Grosses délivréesRÉPUBLIQUE FRANÇAISE
aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 11
ARRET DU 30 OCTOBRE 2015
(n° , pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : 13/05738
Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Février 2013 -Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° 2011047157
APPELANTE
SNC AGC AIV, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 1]
Représentée par Me Yann LE DOUARIN de la SELARL GAFTARNIK - LE DOUARIN & Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : L0118
Représentée par Me Tanguy BOELL de la SELARL GAFTARNIK - LE DOUARIN & Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : L0118
INTIMEE
SA EDF - ELECTRICITE DE FRANCE, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Me Alain FISSELIER de la SCP AFG, avocat au barreau de PARIS, toque : L0044
Représentée par Me Nicolas DE LA TASTE, avocat au barreau de NANTES substitué par Me Roxane LE HEN, avocat au barreau de NANTES
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 786 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 01 Juillet 2015, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposé, devant Madame Marie-Annick PRIGENT, Conseillère, chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Paul André RICHARD, Conseiller Hors Classe, faisant fonction de Président
Marie-Annick PRIGENT, Conseillère
Mme Irène LUC, Conseiller, désignée par Ordonnance du Premier Président pour compléter la Cour
Greffier, lors des débats : Mme Patricia DARDAS
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Monsieur Paul-André RICHARD, Conseiller Hors Classe, faisant fonction de Président , Président, et par Madame Patricia DARDAS, greffière à laquelle la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.
La société AGC AIV, filiale du groupe AGC, a pour activité la fabrication, la découpe, le négoce et l'installation de tous produits verriers.
La société SMSL a pour objet la réalisation de tous travaux de serrurerie, de charpentes métalliques et de menuiserie en aluminium.
La société EDF exerce son activité notamment dans la production d'électricité, sous la forme d'une société anonyme dont le capital est détenu à hauteur de 84% par l'État.
Par décret n° 2007-534 du 10 avril 2007, la société EDF a été autorisée à construire un réacteur nucléaire de nouvelle génération (type EPR) à [Localité 3] dans la Manche.
Dans le cadre du chantier de l'EPR [Localité 3] 3, la société EDF a attribué un marché de superstructures à différentes sociétés constituées en un groupement momentané d'entreprises solidaires (ci-après le «'GMES'») ayant pour mandataire la société Eiffage Construction.
Le lot «charpentes métalliques et bardages» de ce marché a été confié à la société SMSL qui a commandé différents types de vitrages à la société AGC AIV.
La société AGC AIV a fabriqué et livré ces vitrages dans les locaux de la société SMSL ou directement sur le chantier de l'EPR [Localité 3] 3.
Par jugement du 1er juin 2010, le tribunal de commerce de Coutances a placé la société SMSL en redressement judiciaire et a désigné Maître [J] en qualité de représentant des créanciers.
La société AGC AIV a déclaré à la procédure collective plusieurs créances d'un montant total de 136.960,35 € par le biais de plusieurs bordereaux dont l'un au titre du chantier de l'EPR [Localité 3] 3. Au titre de ce dernier bordereau, la société AGC AIV a fait valoir une créance de 48.004,59 €.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 9 juin 2010, la société AGC AIV a, par la voie de son conseil, enjoint à la société EDF de bloquer entre ses mains toutes les sommes restant dues à la société SMSL au titre de son marché de travaux.
Par acte d'huissier du 11 juin 2010, la société AGC AIV a adressé une opposition à paiement à la société EDF.
Par jugement du 14 septembre 2010, le tribunal de commerce de Coutances a converti la procédure de redressement judiciaire de la société SMSL en liquidation judiciaire.
Par acte du 9 juin 2011, la société AGC AIV a assigné la société EDF devant le tribunal de commerce de Paris en paiement de la somme principale de 48.004,59 € sur le fondement de l'article L.3253-22 du code du travail.
Par jugement du 1er février 2013, le tribunal de commerce de Paris a débouté la société AGC AIV de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société EDF la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société AGC AIV a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions signifiées le 19 juin 2013, la société AGC AIV demande d'infirmer en totalité le jugement déféré et condamner la société EDF à payer :
- la somme de 48.004,59 € en principal, majorée des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 9 juin 2010, avec capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil,
- la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions signifiées le 19 mai 2015, la société EDF demande de confirmer en sa totalité le jugement déféré, de'débouter la société AGC AIV de l'intégralité de ses demandes et de condamner la société AGC AIV à lui payer la somme de 5.000 € au titre des frais irrépétibles.
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et de leurs moyens respectifs.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La société AGC AIV sollicite la condamnation de la société EDF à lui verser directement la somme de 48.004,59 € due par la société SMSL au titre des vitrages qui lui ont été livrés par la société AGC AIV en exécution du contrat conclu avec la société SMSL.
La société AGC AIV fonde ses prétentions sur l'application d'un privilège énoncé par les dispositions du décret de 26 Pluviôse An II codifiées par l'article L.3253- 22 du code du travail aux termes duquel «'les sommes dues aux entrepreneurs de travaux publics ne peuvent être frappées de saisie-arrêt ni d'opposition au préjudice soit des salariés, soit des fournisseurs créanciers à raison de fournitures de matériaux de toute nature servant à la construction des ouvrages'».
Sur la qualification d'entrepreneur de travaux publics
Il est constant que la livraison des matériaux à la société SMSL et dont le paiement est réclamé a permis à cette dernière d'exécuter les prestations qui lui ont été commandées par la société EDF aux termes du marché de construction de la centrale nucléaire de [Localité 3] conclu avec le GMES.
Cette disposition permet à l'entrepreneur de travaux publics d'obtenir un paiement direct entre les mains du maître de l'ouvrage lorsque les matériaux qui ont été livrés à un entrepreneur intermédiaire défaillant, seule partie au contrat conclu avec le maître de l'ouvrage, ont eu pour objet la réalisation d'un travail public au profit de ce dernier.
L'article L.3253-22 du code du travail énonce que le bénéficiaire du privilège doit pour s'en prévaloir, avoir la qualité d'entrepreneurs de travaux publics. Cette qualification ne peut néanmoins être exclue au seul motif que la société AGC AIV ne serait pas partie au marché de construction de l'EPR, dès lors que l'article L.3253-22 du code du travail retient la qualification d'entrepreneur de travaux publics sans préciser qu'il soit constructeur ou fournisseur et exiger qu'il soit partie au contrat conclu avec le maître de l'ouvrage contre lequel il agit.
Les fournisseurs de matériaux livrés ayant servi directement à la réalisation du chantier peuvent donc se prévaloir du privilège de pluviôse.
Il s'en suit que le débat, comme les parties en conviennent, porte sur la qualification de travail public.
Sur la nature de travaux publics
La société AGC AIV considère avoir la qualité d'entrepreneur de travaux publics. Elle soutient que les matériaux fournis par la société AGC AIV ont la nature de travaux publics dans la mesure où ils ont pour objet de réaliser un ouvrage public et sont réalisés pour le compte d'une personne publique ou encore dès lorsqu'ils sont exécutés dans le cadre d'un marché public de travaux.
Elle considère que le fait que la société EDF ne soit plus une personne publique ne suffit pas à écarter la qualification de travaux publics pour la construction de l'EPR [Localité 3] 3 dans la mesure où cette notion de personne publique engloberait celle des personnes privées placées sous la direction et le contrôle d'une personne publique, ce qui serait le cas de la société EDF - dont la majorité du capital est détenue par l'État;
La société EDF soutient au contraire que les travaux entrepris n'ont pas la nature de travaux publics. Elle allègue que sont des travaux publics les travaux qui ne sont qu'immobiliers, réalisés soit pour le compte d'une personne publique, dans un but d'intérêt général soit pour le compte d'une personne privée, le cas échéant, lorsqu'ils sont réalisés par une personne publique agissant dans le cadre d'une mission de service public.
La société EDF considère qu'elle n'est pas une personne publique au regard du décret n° 2004-1224 du 17 novembre 2004 portant statut de la société anonyme EDF, sans que la circonstance par laquelle l'État en détient la majorité du capital social ne suffise à emporter sa qualification de personne publique, comme l'ont décidé les premiers juges, et que si les travaux réalisés par la société AGC AIV ont pour objet éventuellement la réalisation d'une mission de service public, ils ne sont pas réalisés par une personne publique. Elle soutient enfin que ni l'existence d'un ouvrage public, ni l'existence d'un marché public de travaux n'emportent à elles seules la qualification de travail public.
Il est constant que, lorsqu'ils sont réalisés par une personne morale de droit privé, constituent seuls des travaux publics, des travaux immobiliers répondant à une fin d'intérêt général et réalisés pour le compte d'une personne publique, étant précisé qu'il n'est nullement démontré par la société AGC AIV que l'existence d'un marché public de travaux, dont l'existence n'est pas plus démontrée, a pour effet de conférer aux travaux réalisés la nature d'un travail public.
Par conséquent, si les matériaux ont pour objet de permettre la réalisation d'un ouvrage public, cette circonstance démontrant l'existence d'une fin d'intérêt général ne suffit pas à elle seule à donner au travail réalisé la nature d'un travail public dès lors qu'il est nécessaire en outre que ces travaux fassent intervenir une personne publique soit au titre de la réalisation des travaux soit en tant que bénéficiaire de ceux-ci.
Sur ce, doivent être qualifiés d'ouvrage public les biens immeubles résultant d'un aménagement qui sont directement affectés à un service public, y compris s'ils appartiennent à une personne privée chargée de l'exécution de ce service public. À cet égard, la centrale nucléaire édifiée au profit de la société EDF a directement pour objet de permettre l'exécution du service public de la fourniture de l'électricité. Il s'en suit que la centrale nucléaire de [Localité 3] doit être qualifiée d'ouvrage public.
Concernant la qualification de personne publique intervenant dans le cadre de la réalisation de l'ouvrage public, il n'est pas contesté que la société AGC AIV est une société en nom collectif constituant une personne morale de droit privé. La société EDF répond également à une telle qualification dès lors qu'elle est devenue par l'effet du décret n° 2004-1224 du 17 novembre 2004, une société anonyme. Néanmoins, dans la mesure où l'État est son actionnaire majoritaire et ce à hauteur de 84%, elle constitue une entreprise contrôlée par une personne morale de droit public. Aussi, eu égard d'une part, aux prérogatives qui lui sont attachées en sa qualité d'actionnaire majoritaire et plus particulièrement des 6 sièges que l'Etat détient au sein des différents conseils d'administration de la société EDF d'après son extrait Kbis et dans la mesure où, d'autre part, la construction de la centrale nucléaire a été autorisée par l'État par le décret n° 2007-534 du 10 avril 2007 et constituait au regard de la loi n° 2005-781 du 13 juillet 2005 de programme fixant les orientations de la politique énergétique, la concrétisation du 3ème axe de la politique énergétique française dans le cadre de ce qu'elle qualifie de stratégie énergétique nationale, l'État doit être regardé comme dirigeant et contrôlant les travaux entrepris pour la construction de la centrale nucléaire de sorte que si cette dernière est la propriété de la société EDF, personne morale de droit privé, elle a bien été, in fine, édifiée pour le compte de l'État.
D'où il suit que contrairement à ce qu'ont décidé les premiers juges, les travaux réalisés au profit de la société EDF détenue en majorité par l'État ont bien été effectués pour le compte d'une personne publique en vue de la réalisation d'un ouvrage public et correspondent par conséquent à un travail public conférant à la société AGC AIV la nature d'un entrepreneur de travaux publics au sens de l'article L.3253-22 du code du travail lui permettant de bénéficier du privilège institué par ces textes dans le cadre du recouvrement de sa créance.
Le jugement sera par conséquent infirmé en sa totalité.
La société AGC AIV justifie avoir par courrier recommandé du 21 juin 2010 avec avis de réception déclaré au titre du chantier de l'EPR [Localité 3] 3, sa créance d'un montant de 48.004,59 € au passif du redressement judiciaire de la société SMSL en invoquant le caractère privilégié de celle-ci qui a été admise à ce titre par ordonnance du 17 mai 2011 du juge-commissaire ; l'AGC AIV a, par acte d'huissier en date du 11 juin 2010, fait opposition à paiement de la somme de 48.004,59 € entre les mains d'EDF afin qu'elle bloque tout paiement au profit de la société SMSL.
EDF sera condamnée à payer à AGC AIV la somme de 48.004,59 € sur le fondement des dispositions de l'article L.3253-22 du code du travail.
Dès lors que le bordereau d'envoi de la lettre recommandée de mise en demeure datée du 9 juin 2010 démontre qu'elle a été réceptionnée le 14 juin 2010 par la société EDF, les intérêts qui seront prononcés ne courront qu'à compter du 14 juin 2010.
Les intérêts seront capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil AGC AIV, ayant formé cette demande dans l'acte d'assignation en date du 9 juin 2010.
Il y a lieu de condamner la société EDF à verser à la société AGC AIV la somme de 8000€ en application de l'article 700 du code de procédure civile ;l'intimée sera déboutée de sa demande ce chef ;
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement prononcé par le tribunal de commerce de Paris, le 1er février 2013,
Statuant à nouveau'et y ajoutant,
Dit que la société AGC AIV est bien fondée à se prévaloir du privilège institué par l'article
L.3253-22 du code du travail pour le recouvrement de sa créance de 48.004,59 € auprès de la société EDF,
Condamne la société EDF à verser à la société AGC AIV la somme de 48.004,59 €, majorée des intérêts au taux légal à compter du 14 juin 2010, avec capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil,
Condamne la société EDF à verser à la société AGC AIV la somme de 8.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette toute autre demande,
Condamne la société EDF aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le Greffier, Pour le Président empêché,