RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 3
ARRÊT DU 14 Janvier 2014
(n° , 6 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S 12/02184
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 10 Février 2012 par le Conseil de prud'hommes - Formation de départage de PARIS RG n° 09/14509
APPELANTES
SA SLOTA
[Adresse 2]
[Localité 2]
SARL VANYC
[Adresse 2]
[Localité 2]
SARL MICPOL
[Adresse 2]
[Localité 2]
SARL KITAX
[Adresse 2]
[Localité 2]
représentées par Me Eric SEGOND, avocat au barreau de PARIS, toque : P0172
INTIME
Monsieur [F] [V]
[Adresse 1]
[Localité 1]
représenté par Me Alain JANCOU, avocat au barreau de PARIS, toque : C1006
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 18 Novembre 2013, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Monsieur Guy POILÂNE, Conseiller faisant fonction de Président, chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Guy POILÂNE, Conseiller faisant fonction de Président
Madame Christine ROSTAND, Présidente Pôle 6-9
Madame Caroline PARANT, Conseillère
Greffier : Madame Claire CHESNEAU, lors des débats
ARRET :
- contradictoire
- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile.
- signé par Monsieur Guy POILÂNE, Conseiller faisant fonction de Président et par Madame Claire CHESNEAU, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES :
[F] [V] a conclu plusieurs contrats de location de ' véhicules équipés taxis' auprès des sociétés appelantes, à compter du 1er mars 2004.
Depuis août 2009, il est atteint d'une lésion oculaire le rendant inapte à la conduite automobile.
Il est en arrêt de travail à partir du 5 août 2009, régulièrement renouvelé jusqu'au 27 septembre 2009.
En raison de cette incapacité, [F] [V] explique qu'il a été contraint de résilier le contrat de location à la date du 6 août 2009, pour mettre fin au paiement des loyers.
Le 9 novembre 2009, il saisit la juridiction prud'homale d'une demande initiale de requalification du contrat de location en contrat de travail et d'une indemnité de requalification , outre le paiement d'un salaire depuis le 6 août 2009.
Par jugement contradictoire et de départage du 10 février 2012, le conseil de prud'hommes de Paris a :
- requalifié la relation ayant lié les parties en contrat de travail et, en conséquence, rejeté l'exception d'incompétence,
- avant-dire droit sur la demande dite de perte de revenus, en réalité de rappel de salaire, recevable pour la période postérieure au 10 novembre 2004, ordonne une expertise et commet pour y procéder M. [S] [Q], [Adresse 3], avec mission de :
* se faire remettre toutes pièces utiles, entendre les parties,
* établir, pour la période du 10 novembre 2004 au 6 août 2009, quel a été le revenu professionnel net de M. [V] , en distinguant les recettes encaissées , les sommes acquittées au titre des cotisations salariales et patronales et les déductions fiscales admises par l'administration au titre des cotisations et des frais et charges professionnels,
* établir, pour la période du 10 novembre 2004 au 6 août 2009, quel aurait été le salaire perçu chaque mois pendant la même période en application de la réglementation du salaire des chauffeurs de taxi,
* fournir à la juridiction tous éléments permettant d'effectuer les comptes entre les parties et apprécier le montant des sommes dues au titre de la rupture abusive du contrat de travail,
* répondre aux dires des parties,
- dit que l'expert fera connaître aux parties lors de la première réunion le montant prévisible de sa rémunération,
- désigné M. [X] , juge départiteur, pour suivre les opérations d'expertise ou, en cas d'empêchement tout autre juge départiteur,
- ordonné à l'une quelconque parmi les sociétés défenderesses de verser à l'ordre du directeur du greffe du conseil de prud'hommes de Paris la somme de 4 000 € à valoir sur la rémunération de l'expert dans le mois de la notification du présent jugement ; dit qu'à défaut de paiement dans ce délai la désignation de l'expert sera caduque et que l'instance se poursuivra,
- dit que l'expert devra déposer son rapport dans les quatre mois de l'acceptation de sa mission,
- dit que les sociétés défenderesses ont rompu à tort le contrat de travail,
- condamné in solidum les sociétés SLOTA VANYC, MICPOL et KITAX à payer à [F] [V] une provision de 5 000 € à valoir sur l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- ordonné la réouverture des débats à l'audience du 14 novembre 2012 à 9 heures,
- ordonné l'exécution provisoire,
- sursis a statué sur les autres demandes.
Appel de cette décision a été interjeté par les sociétés SLOTA SA, VANYC SARL, MICPOL SARL, KITAX SARL, suivant une lettre recommandée expédiée le 27 février 2012.
Par des conclusions visées le 18 novembre 2013 puis soutenues oralement lors de l'audience, les sociétés SLOTA, VANYC, MICPOL et KITAX demandent à la cour de constater l'absence de contrat de travail et/ou de relation assimilable ; en conséquence, d'infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions, de débouter [F] [V] de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions.
Subsidiairement, de constater que [F] [V] ne peut prétendre à aucun rappel de salaire, de même que l'absence de justification des demandes au titre de 'qualification erronée' ; en conséquence et, en toute hypothèse, en débouter l'intimé ; dire et juger que l'intimé n'a fait l'objet d'aucun licenciement ou mesure assimilable et le débouter en conséquence de ses demandes formées à titre de préavis, d'indemnité de licenciement, d'indemnité pour inobservation de la procédure de licenciement, ainsi qu'à titre de 'préjudice résultant du licenciement' ; rejeter en tout état de cause la demande de désignation d'expert, outre l'octroi à chacune des sociétés appelantes une indemnité de 600 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par des conclusions visées le 18 novembre 2013 puis soutenues oralement lors de l'audience, [F] [V] demande à la cour de débouter les appelantes de leur appel, de confirmer la requalification en un unique contrat de travail et de condamner solidairement les appelantes à lui payer les sommes suivantes :
* 12 852 € perte de revenus du fait de la qualification erronée,
* 6 000 € préjudice résultant de cette qualification erronée,
* 4 002 € préavis ( deux mois de salaire théorique ),
* 400 € congés-payés afférents,
* 1 080 € indemnité légale de licenciement,
* 2 001 € non respect de la procédure,
* 12 006 € préjudices résultant du licenciement,
* 2 000 € article 700 du code de procédure civile, ainsi que la remise du certificat de travail, des bulletins de salaire conformes sous astreinte de 100 € par jour de retard.
Subsidiairement, il est demandé de confirmer la désignation de M. [Q] aux frais des défenderesses aux fins de déterminer la perte de revenus subi par lui du fait de la qualification impropre de son contrat, de dire que la mission de l'expert sera la suivante :
* déterminer ce qu'a été son revenu net dans le cadre du contrat de location au vu de ses déclarations discales telles qu'elles ont été admises par l'administration fiscale,
* déterminer ce qu'aurait été son revenu net dans le cadre d'un contrat de travail régi par la réglementation des taxis,
* lui allouer, à titre provisionnel pour ce chef de préjudice, une somme de 10 000 €.
MOTIFS DE LA DECISION :
Il convient, avant tout développement sur le fond , d'examiner la question relative à l'existence d'un contrat de travail entre les sociétés appelantes et [F] [V].
Il est constant que les parties ont conclu des contrats de location de véhicules ' équipés taxis' destinés à lui permettre d'exercer sa profession. En sa qualité de locataire, il s'est acquitté d'une redevance mensuelle à laquelle s'ajoutait des charges sociales. La cour relève que ces charges sociales correspondent à la part 'ouvrière' des cotisations sociales sur la base de 70% du plafond de la Sécurité sociale. Cette réglementation spécifique qui ne fait pas de l'intimé un salarié résulte de l'application d'un arrêté du Ministre du travail du 4 octobre 1976 qui précise qu'elle est applicable sans préjudice du statut de 'travailleur indépendant' attaché à l'activité de [F] [V]. Les sociétés soulignent que les conditions de ces contrats ont été acceptées sans réserves et n'ont donné lieu à aucune contestation lors de la remise des attestations de versement des cotisations sociales ainsi stipulées.
En raison de son état de santé et de l'impossibilité de conduire qui en résultait, [F] [V] a légitimement cessé son activité et demandé la résiliation du contrat de location, dans le cadre civil classique de l'exception tirée de l'impossibilité d'accomplissement de ce même contrat de la part du locataire.
Pour répondre sur la question centrale de l'existence d'un contrat de travail en l'occurrence, qui conditionne la compétence de la juridiction sociale, il est nécessaire d'examiner concrètement comment s'est déroulée la relation contractuelle découlant du contrat de location d'un véhicule à usage de taxi. La cour constate, à ce stade, que ce contrat de location est spécialement régi par les règlements qui encadrent la profession de chauffeur de taxis , soit une ordonnance préfectorale du 8 avril 1980 (article 7) et un arrêté ministériel du 4 octobre 1976.
Il est constant que dans ce cadre contractuel, la redevance et les charges sociales réglementaires acquittées, le professionnel encaisse sa recette qui lui demeure intégralement acquise et constitue son chiffre d'affaires soumis à la fiscalité applicable à son activité indépendante. Si l'on raisonne en terme d'exclusion, il est certain que si le chauffeur était salarié, il répondrait scrupuleusement du chiffre d'affaires réalisé et serait soumis aux contrôles afférents pour que soit fixée sa rémunération, ce qui n'est absolument pas le cas ici.
La totale liberté dans l'exercice professionnel qui résulte pour le locataire de ce régime contractuel est renforcée par le fait que le véhicule équipé est remis au chauffeur sans restriction de son usage même privé. Dès lors, [F] [V] avait toute latitude quant à la manière d'exercer sa profession et la maîtrise des résultats économiques qui pouvaient en résulter.
Force est de constater que [F] [V] ne verse aux débats aucun élément permettant de vérifier que des instructions, des ordres, voire les sanctions qui s'y attacheraient auraient été, à quelque moment que ce soit, mis en oeuvre par les sociétés appelantes à son égard. Il ne peut être, sur ce point, extrapolé au sujet de la simple application des dispositions contractuelles consensuellement acceptées par les parties et prétendre que la résiliation intervenue à l'initiative du locataire résulterait de la pression du loueur sur l'utilisateur professionnel alors que la cause en est l'état de santé de [F] [V] et qu'en tant que travailleur indépendant, il pouvait s'il le souhaitait, s'assurer pour une telle hypothèse. Il convient de préciser que les dispositions civiles ( article 1713 du code civil notamment ) ont, à l'évidence, vocation à s'appliquer dans ce contrat de location de véhicules équipés puisqu'il s'agit tout simplement d'un contrat de louage de choses autour duquel le droit positif a fait naître de multiples obligations réciproques qui s'imposent au cocontractants et peuvent s'appliquer ici aux véhicules à destination de taxis loués par des professionnels à cette fin. Ainsi, [F] [V] se trouvait lié, notamment, par des obligations d'entretien du véhicule, de jouissance personnelle de la chose louée en bon père de famille, de paiement des loyers au terme convenu, d' usage conforme du véhicule à peine de résiliation ou encore de réponse des dégradations, pertes et incendies sauf cause exonératoire. L'application des dispositions du contrat liant les parties constituent ici un corpus de nature civile, celles-ci n'étant révélatrices d'aucune situation de subordination entre les parties.
Malgré l'analyse générale qui vient d'être faite pour montrer le caractère civil des stipulations du contrat de location contesté et l'absence de lien de subordination au sens du droit du travail, le premier juge a considéré cependant que certaines clauses du contrat de location devait être considérées comme 'léonines'- il s'agit encore d'une notion tirée du droit civil- la justification de l'existence d'un lien de subordination, notion propre au droit du travail. Il est rappelé à ce sujet que la subordination de laquelle naît un contrat de travail, n'est pas une notion potentielle ou hypothétique résultant d'une stipulation contractuelle mais doit être ancrée dans la réalité même de la relation supposée de travail et appréciée par le juge concrètement au vu des circonstances spécifiques de cette relation.
Les sociétés intimées ont également, à bon droit, mis en évidence les stipulations contractuelles dont a usé, à son bénéfice, [F] [V] telle la faculté de résiliation rapide de certains des contrats souscrits en raison de la brièveté du préavis qui , dans une telle hypothèse, lui a été favorable et n'a pas été mis en oeuvre par le loueur. De même en ce qui concerne la notion de dépendance économique qui aurait résulté de stipulations contractuelles léonines sur l'évolution des tarifs de location dont on peut vérifier qu'elle a été inférieure à celle de l'indice INSEE.
La cour relève qu'en première instance, [F] [V] insiste sur le fait que sa réelle dépendance est celle de l'administration chargée de veiller à l'application des divers règlements qui organisent son activité et celle des autres chauffeurs sur [Localité 3] ( bureau des taxis, commission de discipline), ce qui contribue de sa part à mettre à néant la notion de lien de subordination découlant du droit du travail.
Le premier juge, se référant aux 'conditions générales' du contrat de location (pièce n°8) en fait l'analyse pour caractériser un lien de subordination à travers le 'déséquilibre' qu'elles manifesteraient entre les parties. La cour estime que c'est à tort que l'article 3 de ces conditions générales a été considéré comme léonin en ce qu'il s'agit d'une clause qui laisse au loueur la possibilité d'apprécier le comportement du locataire en cas de sinistre dont le coût dépasse la valeur vénale du véhicule pour en effectuer le remplacement ou résilier le contrat. Il s'agit d'une stipulation négociable puisqu'elle prévoit que le loueur 'pourra' ; elle n'est donc pas léonine mais surtout elle est le fruit de la liberté de contracter, l'objet en étant la location d'un véhicule et non le statut du locataire. Jamais [F] [V] n'a été concerné par cette clause.
La question de la restriction par les sociétés loueuses de la mise à disposition du véhicule loué pour un usage également privé ( article 4 conditions générales ) ne peut , en aucun cas, être considérée comme une entrave au libre choix des périodes de vacances par le locataire et n'est en aucune manière la preuve d'un lien de subordination, le chauffeur demeurant maître de ses horaires ainsi que de ses périodes de vacances , sans interférence de la location du véhicule.
Le jugement déféré critique aussi une clause prévoyant le versement d'un forfait par le locataire pour les cas de vol, dégradation volontaire ou non du véhicule, d'accident où la responsabilité du locataire est engagée. Le premier juge voit en cela la disposition pour le loueur d'un pouvoir de 'sanction' sur le locataire. Force est de constate que l'intimé ne donne aucun exemple de l'application de cette clause à la relation contractuelle, la cour estimant par ailleurs que cette clause ne peut accréditer la réalité d'un lien de subordination.
Le premier juge voit aussi dans un article 7 c) des conditions générales, une 'directive' donnée au locataire par le loueur en ce qu'il s'agit de préconiser un système de réparation des véhicules dans les ateliers du loueur, sans bourse délier pour le locataire, alors que des réparations effectuées dans un autre cadre resteraient à la charge de ce dernier. Il s'agit d'un type de stipulation classique des contrats de louage de chose qui constitue plutôt un bénéfice pour le locataire et une incitation à l'entretien 'contractuellement organisé' du véhicule, la personne de [F] [V] étant, par ailleurs, libre de ses actes pour ce qui est de l'exercice de sa profession. Il en va de même du moyen, retenu en première instance, selon lequel le montant de la redevance était tel qu'il remettait en cause la liberté de [F] [V] quant à l'organisation de son travail ; ce moyen ne saurait prospérer car il est dépourvu de tout support objectif puisqu'il n'est pas demandé de comptes au locataire sur l'origine des fonds destinés à payer la redevance , sinon une exigence évidente de licéité, la notion de subordination en droit du travail ne s'analysant pas, a priori, en une privation de liberté mais en une obligation de respecter le pouvoir de direction de l'employeur et la discipline légitimement exigée au sein de l'entreprise de préférence dans le cadre d'un règlement intérieur, ce qui n'est pas en cause dans le rapport contractuel de droit civil loueur-locataire qui avait pris place ici.
A titre complémentaire, il convient de rappeler que nonobstant le présent contentieux prud'homal, l'appelant a vécu, jusqu'à la cessation du contrat de location litigieux, sous un statut social et fiscal de travailleur indépendant avec toutes les incidences fiscales (déduction des charges, récupération de la T.V.A., détaxe de carburant et usage privatif de la chose louée) et sociales (cotisations calculées sur la base de l'arrêté du 4 octobre 1976 et en application des dispositions de l'article L.311-3 du code de la sécurité sociale), le contrat de location ne faisant que rappeler la loi applicable sur ces plans. Les observations qui précèdent sont de nature à remettre en question l'existence même - sans parler du fondement juridique précédemment tranché - d'une perte de revenus sous le régime contractuel civil ici confirmé en comparaison d'un contrat de travail sollicité.
Il résulte de ce qui précède que c'est à tort que le premier juge a procédé à la requalification des contrats de location conclus entre les sociétés appelantes et [F] [V] en un contrat de travail, le jugement déféré devant être infirmé sur ce point comme en toutes ses autres dispositions qui auraient pu découler de cette requalification dont l'intimé sera purement et simplement débouté.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Infirme la décision entreprise en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau,
Dit que les parties n'ont pas été liées par un contrat de travail et, en conséquence,
Déboute [F] [V] de l'ensemble de ses demandes,
Ajoutant,
Vu l'article 700 du code de procédure civile,
Dit n'y avoir lieu à son application,
Laisse les dépens de la procédure à la charge de [F] [V].
LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT FF