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27/03/2013 | FRANCE | N°11/06821

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 6, 27 mars 2013, 11/06821


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 6



ARRÊT DU 27 Mars 2013

(n° 5 , 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : S 11/06821-MPDL



Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 01 Décembre 2010 par Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS section industrie RG n° 08/15038





APPELANTE

SA VALEO

[Adresse 2]

[Localité 1]

représentée par Me Chantal BONNARD, avocat au barrea

u de PARIS, toque : U0006







INTIMÉ

Monsieur [V] [E]

[Adresse 1]

[Localité 2]

représenté par Me Cécile LABRUNIE, avocat au barreau de PARIS, toque : C1286







COMPOSITION...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 6

ARRÊT DU 27 Mars 2013

(n° 5 , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : S 11/06821-MPDL

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 01 Décembre 2010 par Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS section industrie RG n° 08/15038

APPELANTE

SA VALEO

[Adresse 2]

[Localité 1]

représentée par Me Chantal BONNARD, avocat au barreau de PARIS, toque : U0006

INTIMÉ

Monsieur [V] [E]

[Adresse 1]

[Localité 2]

représenté par Me Cécile LABRUNIE, avocat au barreau de PARIS, toque : C1286

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 20 Février 2013, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Marie-Pierre DE LIÈGE, Présidente, chargée d'instruire l'affaire.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Marie-Pierre DE LIÈGE, Présidente

Madame Claudine ROYER, Conseillère

Madame Isabelle CHESNOT, Conseillère

Greffier : Mme Evelyne MUDRY, lors des débats

ARRET :

- CONTRADICTOIRE

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Marie-Pierre DE LIÈGE, Présidente et par Madame Evelyne MUDRY, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Les faits et la procédure

M [V] [E] a été engagé le 21 JUIN 1971 en qualité de technicien d'études, suivant contrat à durée indéterminée, par la SA VALEO, affecté sur le site de [Localité 4].

Il a quitté l'entreprise le 30 novembre 2000.

Il dit avoir été exposé durant toute sa carrière à l'inhalation de fibres chrysolite.

Compte tenu de son exposition à l'amiante et au risque de déclenchement d'une maladie conséquente à cette exposition, il a souhaité, comme un certain nombre de ses collègues, démissionner en vertu des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 instituant un dispositif de cessation anticipée d'activité dès 50 ans pour les travailleurs de l'amiante, ainsi qu'une allocation spécifique égale à 65 % du dernier salaire: l'ACAATA (allocation de cessation anticipée d'activité pour les travailleurs de l'amiante).

Estimant avoir subi tout à la fois un préjudice économique du fait du différentiel entre son ancien salaire et l'allocation perçue après son départ et ce, jusqu'à l'âge légal de la retraite,ou à titre subsidiaire un préjudice d'incidence professionnelle, ainsi qu'un préjudice d'anxiété, il a saisi le conseil de prud'hommes de Paris le 3 décembre 2008.

Par décision du 1er décembre 2010, ce conseil de prud'hommes, section industrie chambre 4, a :

-débouté le salarié de sa demande de dommages et intérêts pour préjudice économique ;

-limité à 15 000 euros les dommages et intérêts pour préjudice d'incidence professionnelle; -accordé 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral au titre de l'anxiété;

-condamné l'employeur à verser au salarié 1000 euros pour frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile.

La SA VALEO a régulièrement formé le présent appel contre cette décision.

Soutenant que les conditions de la responsabilité contractuelle de la SA VALEO ne sont pas réunies et que le salarié n'établit nullement les préjudices allégués, l'employeur demande à la cour de :

-débouter le salarié de ses demandes relatives au préjudice d'anxiété et à l'incidence professionnelle

-de confirmer le jugement du conseil de prud'hommes de Paris du 1er décembre 2010 en ce qu'il a rejeté la demande du salarié tendant à la réparation d'un préjudice de perte de revenus.

En tout état de cause,

-de débouter le salarié de l'intégralité de ses demandes fins et conclusions et de le condamner à payer à la SA VALEO une somme de 1000 euros pour frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile.

M [V] [E] a formé appel incident. Soutenant avoir été en permanence, exposé à l'amiante et arguant de ce que l'employeur était tenu , en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, à une « obligation de sécurité de résultat », alléguant une perte d'espérance de vie liée à cette exposition à l'amiante et, en outre, un préjudice spécifique d'anxiété, le salarié demande à la cour de:

- confirmer le jugement du conseil de prud'hommes en ce que la SA VALEO a été condamnée à lui payer une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété, et 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour incidence professionnelle et 1000 euros pour frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner aussi son ancien employeur à lui payer 15 000 euros en réparation du bouleversement dans ses conditions d'existence.

Il demande également la condamnation de son ancien employeur à lui verser une indemnité de 1000 euros en application de l'article 700 du CPC pour les frais exposés devant la cour, ainsi qu'aux dépens.

Les motifs de la Cour

Vu le jugement du conseil de prud'hommes, les pièces régulièrement communiquées et les conclusions des parties, soutenues oralement à l'audience, auxquels il convient de se référer pour plus ample information sur les faits, les positions et prétentions des parties.

Sur l'activité du site de [Localité 4] et la question de l'exposition à l'amiante

La société, précédemment appelée Ferodo, puis devenue en 1981 SA VALEO, créée en 1923 à [Localité 4], a tout d'abord été spécialisée dans la fabrication de garnitures de freins et d'embrayages alors composés de fibres d'amiante. Si la fabrication a été transférée en 1968 à [Localité 3], l'établissement de [Localité 4] a conservé, notamment, des activités de fabrication de prototypes de garnitures et d'embrayages, toujours avec des fibres d'amiante, de tests avec la mise en place de plusieurs bancs d'essai, de recherche et de développement.

Selon le salarié, ces activités impliquaient, un traitement essentiellement manuel, les opérateurs manipulant alors les différents produits, dont l'amiante, utilisée de manière constante, jusqu'à l'année 1991 selon l'employeur.

La SA VALEO disposait d'un département juridique et d'un service de médecine du travail qui devaient lui permettre une information « à jour ».

D'autre part, il est constant que dès 1956, divers courriers étaient adressés à FERODO, par des industriels britanniques, mettant en garde à plusieurs reprises leurs interlocuteurs français sur les précautions à prendre pour éviter tout risque en cas de fuite de poussière d'amiante. Dès cette époque, et les connaissances étant de plus en plus précises sur les risques de l'amiante et les précautions à prendre, l'entreprise, qui était pourtant particulièrement avertie sur les dangers de l'amiante et avait accès aux connaissances scientifiques les plus avancées, a connu sur l'ensemble de la période concernée, un certain nombre d'actions revendicatives du personnel, inquiet à ce sujet.

L' arrêté du 29 mars 1999, puis celui du 1er août 2001, pris en application de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 inscrivaient l'établissement de [Localité 4] sur la liste des établissements dans lesquels existait un risque lié à l'exposition à l'amiante, ce texte ouvrant droit, pour les salariés de ces établissements à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA).

Il est constant que le salarié intimé dans la présente procédure a travaillé sur le site de [Localité 4] pendant de nombreuses années.

Il est par ailleurs évident, que ses fonctions le conduisaient à se déplacer dans les différents services et ateliers de l'établissement.

Selon les salariés

Selon le témoignage très détaillé et régulier en la forme de M. [T] [M], (pièce 27 du salarié) qui a travaillé de 1971 à 2000 sur le site de [Localité 4] les activités du site de [Localité 4] étaient organisées en plusieurs branches : « matériaux de friction», embrayages, essais freins, études avancées, élaboration de matériaux bâtiments, autant d'activité impliquant l'utilisation et donc une exposition à l'amiante. . Le salarié explique également que les personnels du service maintenance intervenaient dans l'ensemble des secteurs et sur l'ensemble des installations mais que l'ensemble des autres personnels étaient également en contact avec l'amiante, « les fenêtres de nombreux bureaux ouvrant au-dessus des locaux dont la poussière était rejetée par les extracteurs de toiture, des distributeurs de boissons et fontaines réfrigérées étant localisées près des portes battantes donnant sur les ateliers et bancs d'essai, le personnel se rendant nombreux en tenue de travail au restaurant d'entreprise, autant d'affirmations qui ne sont pas précisément discutées par l'employeur.

Selon ce témoignage si quelques affiches traitaient de la prévention des risques (port de lunettes de sécurité et prévention des lombalgies, presses et machines tournantes, ainsi que propreté, aucune ne concernait les dangers de l'amiante. La société ne fournissait pas de tenue de travail lesquelles étaient entretenus par chacun à son domicile, les chaussures de sécurité ont été longtemps payantes jusqu'à l'intervention de l'inspecteur du travail et le nettoyage des locaux était principalement effectué au balais, sauf dans les bureaux équipés de moquette.

Ce salarié expose qu'à la fin des années 70, le nettoyage des locaux, charpente plate-forme technique a été effectué par des sociétés extérieures à l'aspirateur mais sans filtre 'absolu' et qu'une centrale de dépoussiérage a été installée à l'ESI. De même, il mentionne deux plaquettes diffusées au personnel des ateliers réputés exposés, en 1984 éditées par le comité permanent de l'amiante, l'une à l'intention des techniciens, l'autre de l'encadrement. Selon ce salarié le risque induit par l'amiante était minimisé aussi bien par les responsables que par les médecins du travail.

Selon un autre salarié (M. [N]), impliqué parallèlement dans une procédure contre la SA VALEO « ces produits étaient manipulés manuellement, à la pelle, sans système d'aspiration, ni masque respiratoire, les poussières, y compris celles d'amiante, flottant dans l'air des différents locaux ».

Les tests sur les freins et sur les embrayages, en particulier, occasionnaient aux dires des salariés des émissions de poussières fines, le nettoyage habituel étant en outre opéré à l'aide de soufflettes sans protection, ni consigne de sécurité, la poussière se répandant alors dans l'air ambiant et pouvant être inspirée par tous les corps de métiers présents à proximité.

Le témoignage de M. [C] (pièce 28) ancien responsable des bancs d'essai thermique expose d'une part que le système d'aspiration pour ces bancs était tellement efficace et créait une telle dépression que les portes ne pouvaient être ouverte en fonctionnement, ce qui amenait le personnel, pour pénétrer à l'intérieur, à ne pas mettre la ventilation en place même lors des démontages. Il précise « aucune consigne ne nous a jamais été donnée en ce sens. Nous ne disposions d'aucune protection type combinaison et masque spécifique' De nombreuses manipulations d'amiante étaient faites sans protection' Certains essais spéciaux nécessitaient des conditions de températures élevées que nous obtenions en calfeutrant les carters avec des plaques d'amiante dont les fibres étaient particulièrement volatiles' Les mesures d'usure des garnitures des frictions nécessitaient de percer soi-même des trous borgnes. Sous les perceuses des avants -séries ou du service d'essai qui ne disposaient pas d'aspiration, notre souffle permettait de contrôler notre travail, cela toujours sans aucune consigne particulière' »

Quant à M. [D], technicien d'essai de novembre 1972 à mars 1985 il déclare avoir été «personnellement amené à découper de la garniture à base d'amiante (pour frottement dans l'huile ) à l'aide d'emporte-pièces montés sur presse à vis, sans aucune protection individuelle ni générale » précisant : « je sollicitais le prêt de cette machine auprès de la hiérarchie regroupée dans un local situé en surplomb de l'atelier ; ce bureau n'était pas particulièrement étanche (porte vitrée classique) et la rampe d'accès laissait quelquefois des traces poussiéreuses sur les mains » exposant ensuite que ses différentes activités, à compter de 1977, nécessitaient de nombreux allers-retours entre son bureau, et les différents bancs d'essai. Il ajoute « personnellement je n'ai pas en mémoire, d'avoir eu en ma possession un quelconque livret d'information relatifaux dangers de l'amiante »

L'employeur pour sa part, soutient, à juste titre, que la seule exposition à l'amiante ne constitue pas un manquement à l'obligation de sécurité de résultat, qu'il dit avoir respectée, soulignant que d'ailleurs l'intimé n'est pas malade ce qui démontrerait que le résultat a été atteint. Il prétend qu'il a strictement respecté ses obligations réglementaires, et soutient qu'il appartient au salarié de rapporter la preuve du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat .

Sur les risques encourus liés à l'amiante et l'obligation de sécurité de l'employeur, obligation de résultat

L'employeur, qui est tenu à une obligation de sécurité vis-à-vis des salariés doit prendre toutes mesures nécessaires pour préserver ceux-ci des risques et notamment les mesures prescrites par la réglementation.

De nombreuses études scientifiques démontrent de graves dangers ,- cancer du poumon ou de la plèvre et fibroses-, pour les personnes exposées à l'amiante quelles que soient la durée de l'exposition et la dose inhalée; ces désordres pouvant apparaître, de10 et jusqu'à plus de 40 ans après l'exposition, l'espérance de vie des personnes exposées à l'amiante étant fortement réduite comme le démontrent. diverses études portant sur les décès de professionnels exposés à l'amiante.

Une expertise de l'INSERM, retenait ainsi que l'âge moyen des personnes décédées des suites de cancers dûs à l'inhalation de fibres d'amiante est de 62,4 ans contre une espérance de vie moyenne de la population masculine française de 74,2 ans, à l'époque.

Le développement, des pathologies résultant de l'amiante n'étant jamais certain et la durée de latence pouvant être extrêmement variable, la bonne santé, à ce jour, des salariés visés par les différentes décisions rendues le 1er décembre 2010 par le conseil des prud'hommes de Paris ne saurait, donc , être considérée comme la preuve de ce que l'employeur a pris toutes les précautions qui lui incombaient et a satisfait à son obligation de sécurité de résultat.

Or si dans le cas de l'amiante, les dangers qui ne sont plus discutables, ont commencé à être connus depuis le début du XXe siècle, une réglementation spécifique n'étant cependant intervenue en France que par le décret du 17 août 1977, en revanche il existait auparavant, depuis la loi de 1893 et ses décrets application, une réglementation générale sur la protection notamment des poussières, s'appliquant également aux poussières d'amiante.

Cette réglementation, résultant de la loi de 1893 et du décret de1894, prévoyait notamment l'aération ou la ventilation et l'évacuation des poussières, l'évacuation des gaz et des poussières insalubres ou toxiques directement au dehors de l'atelier au fur et à mesure de leur production' Une « ventilation aspirante énergique » devant être prévue au moyen de tambours pour les poussières provenant des meules, broyeurs et autres appareils mécaniques. Cette réglementation interdisait également aux ouvriers de prendre leur repas au sein des ateliers prévoyant que ceux-ci soient évacués pendant les interruptions de travail pour renouveler l'air ambiant. Un décret du 13 décembre 1948 ajoutait que dans les cas exceptionnels ou serait reconnue impossible l'exécution des mesures de protection collectives contre les poussières, les masques et dispositifs de protection appropriés devront être mis à disposition des travailleurs.

Ces textes s'imposaient à tout employeur; ils ne se bornaient pas à fixer des objectifs mais imposaient des prescriptions précises , notamment quant à l'évacuation des poussières.

Par ailleurs, le risque sanitaire provoqué par l'amiante a été reconnu dès l'ordonnance du 3 août 1945 et confirmé par décrets du 30 août 1950 et du 3 octobre 1951

Le décret 77-949 du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, imposait dans les établissements utilisant de l'amiante, des prélèvements réguliers d'atmosphère,la concentration moyenne en fibres d'amiante de l'atmosphère inhalée par un salarié ne devant pas dépasser alors 2 fibres par centimètre cube, le conditionnement des déchets de toutes natures susceptibles de dégager des fibres d'amiante, la vérification des installations et des appareils de protection collective (aération ventilation.) et individuelle (équipements respiratoires), l'information de l'inspecteur du travail, du service de prévention de la CRAM et des salariés sur les risques auxquels ils étaient soumis mais également un suivi médical.

La cour relèvera par ailleurs que le site de [Localité 4] a été spécifiquement inscrit par arrêté du 29 mars 1999 sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, ce qui démontre, à tout le moins, qu'il existait un risque avéré sur ce site qui exigeait de l'employeur qu'il mette en oeuvre tous les moyens exigés par l'obligation de sécurité de résultat qui pesait sur ses épaules.

En l'espèce, confrontée aux « attestations d'exposition »délivrées par la médecine du travail, mais aussi aux dires des salariés qui prétendent que les précautions qui s'imposaient n'ont pas été prises et qu'ils ont travaillé pendant de nombreuses années sur le site de [Localité 4], en présence permanente et importante de poussières d'amiante, la SA VALEO, tentant d'inverser la charge de la preuve, affirme à tort que la preuve d'une faute contractuelle de l'employeur incombe au salarié, preuve qui ne serait pas rapportée en l'espèce, les témoignages des salariés concernés n'ayant pas de valeur probante.

Cependant, le salarié ayant travaillé dans l'entreprise de 1971 à novembre 2000 , conformément aux dispositions de l'article 1315 du Code civil, c'est à l'employeur qu'il appartient de rapporter la preuve de ce qu'il s'est, pendant cette période, acquitté de son obligation de sécurité, en mettant en oeuvre, tant avant le décret du 17 août 1977 qu'après, les mesures de protection, d'aération et et de nettoyage, exigées par les réglementations successives en vigueur, et propres à préserver les salariés du risque lié à l'inhalation de poussière d'amiante.

Si une incertitude ou un doute subsiste à la suite de la production des preuves rapportées par l'employeur de ce qu'il a satisfait à son obligation de sécurité de résultat, ceux-ci doivent être retenus à son détriment.

La SA VALEO,qui précise qu'à partir de 1969 le site de [Localité 4] n'a plus eu d' activité industrielle mais s'est consacré à la recherche et au développement de matériaux de friction, au développement de prototypes de garniture d'embrayage, ainsi qu'à la recherche des études avancées, conteste que ces activités aient pu entraîner la manipulation, dans des conditions non réglementaires, des matières brutes d'amiante et rappelle que dès 1982 les recherches visaient à supprimer l'amiante, qui a complètement disparu de l'usine en 1991.

Cependant la SA VALEO ne rapporte pas la preuve qui lui incombe :

-S'agissant de la question centrale,- la concentration des fibres d'amiante dans l'atmosphère des locaux, concentration qui peut être la cause des pathologies sus-mentionnées, il ressort du dossier et des débats qu'à partir du décret du 17 août 1977 , le seuil réglementaire ne devant pas être dépassé était de deux fibres par centimètre cube, et qu'à partir du décret du 27 mars 1987 il a été ramené à une fibre par centimètre cube .

Or, s'agissant de la question d'empoussièrement, la société se borne à produire deux relevés établis par ses propres services :

. l'un (pièce numéro 6), rédigé par la chambre syndicale de l'amiante en date du 3 janvier 1975, fait état de taux de concentration allant de 0,2 à 1,8 fibres/ml selon les ateliers précisant « tous les résultats obtenus sont faibles pour la plupart très inférieur à 2 fibres/ml

. l'autre (pièce numéro 9) en date du 5 octobre 1990 qui relève des taux de concentration en fibres par centimètre cube inférieurs à 0,05 dans deux points de mesure et égal à 0,07 dans le troisième.

Elle fait également état dans un rapport du comité d'hygiène et de sécurité du 28 septembre 1978 de taux de concentration satisfaisants : moins d'1fibre par centimètre cube.

Ces données, rassurantes, sont toutefois totalement contredites par l'attestation d'exposition signée du docteur [Z], médecin du travail et contresignée par l'employeur, qui précise sous le titre : « date les résultats des évaluations et mesures des niveaux d'exposition sur les lieux de travail :

1971-1973:27,5 fibres/par centimètre cube et par année

1978-1986:4 fibres par centimètre cube et par année

1987-1991 :

attestation qui précise en outre sous la rubrique nature des équipements de protection individuelle mise à la disposition du salarié : non documenté.

L'employeur ne saurait, pour écarter ce document se contenter de dire dans ses conclusions que : « les intimés ne peuventt pas raisonnablement se fonder sur leurs attestations d'exposition, documents administratifs établis par l'employeur, pour caractériser une faute de leur employeur.' Les attestations produites mentionnent des niveaux d'exposition cumulée sur la base d'une année. Cette unité de mesure (fibre/centimètres cubes/année), à vocation essentiellement médicale, ne peut constituer un repère de l'exposition réelle d'un salarié. Les seules mesures exploitables sont les relevés d'empoussièrement réalisés en application du décret de 1977 et de la réglementation ultérieure »

L'attestation délivrée par M.[Q] ancien responsable des essais embrayages sur le site de [Localité 4] entre 1971 et 1994 (pièce 1 de la SA VALEO) qui explique que les fibres d'amiante étaient enrobées par un liant résineux polymérisé ou les garnitures de friction déjà imprégnées de ciment et complètement polymérisé avant d'affirmer : « le taux de fibres libres dégagées par cette opération devait être très limité' Notre atelier était un état de propreté très correct pour l'époque en raison des nombreuses visites des clients » tout comme le fait que selon le rapport du comité d'hygiène et de sécurité du 22 septembre1976 l'inspecteur du travail qui s'était présenté le 26 mai 1976 : « s'est particulièrement préoccupé des problèmes concernant la chaleur, le froid et les poussières du laboratoire d'essai et a demandé de continuer nos efforts d'amélioration dans ce local' s'est déclaré satisfait des conditions de travail, a même précisé que l'établissement de [Localité 4] faisait partie, dans son secteur, de ceux où les règlements d'hygiène étaient mieux respectés » sont trop imprécis et donc totalement insuffisants à combattre les données exposées ci-dessus.

Ces éléments ne font que démontrer le caractère « approximatif » à l'époque de la sensibilisation, les uns et les autres, sur les dangers occasionnés par l'amiante.

En outre aucune précision sérieuse n'est apportée quant aux taux de concentration d'amiante dans les différentes parties du site, les prélèvements opérés n'étant que peu nombreux et très ponctuels, ce dont il résulte que tout le personnel présent se trouve en situation d'avoir été confronté à des taux de concentration dépassant les normes acceptables et ce d'autant plus que chacun pouvait être appelé à circuler à l'intérieur des locaux.

-Quant aux exigences règlementaires en ce qui concerne le dépoussiérage il ressort de ce document intitulé « amélioration des conditions de travail dans les établissements des sociétés Ferodo etc.. Prévisions 1977, réalisations 1977 » que cette année-là, au titre des réalisations, a été mis en place dans l'établissement de [Localité 4], « l'organisation d'un dépoussiérage périodique prévoyant : dépoussiérage lavage des sols toutes les trois semaines, dépoussiérage des machines une fois par mois, dépoussiérage des réseaux des gaines une fois par an ».

Cette nouvelle organisation suppose, qu'un tel dépoussiérage n'était pas exécuté auparavant, en dépit des exigences générales existant en matière de dépoussiérage, étant en outre relevé qu'en tout état de cause, les nouvelles dispositions ne prévoyaient le dépoussiérage qu'à un rythme qui est loin de satisfaire aux exigences d'évacuation des gaz et des poussières insalubres ou toxiques directement au dehors de l'atelier au fur et à mesure de leur production, posées en 1894.

Cette décision conforte en réalité les dires M. [M], quand il affirme que « le nettoyage des locaux était principalement effectué au balais, sauf le bureau équipé de moquette , ..1h étant consacrée chaque vendredi au nettoyage des machines à la balayette et à la soufflette » en ce qui concerne les essais embrayages .

-Quant à l'information du personnel autre obligation de l'employeur celui-ci se borne à produire une information propre à l'atelier ESI de Saint-Ouen du 13 décembre 1976 et une brochure d'information du 7 décembre 1976, M. [M] évoquant également deux plaquettes éditées en 1984 par le comité permanent de l'amiante. Cependant, aucune preuve n'est rapportée de ce que chacun des membres du personnel a été personnellement sensibilisé au risque de l'amiante et à la nécessité de respecter scrupuleusement toutes les précautions mises en place ou recommandées, au contraire il résulte des différents témoignages que ces précautions, même quand elles existaient, étaient, la plupart du temps mal respectées, faute de sensibilisation du personnel mais aussi de vigilance de l'encadrement.

-En ce qui concerne la présence sur le site de St Ouen d'amiante brute, l'employeur soutient qu'à partir du moment où le site est devenu site d'expérimentation et de recherches, il n'y a plus été utilisé d'amiante brute. Il est toutefois contredit pas ses propres documents puisque, précisément, la note d'information au personnel de l'atelier ESI du 13 décembre 1976, annonçant que celui-ci va être l'objet de contrôles fréquents des taux de poussière et d'amiante contenus dans l'air interdit aux salariés « de laisser de l'amiante dans des récipients ouverts à l'air (bacs, fûts, sacs etc.) après utilisation pour le stockage », mais exige aussi de porter un masque anti poussière « lors de la mise en oeuvre de l'amiante (remplissage du bac de stockage, broyage etc.) » La cour en déduit que de l'amiante brute était bien utilisée sur le site de [Localité 4], dans des conditions restées longtemps «hasardeuses » pour la santé du personnel.

-Enfin force est de relever que l'employeur est totalement taisant sur la question du traitement des déchets, pour laquelle pourtant des exigences précises étaient applicables . Dans son attestation (pièce 27) le même salarié explique de manière détaillée, la manière, -artisanale- dont il était procédé à l'évacuation des déchets, sans précautions particulières: « des tonneaux ouverts faisant office de poubelle étaient utilisés pour collecter les déchets divers dont ceux contenant de l'amiante. Ceux-ci étaient vidés dans des bacs à déchets à leur tour versés dans une multibenne cour Mariton, toutes ces opérations s'effectuant sans aucune précaution. »

Pour l'ensemble de ces raisons, et sans qu'il soit besoin d'examiner plus avant, la manière dont les autres exigences réglementaires applicables selon les époques étaient respectées, la cour dira que la SA VALEO, qui a manifestement démontré, à tout le moins, une négligence fautive, ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de ce qu'elle a, pendant toute la période pendant laquelle elle a employé le salarié, satisfait à ses obligations de sécurité de résultat, le fait que le salarié n'ait pas (encore') développé de pathologie, n'établissant nullement le contraire.

Le fait que le salarié ait personnellement et de manière durable été exposé à l'amiante dans le cours de son activité professionnelle, au sein de la SA VALEO, est d'ailleurs confirmé par le fait qu'il ait bénéficié de l'octroi de l' ACAATA.

Or, le seul fait d'exposer un salarié à un danger sans appliquer les mesures de protection nécessaires constitue une faute engageant la responsabilité de l'employeur en cas de préjudice subi par le salarié.

Sur le préjudice économique

Cette demande, qui avait été formulée par le salarié devant le conseil de prud'hommes, et dont il a été débouté, n'a pas été reprise en cause d'appel. Il n'y a donc pas lieu de statuer sur ce point.

Sur le préjudice d'anxiété

Au regard des risques induits par l'exposition à l'amiante tels que brièvement rappelés plus haut, le salarié qui a été exposé, dans de telles conditions de protection insuffisante, à l'inhalation de poussière d'amiante, de manière durable ou récurrente pendant sa carrière,dans un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi de 1998 et figurant sur la liste établie par arrêté interministériel, pendant une période où étaient fabriqués ou utilisés des matériaux contenant de l'amiante, sans bénéficier de protection individuelle ou collective efficaces et suffisantes, même s'il n'a pas jusqu'à présent développé de pathologies, se trouve en effet, par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, étant par ailleurs le cas échéant amené à subir des contrôles et examens réguliers pouvant, encore davantage, attiser cette angoisse. Ces contrôles médicaux, sont d'ailleurs expressément prévus et pris en charge par la caisse primaire d'assurance-maladie pour les personnes, notamment retraitées, qui au cours de leur activité salariée ont été exposées à des agents cancérigènes figurant dans les tableaux visés à l'article L461-2 du code de sécurité sociale, tableaux sur lesquels figure l'amiante .

Le salarié, compte tenu des risques constants et sérieux liés à l'amiante supporte en conséquence un préjudice incontestable, une pression psychologique constante, qui n'est pas nécessairement médicalement objectivable , mais découle d'une anxiété permanente, légitime, compréhensible et inévitable, au regard de l'état actuel des connaissances concernant les fréquentes conséquences sanitaires, y compris à long terme, de l'exposition, a fortiori prolongée, à l'amiante.

Ce préjudice d'anxiété, qui ne peut qu'affecter tout individu conscient et informé, justifie en lui-même une réparation.

Sur le bouleversement des conditions d'existence

Mais au-delà, cette anxiété permanente occasionne, concrètement et nécessairement , un bouleversement des conditions d'existence du requérant.

En effet, le risque avéré et élevé d'une espérance de vie raccourcie, mais aussi de développer à tout moment, sans toutefois en être certain, des pathologies graves, difficiles, voire très difficiles à traiter, a, inévitablement, un impact important sur la réalité de la vie quotidienne du salarié, notamment dans sa dimension personnelle et sociale, sur la manière dont la personne concernée organise concrètement son avenir et celui de sa famille, sur les choix, ou les renoncements, qu'elle peut être amenée à faire pour cette étape de son existence, qui s'en trouve effectivement bouleversée, même pour les individus pour lesquels ces risques, finalement, ne se réaliseront pas, sans que ce bouleversement des conditions d'existence puisse être confondu avec celui résultant de la simple diminution de ses revenus.

S'agissant du préjudice d'incidence professionnelle, le conseil de prud'hommes, pour octroyer les dommages et intérêts à ce titre, a relevé que si la prise d'une retraite anticipée imposait de facto l'arrêt d'une activité professionnelle pour bénéficier de l' ACAATA et privait ainsi d'objet les demandes d'indemnisation relatives à une altération des conditions de travail ou un amoindrissement des qualités professionnelles, a, en revanche, dit que l'arrêt de toute activité professionnelle ainsi que le fait d'être à la retraite prématurément étaient de nature à altérer les motivations du salarié sur le plan de la reconnaissance sociale, l'estime de soi, l'acquisition de nouveaux savoir-faire, préjudice qu'il a indemnisé sous le vocable de préjudice d'incidence professionnelle.

Or, selon la cour, ces préjudices participent du bouleversement dans les conditions d'existence visé ci-dessus, avec lesquels ils se confondent. Il n'y a donc pas lieu à indemnisation distincte, l'indemnisation accordée par la cour au titre du bouleversement dans les conditions d'existence sera fixée toutes causes confondues.

Sur l'indemnisation de ces préjudices

Les préjudices spécifiques d'anxiété et de troubles dans les conditions d'existence, sont indépendants de la mise en oeuvre du dispositif légal ouvrant droit à la prise d'une retraite anticipée, qui lui, vise à rétablir l'équilibre entre les travailleurs exposés à l'amiante et les autres, au regard de leurs droits à une retraite de durée comparable. Ils n'ont donc pas été indemnisés au titre de l'ACAATA

La cour confirmera donc la décision des premiers juges et fixera à 15 000 euros l'indemnisation du préjudice d'anxiété.

Elle l'infirmera en revanche en ce qui concerne l'indemnisation de l'incidence professionnelle et octroiera , toutes causes confondues, une somme de 18 000 euros au salarié en réparation du bouleversement dans ses conditions d'existence , pour le reste de sa vie.

Sur les dépens et la demande de dommages et intérêts au titre de l'article 700 du CPC

L'employeur qui succombe supportera la charge des dépens.

La Cour considère que, compte tenu des circonstances de l'espèce, il apparaît inéquitable de faire supporter par M [V] [E] la totalité des frais de procédure qu'il a été contraint d'exposer. Il sera donc alloué une somme de 1000 euros, à ce titre pour la procédure d'appel.

Décision de la Cour

En conséquence, la Cour,

Confirme la décision du Conseil de prud'hommes en ce qui concerne l'indemnisation allouée au titre du préjudice d'anxiété et l'indemnité pour frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile.

L'infirme pour le surplus et statuant à nouveau et y ajoutant :

Condamne la SA VALEO à payer à M [V] [E] 18 000 euros, en réparation, toutes causes confondues, du préjudice subi au titre du bouleversement dans ses conditions d'existence, somme avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision.

Condamne la SA VALEO aux entiers dépens et vu l'article 700 du code de procédure civile, à payer au salarié une somme de1000 euros pour frais irrépétibles pour la procédure d'appel.

LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 6
Numéro d'arrêt : 11/06821
Date de la décision : 27/03/2013

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2013-03-27;11.06821 ?
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