COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 2- Chambre 1
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 5 NOVEMBRE 2012
(no 258, 5 pages)
Node répertoire général : 12/ 14154
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Dominique GUEGUEN, Conseillère, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assistée de Noëlle KLEIN, Greffière, lors des débats et du prononcé avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 20 juillet 2012 par M. Abdurhamane X..., élisant domicile chez son avocat Me Rachel Z...,... ;
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'agent judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 1er octobre 2012 ;
Vu la présence de M. Abdurhamane X...,
Entendus Me Rachel Z... et Me Martin PRADEL, avocats au barreau de PARIS, représentant M. Abdurhamane X..., Me Cyrille MAYOUX, avocat au barreau de PARIS, représentant Monsieur l'agent judiciaire de l'État, ainsi que Monsieur Pierre-Yves RADIGUET avocat général, les débats ayant eu lieu en audience publique, le requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R. 26 à R40-7 du code de procédure pénale ;
Considérant que M. Abdurhamane X... a été mis en examen le 18 avril 2008 par un juge d'instruction de PARIS des chefs d'arrestation et séquestration en bande organisée, association de malfaiteurs et vol en bande organisée, il a été placé le même jour en détention provisoire, il a été renvoyé devant la cour d'assises de Paris du chef de ces infractions par ordonnance de mise en accusation du 16 mars 2011, il a fait l'objet le 14 juin 2012 d'un arrêt d'acquittement, décision n'ayant fait l'objet d'aucun recours ;
Qu'il a ainsi été incarcéré pendant 4 ans, 1 mois et 27 jours ;
Considérant que par requête formée sous la forme du référé, déposée le 24 juillet 2012, développée oralement à l'audience, M. X... sollicite :- du fait de sa situation d'urgence et d'indigence, de se voir accorder, en référé, sur le fondement de l'article R 39 du Code de procédure pénale, une provision de 50 000 €,- une somme de 69 100 € au titre de son préjudice matériel,- une somme de 455 700 € au titre de son préjudice moral,- une somme de 3 000 € au titre des frais inhérents à la présente procédure,
Que l'agent judiciaire de l'Etat, développant oralement ses écritures à l'audience, conclut :- à la recevabilité de la requête,- à l'octroi de la somme de 90 000 € au titre du préjudice moral, sans s'opposer au versement d'une indemnité provisionnelle de 50 000 € à valoir sur la somme totale allouée à ce titre et de celle de 5 000 € au titre du préjudice matériel, au titre de la perte de chance de travailler,- à voir réduire à de plus justes proportions la somme allouée au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Que le Ministère Public, développant oralement ses écritures à l'audience, conclut à :- la recevabilité de la requête et à son admission dans le principe,- à la réparation du préjudice moral proportionnée à la durée de la détention,- à la réparation de certains postes du préjudice matériel,- à la réparation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en disant n'y avoir lieu à octroi d'une provision, le préjudice définitif pouvant être déterminé dès à présent ;
Sur la recevabilité :
Considérant qu'au regard des dispositions des articles 149-1 et 149-2 du Code de procédure pénale et 38 du Décret No 91-1266 du 19 décembre 1991, la requête de M. X... déposée dans les délais et modalités de la loi est recevable en la forme ;
Sur le préjudice moral :
Considérant que l'indemnisation du préjudice moral de la personne détenue doit être apprécié à l'aune de la durée de la détention, en l'espèce de 1519 jours, et en fonction, notamment, de sa personnalité, de son mode de vie, de son comportement au cours de l'instruction, de ses antécédents judiciaires et des périodes de détention effectuées en exécution de condamnations antérieures ;
Considérant que M. X..., de nationalité somalienne, était âgé de 24 ans lors de sa mise en détention ; qu'il s'agissait de sa première incarcération ; qu'il est le 6 ème d'une fratrie de 8 enfants, son père étant décédé en 1973 et sa mère s'occupant d'une exploitation agricole ; que n'ayant pas été scolarisé, il exerçait en Somalie selon les périodes de l'année les métiers de chauffeur de taxi et de pêcheur ; qu'il est célibataire et sans enfant ; que son casier judiciaire porte la mention " néant " ;
Considérant que le requérant invoque, du fait de son absence d'antécédents judiciaires, le choc de l'incarcération et un isolement absolu durant près de 4 ans, dans un environnement complètement étranger, avec une situation familiale très difficile, dès lors qu'il était soutien de famille au plan pécuniaire et s'occupait de sa mère, veuve et souffrante, chez laquelle il vivait ; que durant son incarcération il n'a reçu pour toutes nouvelles de son pays et de sa famille que deux courriers, l'un en 2008, le second en 2010, que l'état de santé de sa mère s'est dégradé durant son incarcération ;
Que le choc psychologique a été d'autant plus grand du fait de la nature criminelle des faits pour lesquels il était mis en cause et de l'angoisse liée à la peine encourue, que ses conditions d'incarcération, durant la détention à la maison d'arrêt d'OSNY, reconnue surpeuplée et insalubre, ont été aggravées par sa méconnaissance de la langue française le rendant totalement isolé et démuni, plus craintif lorsqu'il se sentait menacé par les autres détenus ;
Que les conditions climatiques ont été très éloignées de ses conditions habituelles de vie, qu'il a connu des difficultés alimentaires du fait de la nourriture proposée dont il ignorait si elle était " hallal ", que du fait de l'éloignement d'une famille démunie et située à plus de 6000 km, il n'en a reçu aucune visite ni aucun argent, qu'il a eu difficilement accès, du fait de la barrière de la langue, au service médical, à la possibilité de cantiner, ayant des difficultés à solliciter les actes de la vie courante ; qu'ainsi la détention a eu un impact désastreux sur sa personne ;
Considérant que M. X... a subi un choc psychologique certain et qu'il fait état à juste titre de son isolement à la fois familial, linguistique et social, le changement total d'environnement culturel ayant été source de souffrances psychologiques importantes, même si la présence de la Croix Rouge a pu atténuer le sentiment d'isolement ;
Que par ailleurs, son frère Ismaël et d'autres compatriotes impliqués dans la même affaire se trouvaient également détenus en France, voire dans la même maison d'arrêt à la Santé, situation excluant qu'il puisse éprouver un sentiment de rupture complète ;
Considérant que M. X... a été détenu dans plusieurs établissements :- la maison d'arrêt d'OSNY du 18 avril 2008 au 15 juillet 2010,- la maison d'arrêt de NICE du 15 au 19 juillet 2010,- la maison d'arrêt d'OSNY du 19 juillet au 22 octobre 2010,- la maison d'arrêt de la Santé du 22 octobre 2010 jusqu'au 15 juin 2012 ;
Considérant qu'il ressort d'une part des deux enquêtes de personnalité diligentées en juillet 2008 et juin 2009 et d'autre part des rapports d'expertise médicale d'avril 2008, d'expertise psychiatrique et d'examen psychologique de juillet 2008 et des rapports de détention sollicités auprès des maisons d'arrêt, que M. X... souffrait d'asthme depuis l'enfance, justifiant d'être traité ;
Qu'à la maison d'arrêt d'OSNY, il a pu suivre le culte musulman, pratiquer des activités sportives et culturelles, (bibliothèque, cours de français) qu'il a pu de même, à la maison d'arrêt de la Santé, poursuivre ses activités religieuses, scolaires et sportives et travailler en atelier pendant 4 mois avant de démissionner et se constituer ainsi un pécule évalué à 1 900 € ;
Qu'il a bénéficié de la présence de la Croix Rouge ; qu'il a reçu des soins médicaux adaptés à son état ; qu'il n'établit pas d'avoir supporté des conditions de détention particulières ni avoir été particulièrement victime des menaces de co-détenus, aucun incident particulier n'ayant été signalé ;
Considérant qu'il ne saurait être contesté que M. X... a subi un choc carcéral indemnisable, lui ayant causé un préjudice accentué par plusieurs circonstances aggravantes propres au requérant, toutefois amoindri au cours des périodes pendant lesquelles il a pu travailler au sein de la prison ;
Qu'eu égard à la durée de sa détention ainsi qu'aux éléments susvisés, il convient en conséquence de lui accorder la somme de 90 000 € en réparation de son préjudice moral ;
Sur le préjudice matériel :
Considérant que M. X..., au titre d'une perte de revenus, exposant qu'il percevait en Somalie, comme pêcheur, un revenu mensuel qu'il évalue à 200 €, estime que si son préjudice stricto sensu se chiffre au moins à la somme de 50 mois x 200 = 10 000 €, en réalité, ne pouvant retourner dans son pays et ayant dû demander l'asile politique en France en raison de la crainte de représailles des pirates somaliens dont il a donné le nom en cours de procédure, son préjudice doit se calculer au regard de revenus français, soit le SMIC et se chiffre à 1 382 € x 50 mois = 69 100 €, puisqu'en l'absence de détention, il aurait pu rechercher un emploi en France ;
Considérant que l'indemnisation des conséquences de la détention provisoire vise à remettre le requérant dans l'état où il se serait trouvé s'il n'avait pas été incarcéré ; qu'en l'espèce, M. X... n'avait pas vocation à travailler en France, sa venue sur le territoire national étant exclusivement liée à son interpellation ; qu'il a d'ailleurs effectué une demande d'asile, qu'il n'a pas de titre de séjour et d'autorisation de travailler, que toute chance de travailler en France et toute référence de calcul à un salaire français sont donc sans pertinence ;
Considérant, sur la perte de revenus pendant la détention, que M. X... ne produit aucun document pouvant justifier de son activité professionnelle effective en Somalie ; que compte tenu de la particularité de son dossier, ses dires, crédibles, seront tenus pour suffisants pour justifier qu'il ait eu une activité professionnelle jusqu'à son incarcération, ce que sa soeur a confirmé à l'enquêteur de personnalité en indiquant qu'il subvenait en partie aux besoins de sa famille ; que néanmoins le montant des ressources qu'il tirait de son activité de pêcheur ou de chauffeur de taxis n'est ni établi, ni déterminable, ce qui ne permet pas d'indemniser M. X... d'une perte de revenus ;
Considérant que M. X..., du fait de la détention, a, de fait, perdu son activité précédente et la possibilité de l'exercer ; qu'il doit être indemnisé à ce titre, qu'il s'agit de la perte de chance de pouvoir travailler, qu'il lui sera alloué la somme de 5 000 € ;
Sur l'allocation d'une provision :
Considérant que si l'article R 39 du Code de procédure pénale dispose que " le premier président de la cour d'appel peut à tout moment de la procédure accorder en référé une provision au demandeur. Cette décision n'est susceptible d'aucun recours. ". Pour autant la demande de M. X..., certes recevable, n'est pas justifiée puisque en l'espèce, il est possible de statuer sur l'indemnisation du préjudice définitif, la présente décision étant exécutoire de plein droit ;
Sur les frais :
Considérant que l'équité commande d'allouer à M. X... au titre des frais irrépétibles engagés pour la présente procédure la somme de 1 200 €.
PAR CES MOTIFS :
Déclarons M. Abdurhamane X... recevable en sa requête,
Allouons à M. Abdurhamane X... :
- une indemnité de 90 000 € au titre de son préjudice moral,- une indemnité de 5 000 € au titre de son préjudice matériel,
- une indemnité de 1 200 € au titre de ses frais irrépétibles en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Rejetons le surplus des prétentions de M. Abdurhamane X....
Décision rendue le 5 novembre 2012 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.