euros-dit que la caisse dispose d'un recours à l'encontre de la société pour les sommes qu'elle aura avancées.
La SAS Corning, par l'intermédiaire de son conseil qui a déposé des écritures développées à la barre, fait plaider que la maladie n'était pas caractérisée de sorte que la décision de prise en charge doit lui être déclarée inopposable, qu'elle n'a commis aucune faute inexcusable, qu'en tout état de cause, les demandes de M. X... au titre de ses préjudices, devront soit être rejetées s'agissant du préjudice d'agrément, soit ramenées de plus justes proportions s'agissant des autres chefs de préjudice ; que du fait de l'inopposabilité, la caisse ne pourra récupérer les sommes qu'elle aura versées.
M. X..., par l'intermédiaire de son conseil qui a déposé des écritures développées à la barre conclut à confirmation du jugement pour les motifs entrepris, y additant une réclamation de 2. 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ; soulignant qu'il a été régulièrement exposé à l'inhalation de poussières d'amiante dans une activité qu'il a exercée sans bénéficier de moyens de protection, il fait valoir que la faute inexcusable est avérée.
La caisse primaire d'assurance maladie, par l'intermédiaire de son représentant qui a déposé des écritures développées oralement, conclut à la confirmation du jugement à l'exception du préjudice d'agrément dont elle demande le rejet de l'indemnisation.
Vu les dispositions de l'article 455 du code de procédure civile et les conclusions des parties régulièrement communiquées, oralement soutenues et visées par le greffe à l'audience du 26 novembre 2015, conclusions auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé de leurs demandes, moyens et arguments.
SUR QUOI LA COUR
-sur la prise en charge de la maladie professionnelle
Considérant qu'il résulte de l'article L461-1 du code de la sécurité sociale qu'est présumée d'origine professionnelle, toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau ;
Qu'est désigné au tableau 30 Bis des maladies professionnelles " le cancer broncho-pulmonaire primitif " ;
Considérant que la maladie déclarée par M. X... a été prise en charge au titre du tableau 30 bis au titre d'un cancer broncho pulmonaire primitif ;
Que le certificat médical initial, joint à la déclaration de la maladie professionnelle, est ainsi rédigé : " le 23 octobre 2009, découverte au cours de la surveillance d'un patient exposé fortement à l'amiante de 1959 à 2003 d'un nodule apical qui sera étiqueté néoplasique et l'analyse no39369 montre un nombre de corps asbestosique = 9221/ g ; opéré : surveillance demande de reconnaissance de la pathologie au titre de la législation professionnelle " ;
Et considérant que ce certificat médical initial ne visant pas expressément le cancer broncho-pulmonaire primitif, la caisse ne démontre pas que le " nodule apical étiqueté néoplasique " diagnostiqué le 2 avril 2010 constituerait un tel cancer ;
Que l'attestation qu'elle produit de son médecin conseil est inopérante ; que celui ci en effet, analysant les termes scientifiques du certificat médical initial, confirme la nature cancéreuse de la maladie sans toutefois évoquer le cancer broncho pulmonaire primitif du tableau 30bis mais rattache précisément la maladie, ainsi définie, au " tableau 30 " relatif aux maladies liées à l'inhalation des poussières d'amiante et non au tableau 30 Bis ;
Qu'il en résulte que la décision de la caisse de prendre en charge cette maladie professionnelle spécifiquement au titre du tableau 30 Bis, est inopposable à société Corning ;
- sur la faute inexcusable
Considérant qu'en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers lui d'une obligation de sécurité de résultat en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise ; que le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable au sens de l'article L 452-1 du code de la sécurité sociale lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver ;
Considérant en l'espèce, qu'il est établi que M. X... a été exposé aux risques d'inhalation de poussières d'amiante pendant près de 46 années d'activité professionnelle exercée successivement, en qualité de verrier puis de conducteur de four au sein de la société St Gobain devenue Sovirel puis Corning, spécialisée dans la fabrication de verres ; qu'il résulte, en effet, de l'enquête administrative de la caisse primaire d'assurance maladie ainsi que des attestations versées, que M. X... a été au contact de l'amiante lorsqu'il fabriquait des tubes de verre, des ampoules, qu'il plaçait ensuite sur des chariots recouverts de plaques d'amiante, lorsqu'il introduisait ensuite ces pièces dans le four à l'aide de gants d'amiante qui se délitaient, lorsqu'il manipulait les bandes d'amiante constituant le rideau à travers lequel passaient les pièces brûlantes, lorsqu'il évacuait à l'aide d'une pelle les résidus d'amiante, lorsqu'il balayait enfin le local à l'aide de soufflette et de balayette ; qu'il effectuait ce travail dans une ambiance chargée de poussières d'amiante, sans bénéficier de protection individuelle ou collective telles que masque de protection ou système de ventilation ;
Que la société Corning ne saurait se méprendre sur les conditions dans lesquelles travaillait M. X... puisqu'elle a elle même émis, le 25 avril 2003, une " attestation d'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante " dans laquelle elle reconnaissait que le salarié avait été exposé de 1959 à 1996 aux poussières d'amiante en listant toutes les phases de l'exposition : " gants en amiante, amiante sur les pinces, panneaux isolants en amiante, joints des portes en amiante.. ", au sein de " l'usine C " " où était utilisé le plus d'amiante " et " où les dosages en matériaux fibreux étaient positifs " sans que n'ait été mis à sa disposition d'" équipements de protection individuelle ou collective " ;
Que la société Corning, enfin, ne peut utilement soutenir ne pas avoir eu conscience du danger encouru par ses salariés exposés directement et en permanence à l'amiante avant que le décret du 22 mai 1996, ne range les travaux nécessitant le port habituel de vêtements contenant de l'amiante, la conduite des fours ou les travaux d'usinage et de découpe de matériaux contenant de l'amiante parmi les activités susceptibles de provoquer les maladies engendrées par les poussières d'amiante ;
Considérant en effet, qu'en sa qualité de spécialiste mondial des verres spéciaux requérant une cuisson à haute température, la société était donc nécessairement au courant des risques pour la santé de ses salariés que représentait l'utilisation de l'amiante comme matière isolante eu égard aux nombreuses publications et travaux publiés dès 1906 sur les décès consécutifs à l'inhalation de poussières d'amiante, dont les dangers étaient reconnus notamment par l'inscription en 1950 au tableau 30 des maladies professionnelles suivie d'autres travaux précisément listés par le tribunal des affaires de la sécurité sociale et auquel il convie de se référer ;
Que M. X... fait remarquer à juste titre que, dès la fin du XIXème siècle, le danger auquel étaient exposés les salariés à cause de l'inhalation des poussières industrielles était connu et que les entreprises devaient veiller à leur protection ; que si cette réglementation n'est pas spécifique à l'amiante, elle est de nature à faire prendre conscience à tous les industriels de la nocivité des poussières dégagées par leurs activités ;
Considérant qu'ainsi, la société Corning avait nécessairement conscience du danger auquel elle exposait le salarié en raison de l'utilisation industrielle de l'amiante à tous les stades de la production ;
Considérant qu'il lui appartenait donc de prendre les mesures nécessaires pour éliminer ou limiter le risque d'inhalation de poussières ce qu'elle n'a pas fait, n'ayant en outre jamais informé les salariés sur les dangers inhérents à l'inhalation à la poussière d'amiante ;
Considérant qu'ainsi, en ne mettant pas en oeuvre des dispositifs de protection efficaces et adaptés pour préserver les salariés, en tardant à supprimer l'utilisation de l'amiante dans son processus industriel et en n'informant pas le personnel du danger encouru dont il devait nécessairement avoir conscience, la société Corning a commis une faute inexcusable à l'origine de la maladie professionnelle du salarié ;
Que le jugement, pris pour de justes motifs adoptés, sera ainsi confirmé ;
- sur les conséquences financières de la faute inexcusable
Considérant qu'en application de l'article L 452-2 du code de la sécurité sociale, le tribunal des affaires de la sécurité sociale a, à raison, ordonné la majoration de la rente allouée à M. X... à son taux maximum ;
Considérant qu'indépendamment de l'incapacité permanente dont il reste atteint, M. X... âgé de 65 ans au moment de sa maladie a subi un préjudice en raison des souffrances physiques et morales endurées au cours de sa maladie ainsi qu'un préjudice esthétique ; que par l'indemnisation de la douleur sont réparées non seulement les souffrances physiques mais aussi les souffrances morales endurées par la victime par suite de l'atteinte à son intégrité physique de sorte qu'il a lieu d'allouer une somme globale au titre de ce préjudice qui sera fixé à 50. 000 euros ;
Considérant que le préjudice esthétique, justement apprécié, sera confirmé dans la somme fixée ;
Considérant, en revanche, que l'indemnisation d'un préjudice d'agrément suppose que soit rapportée la preuve de l'impossibilité pour la victime de pratiquer une activité spécifique sportive ou de loisir antérieure à la maladie ;
Que force est de constater que monsieur X... ne rapporte pas cette preuve, le seul permis de chasse qu'il produit, daté de 1976, ne suffit pas, dès lors qu'il n'est pas accompagné d'autres documents justifiant qu'il s'adonnait régulièrement à ce loisir antérieurement à sa maladie ;
Que M. X... sera donc débouté de cette demande ;
Considérant que inopposabilité à l'égard de la société Corning de la prise en charge de la maladie professionnelle de M. X..., la caisse ne pourra récupérer auprès de l'employeur les sommes versées en réparation des préjudices causés par la faute inexcusable ;
Considérant qu'en considération de la situation respective des parties, il y a lieu de condamner la société Corning à verser à M. X... la somme de 1. 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS :
Infirme le jugement :- en ce qu'il a déclaré opposable à la société Corning la prise en charge de la maladie professionnelle de M. X...,- alloué à M. X... une somme au titre du préjudice d'agrément,- dit que la caisse primaire d'assurance maladie dispose d'une action récursoire à l'encontre de l'employeur pour les sommes qu'elle aura avancées au titre de la faute inexcusable,
Le réforme dans les montants alloués au titre des préjudices physiques et moral,
Statuant à nouveau sur ces points :
Déclare inopposable à la société Corning la décision de la caisse de prendre en charge de la maladie professionnelle de M. X... ;
Dit qu'en conséquence, la caisse ne pourra récupérer auprès de l'employeur les sommes dont elle doit faire l'avance en application de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale ;
Déboute monsieur X... de sa demande au titre du préjudice d'agrément,
Fixe son préjudice au titre des souffrances endurées regroupant les souffrances morales et physiques à 50. 000 euros,
Confirme le jugement pour le surplus,
Condamne la société Corning à verser la somme de 1. 500 euros à M. X... en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Dit n'y avoir lieu à application du droit d'appel prévu par l'article R 144-10, alinéa 2, du code de la sécurité sociale.
Le Greffier, Le Président,