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27/03/2023 | FRANCE | N°21/00038

France | France, Cour d'appel de Nouméa, Chambre commerciale, 27 mars 2023, 21/00038


N° de minute : 21/2023



COUR D'APPEL DE NOUMÉA



Arrêt du 27 mars 2023



Chambre commerciale









Numéro R.G. : N° RG 21/00038 - N° Portalis DBWF-V-B7F-SA6



Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 30 avril 2021 par le tribunal mixte de commerce de Noumea (RG n° 18/15)



Saisine de la cour : 4 juin 2021





APPELANT



M. [L] [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la SARL EGC BAT

né le 19 avril 1940 à [Localité 5] ([Localité 5

])

demeurant [Adresse 2]

Représenté par Me Yann BIGNON, membre de la SARL LEXCAL, avocat au barreau de NOUMEA





INTIMÉ



SOCIETE D'ECONOMIE MIXTE DE L'AGGLOMERATION (SEM AGGLO)

Siège so...

N° de minute : 21/2023

COUR D'APPEL DE NOUMÉA

Arrêt du 27 mars 2023

Chambre commerciale

Numéro R.G. : N° RG 21/00038 - N° Portalis DBWF-V-B7F-SA6

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 30 avril 2021 par le tribunal mixte de commerce de Noumea (RG n° 18/15)

Saisine de la cour : 4 juin 2021

APPELANT

M. [L] [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la SARL EGC BAT

né le 19 avril 1940 à [Localité 5] ([Localité 5])

demeurant [Adresse 2]

Représenté par Me Yann BIGNON, membre de la SARL LEXCAL, avocat au barreau de NOUMEA

INTIMÉ

SOCIETE D'ECONOMIE MIXTE DE L'AGGLOMERATION (SEM AGGLO)

Siège social : [Adresse 1]

Représentée par Me Vanessa ZAOUCHE, membre de la SARL ZAOUCHE RANSON, avocat au barreau de NOUMEA

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 13 février 2023, en audience publique, devant la cour composée de :

M. Philippe ALLARD, Président de chambre, président,

Mme Marie-Claude XIVECAS, Conseillère,

Mme Béatrice VERNHET-HEINRICH, Conseillère,

qui en ont délibéré, sur le rapport de Mme Béatrice VERNHET-HEINRICH

Greffier lors des débats : Mme Isabelle VALLEE

Greffier lors de la mise à disposition : Mme Isabelle VALLEE

ARRÊT :

- contradictoire,

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,

- signé par M. Philippe ALLARD, président, et par Mme Isabelle VALLEE, greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.

***************************************

PROCÉDURE DE PREMIÈRE INSTANCE

Par acte du 9 octobre 2007, la société d'économie mixte dénommée "Société d'économie mixte de l'agglomération ", ci-après désignée " SEM AGGLO", maître d'ouvrage d'un ensemble immobilier dénommé "[Adresse 4]" et composé de vingt logements et de deux commerces situé au [Localité 3], en a confié le lot "gros 'uvre" à la société EGC BAT pour le prix initial de 83 648 520 francs pacifique hors taxe.

Ce marché a été résilié en cours d'exécution et, par ordonnance du 10 août 2009, le juge des référés du tribunal mixte de commerce de ce siège, saisi par chacune des parties, après avoir joint les deux procédures, a :

- constaté la résiliation unilatérale du marché du 9 octobre 2007,

- dit que cette résiliation était aux risques et périls de la société SEM AGGLO,

- ordonné en conséquence à la société EGC BAT de quitter les lieux, et, à défaut, ordonné son expulsion et celle de tous occupants de son chef du chantier,

- ordonné à la société EGC BAT, pour ce faire, de laisser libre d'accès au chantier, de nettoyer les lieux et de procéder à l'enlèvement de son matériel, dans les 48 heures de la signification de cette ordonnance,

- dit qu'à défaut elle y serait contrainte par toutes voies et moyens de droit, au besoin avec l'assistance de la force publique,

- dit qu'à défaut de s'exécuter, la société EGC BAT serait condamnée à une astreinte de 100 000 francs pacifique par jour de retard,

- rejeté les demandes de la société EGC BAT,

- condamné cette dernière à payer à la SEM AGGLO une somme de 80000 francs pacifique au titre de l'article 700 code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Une procédure de redressement judiciaire a été ouverte par jugement du 7 juin 2010 à l'encontre de la société EGC BAT et un plan de redressement a été arrêté suivant jugement du 21 mars 2011 mais celui -ci était résolu par un jugement du 23 février 2015, ayant prononcé la liquidation judiciaire.

Sur une action au fond engagée par la société SEM AGGLO contre la société EGC BAT et la selarl Gastaud, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de redressement de cette dernière, le même tribunal par jugement en date du 10 décembre 2014 confirmé en toutes ses dispositions par un arrêt de la cour d'appel de Nouméa du 11 mai 2017, a :

- condamné la société SEM AGGLO à payer à la société EGC BAT, en présence de ce commissaire, la somme de 25 763 121 francs pacifique au titre du solde du prix des travaux réalisés à la date de la résiliation effective du marché du 9 octobre 2007,

- dit que la résiliation unilatérale par la société SEM AGGLO dudit marché ne respectait pas les stipulations contractuelles et était par suite fautive,

- donné acte à la société EGC BAT de ce qu'elle se réservait le droit d'agir ultérieurement en indemnisation de l'éventuel préjudice subi en suite de cette résiliation fautive,

- débouté la société SEM AGGLO de toutes ses demandes,

- condamné cette dernière à payer à la société EGC BAT une indemnité de 400 000 francs pacifique au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, sous distraction.

Par requête en date au greffe du 22 janvier 2018, la selarl Gastaud, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société EGC BAT, a fait appeler la société SEM AGGLO devant le tribunal mixte de commerce de Nouméa à l'effet d'entendre ordonner avant dire droit une expertise visant à déterminer la valeur du fonds de commerce qu'exploitait la société EGC BAT et d'obtenir la liquidation des préjudices soufferts du fait de la résiliation unilatérale et fautive du contrat.

Cependant, compte tenu du prononcé de la clôture de la procédure collective, par extinction du passif, au terme de l'arrêt rendu par cette cour le 9 août 2018, l'instance a été reprise par le liquidateur amiable, M. [Z], qui est intervenu volontairement en la cause aux termes de conclusions déposées le 9 mai 2019, suivies le 10 janvier 2020 d'une 'requête en intervention volontaire' aux termes de laquelle il était demandé au tribunal de :

1°/ au visa des articles 1147 et 1794 du code civil,

- condamner la société SEM AGGLO. à lui payer les sommes suivantes :

3 948 802 francs pacifique au titre de la perte de marge bénéficiaire afférente à la part du marché qu'elle avait été empêchée d'exécuter, en raison de sa résiliation fautive par ladite défenderesse,

2 392 293 francs pacifique au titre des dépenses engagées par la société EGC BAT en pure perte en vue de l'exécution du marché,

10 000 000 francs pacifique en réparation du préjudice commercial,

2°/ au visa des articles 1382 et suivants du code civil et du caractère abusif de la déclaration de créance de la société SEM AGGLO au passif de la procédure collective de la société EGC BAT,

- condamner la société SEM AGGLO à lui payer une somme, à parfaire en fonction des conclusions de la mesure d'expertise judiciaire sollicitée, correspondant à la valeur du fonds de commerce de la société EGC BAT à la date immédiatement antérieure à celle à laquelle la société SEM AGGLO a décidé de manière fautive de résilier son marché,

- ordonner avant-dire-droit une mesure d'expertise visant à déterminer la valeur du fonds de commerce qu'exploitait la société EGC BAT avant la date à laquelle la société SEM AGGLO a décidé, de manière fautive, de résilier son marché, soit le 31 juillet 2009,

- condamner enfin la société SEM AGGLO à lui payer la somme de 500 000 francs pacifique au titre de l'article 700 du code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu'aux dépens.

Par jugement dont appel en date du 30 avril 2021, le tribunal mixte de commerce de Nouméa a :

- dit recevable l'intervention volontaire de M. [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la société EGC BAT, en lieu et place de la selarl Gastaud, anciennement mandataire à la liquidation judiciaire de cette même société,

- déclaré par suite infondée et rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société SEM AGGLO à l'égard de l'intervention volontaire de M. [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la société EGC BAT,

- dit recevables l'action initiale engagée par la selarl Gastaud, en qualité de liquidateur judiciaire de la société EGC BAT, et, subséquemment, la poursuite de cette action par M. [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la même société après clôture de la liquidation judiciaire du 9 août 2018,

- déclaré par suite infondée et rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société SEM AGGLO à l'égard de l'action initiale de la selarl Gastaud, ès qualités,

- dit non prescrites les demandes du liquidateur amiable de la société EGC BAT, ès qualité, les déclarant par suite recevables à cet égard,

- déclaré par suite infondée et rejeté la fin de non-recevoir soulevée par la société SEM AGGLO du chef de la prescription,

- condamné la société SEM AGGLO à payer à M. [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la société EGC BAT, la somme de 1 500 000 francs pacifique à titre de dommages et intérêts contractuels,

- débouté M. [Z], ès qualités, du surplus de ses demandes,

- condamné la société SEM AGGLO à payer à M. [Z], ès qualités de liquidateur amiable de la société EGC BAT, la somme de 100 000 francs pacifique au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.

PROCÉDURE D'APPEL

M. [Z], ès qualités, a relevé appel de ce jugement par requête enregistrée au greffe de la cour d'appel le 4 juin 2021.

Dans ses dernières écritures notifiées par voie électronique le 31 mars 2022, auxquelles il y a lieu de se reporter pour un plus ample exposé de ses prétentions et moyens, il demande à la cour de :

- réformer partiellement le jugement déféré ;

- donner acte à M. [L] [Z], agissant en sa qualité de liquidateur amiable de la société EGC BAT de ce qu'il déposera son mémoire ampliatif dans le délai de l'article 904 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie ;

- condamner la société SEM AGGLO à payer à M. [Z], agissant en sa qualité de liquidateur amiable de la société EGC BAT, les sommes suivantes :

* au visa des dispositions des articles 1147 et 1794 du code civil,

- 3.948.802 francs pacifique au titre de la perte de marge bénéficiaire afférente à la part du marché que la société EGC BAT a été empêchée d'exécuter en raison de sa résiliation fautive exclusivement imputable à l'intimée,

- 2.392.293 francs pacifique au titre des dépenses engagées par la société EGC BAT en pure perte, en vue de l'exécution du dit marché,

- 10.000.000 francs pacifique en réparation du préjudice commercial subi par la société EGC BAT,

* au visa des dispositions des articles 1382 et suivants du code civil,

. une somme à parfaire en fonction des conclusions de la mesure d'expertise judiciaire ci- après sollicitée, correspondant à la valeur du fonds de commerce de la société EGC BAT à une date immédiatement antérieure à celle à laquelle la société SEM AGGLO a procédé de manière fautive à la résiliation du marché ;

- ordonner avant-dire droit, une mesure d'expertise tendant à déterminer la valeur du fonds de commerce exploité par la société EGC BAT à la date à laquelle la société SEM AGGLO a décidé de manière fautive de résilier son marché, soit la date du 31 juillet 2009 ;

- condamner la société SEM AGGLO à payer à M. [Z], agissant en sa qualité de liquidateur amiable de la société EGC BAT, une somme de 500.000 francs pacifique au titre des frais irrépétibles exposés en première instance outre une somme identique de 500.000 pacifique au titre de ceux exposés en cause d'appel, ce en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie ;

- condamner la société SEM AGGLO en tous les dépens de première instance et d'appel, et allouer à la société d'avocats Lexcal, sur ses offres de droit, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie.

Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 30 décembre 2021, auxquelles il convient de se reporter pour un plus ample exposé de ses prétentions et moyens, la société SEM AGGLO demande à la cour de :

- infirmer le jugement du 30 avril 2021 en ce qu'il a rejeté les irrecevabilités soulevées par la société SEM AGGLO et l'a condamnée à payer à la société EGC BAT la somme de 1.500.000 francs pacifique à titre de dommages et intérêts contractuels ;

statuant de nouveau,

à titre liminaire,

- juger irrecevables les demandes reprises à son compte par M. [Z], ès qualités, alors que l'instance initiale a été introduite par la selarl Gastaud ;

- juger irrecevables les demandes reprises à son compte par M. [Z], ès qualités, pour défaut d'intérêt à agir de la selarl Gastaud, ès qualités, à l'encontre de la société SEM AGGLO ;

- juger prescrites les demandes reprises à son compte par M. [Z], ès qualités, à l'encontre de la société SEM AGGLO ;

- juger irrecevables les demandes reprises à son compte par M. [Z], ès qualités, à l'encontre de la société SEM AGGLO, du fait du décompte général et définitif intervenu entre les parties en 2013 ;

sur le fond,

- constater que la société SEM AGGLO n'a commis aucune faute en déclarant sa créance en 2010 dans l'attente de la procédure au fond sur le principe et le montant de sa créance ;

- constater que M. [Z] ne justifie pas des préjudices invoqués ni dans leur principe, ni dans leur quantum ;

- constater qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la mise en liquidation de la société EGC BAT et la résiliation de son marché du 9 octobre 2007 ou la déclaration de créance de la société SEM AGGLO ;

- rejeter l'ensemble des demandes formulées par M. [Z], ès qualités, à l'encontre de la société SEM AGGLO ;

- en tout état de cause, les dire irrecevables du fait du caractère définitif et irrévocable du mémoire définitif réalisé en 2013 par la société EGC BAT, valant décompte général et définitif ;

- condamner M. [Z], ès qualités, à payer à la société SEM AGGLO la somme de 500.000 francs pacifique au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens, distraits au profit de la société Zaouche Ranson.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 23 août 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

La cour est saisie de l'appel principal de M. [Z], liquidateur amiable de la société EGC BAT, qui estime que les premiers juges n'ont pas apprécié à leur juste valeur les préjudices subis du fait de la rupture fautive du marché, et qui reproche d'autre part à la juridiction consulaire d'avoir rejeté sa demande d'expertise, ainsi que ses prétentions fondées sur l'exercice abusif d'une voie de droit.

La cour est également saisie de l'appel incident de la société SEM AGGLO qui tend au rejet de l'intégralité des prétentions formées à son encontre.

A titre liminaire, il convient de rappeler que les demandes tendant à 'constater', 'dire et juger' ne constituent pas des prétentions au sens de l'article 4 du code de procédure civile, mais des moyens qui ne saisissent la cour d'aucune demande.

I. Sur les demandes en réparation des préjudices subis

M. [Z], ès qualités, réitère devant la cour les demandes initialement formées devant le premier juge pour obtenir la réparation des préjudices découlant d'une part de la rupture unilatérale et fautive du contrat de travaux par la société SEM AGGLO et d'autre part de l'exercice abusif par cette dernière d'une voie de droit.

La société SEM AGGLO s'oppose aux prétentions de la société ECG BAT en soulevant devant la cour, comme devant le tribunal, des fins de non-recevoir.

A. Sur les fins de non recevoir

Le tribunal a écarté les fins de non-recevoir soulevées par la société SEM AGGLO, tirées d'abord de l'absence d'intérêt à agir du mandataire liquidateur au moment de la saisine du tribunal mixte de commerce, puis de l'irrégularité des demandes reprises ensuite par M. [Z] en qualité de liquidateur amiable (1) et enfin de la prescription de l'action en indemnisation (2).

1. Sur le défaut d'intérêt à agir de la selarl Gastaud, ès qualités de liquidateur judiciaire, et la fin de non-recevoir opposée à l'intervention volontaire de M. [Z] en qualité de liquidateur amiable de la société CGC BAT,

La société SEM AGGLO, reprenant l'argumentaire développé devant les premiers juges, soutient que la selarl Gastaud, mandataire liquidateur de la société ECG BAT désigné le 25 février 2015, n'avait plus aucun intérêt à agir en cette qualité lorsqu'elle a saisi le tribunal mixte de commerce des demandes indemnitaires dès lors que la procédure de liquidation judiciaire de la société EGC était close par extinction du passif. Elle rappelle que le mandataire liquidateur a pour mission d'agir dans l'intérêt collectif des créanciers et que cet intérêt n'existe plus lorsque tous les créanciers ont été réglés à l'issue des opérations de liquidation. Elle ajoute que l'existence de cet intérêt s'apprécie, selon une jurisprudence de la Cour de cassation, au moment de l'acte introductif d'instance et non, comme l'a retenu le tribunal, au jour où la juridiction statue.

La société SEM AGGLO affirme que la selarl Gastaud savait que le passif était éteint au jour de la délivrance de la requête introductive d'instance.

M. [Z] n'a pas développé de moyens en défense.

La cour observe que la requête introductive d'instance devant le tribunal mixte de commerce aux fins d'obtenir réparation des conséquences dommageables résultant de la rupture abusive du marché a été déposée par la selarl Gastaud le 22 janvier 2018, tandis que la clôture de la liquidation judiciaire a été définitivement prononcée par la cour d'appel de Nouméa le 9 août 2018 avec un effet déclaratif, au jour même du prononcé. Il en découle, comme l'a justement relevé le tribunal, que la selarl Gastaud avait bien un intérêt à engager cette action et se devait même de le faire, pour tenter de récupérer un boni de liquidation. Le moyen tiré du défaut d'intérêt à agir de la selarl Gastaud, à la date à laquelle le tribunal a été saisi au fond des demandes indemnitaires, doit être en conséquence écarté étant observé que la procédure a été régularisée, conformément aux dispositions de l'article 126 du code de procédure civile, puisque M. [Z], liquidateur amiable de la société EGC BAT, a poursuivi l'instance en cette qualité, par son intervention volontaire en la cause le 9 mai 2019.

Le jugement sera en conséquence confirmé de ces chefs.

2. Sur la prescription

a. De l'action en responsabilité contractuelle

Le tribunal a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale extinctive opposée par la société SEM AGGLO, en relevant que la société EGC BAT avait formé ses premières demandes reconventionnelles dès l'instance engagée à son encontre par la société SEM AGGLO en référé le 28 septembre 2009, soulignant encore que la décision définitive rendue au fond sur l'imputabilité de la rupture contractuelle n'est intervenue que suivant l'arrêt confirmatif rendu par la cour le 11 mai 2017, de sorte que l'action tendant à la liquidation de ses préjudices, introduite le 22 janvier 2018, n'était pas frappée de prescription.

Comme devant les premiers juges, la société SEM AGGLO prétend que l'action en liquidation des préjudices introduite devant le tribunal mixte de commerce de Nouméa le 22 janvier 2018 serait éteinte par prescription sur le fondement de l'article 2224 du code civil, dès lors que la résiliation du contrat liant les parties, datée du 29 avril 2009, remontait à plus de cinq ans.

Devant la cour, elle ajoute que le tribunal, dans son jugement du 10 décembre 2014, a donné acte à la société EGC BAT de ce qu'elle se réservait le droit d'agir ultérieurement en indemnisation de l'éventuel préjudice subi en suite de cette résiliation fautive, alors même, soutient l'appelante, que cette demande n'a jamais été faite à la juridiction et qu'aucune demande indemnitaire à titre reconventionnel n'a ainsi été présentée au juge du fond. Selon elle, il en découle que la prescription n'a pas été interrompue au regard des dispositions des articles 2240 et 2241du code civil en l'absence de la moindre reconnaissance de sa part ou de la moindre demande en justice de la part de la société EGC BAT.

La société SEM AGGLO rappelle que la Cour de cassation, dans un arrêt du 30 septembre 2009, a en effet souligné qu'une demande de 'donner acte' était dépourvue de toute portée juridique.

M. [Z], ès qualités, indique que le caractère fautif de la rupture contractuelle n'est juridiquement et définitivement acquis que depuis l'arrêt précité du 11 mai 2017 de sorte que la demande indemnitaire fondée sur ce manquement, introduite le 19 janvier 2018, n'est pas prescrite.

La cour retient que le raisonnement suivi par la société SEM AGGLO pour priver l'instance introduite par elle-même dès le 28 septembre 2009 devant le juge du fond (aux fins de voir statuer sur l'imputabilité de la rupture du marché), de tout effet interruptif ne peut être suivi dans la mesure où la juridiction consulaire était également saisie de la demande reconventionnelle de la société EGC BAT tendant à l'imputation de la rupture du marché au maître de l'ouvrage, ainsi que cela résulte au demeurant, du troisième paragraphe du dispositif de la décision qui a bien tranché ce point de droit, en retenant la faute de la société SEM AGGLO, décision confirmée ensuite par la cour d'appel de Nouméa dans son arrêt du 11 mai 2017.

En effet, s'agissant d'une action personnelle, le délai de prescription de cinq ans, applicable à l'espèce, en vertu de l'article 2224 du code civil, qui avait recommencé à courir à la fin de l'instance en référé, conformément aux dispositions des articles 2241 et 2242 du code civil, s'est trouvé de nouveau interrompu du 28 septembre 2009 au 11 mai 2017 (durant toute la durée de l'instance), date à laquelle un second délai quinquennal a débuté, expirant le 11 mai 2022. Il en découle qu'à la date du 22 janvier 2018 correspondant à l'introduction de l'instance tendant à la liquidation des préjudices découlant de cette rupture fautive, le droit d'agir n'était frappé d'aucune prescription.

Il y a lieu en conséquence d'écarter le moyen tiré de ce chef.

b. De l'action en responsabilité délictuelle

Le tribunal a également écarté le moyen tiré de la prescription de l'action en responsabilité délictuelle engagée par la société EGC BAT, fondée sur le caractère abusif de la déclaration de créance faite par la société SEM AGGLO dans le cadre de la procédure collective, pour des motifs identiques, en retenant que les autres demandes indemnitaires avaient également pour unique origine la rupture fautive de la convention.

Devant la cour, celle-ci reprend le moyen développé en première instance en soutenant que la déclaration de créance a été réalisée le 13 août 2010 à la suite de l'ouverture du redressement judiciaire du 7 juin 2010, de sorte que le délai de cinq ans, pour agir sur le fondement de son caractère abusif, était manifestement expiré le 22 janvier 2018, date à laquelle le tribunal mixte de commerce a été saisi.

M. [Z], ès qualités, demande à la cour de rejeter cette fin de non-recevoir comme les premiers juges.

La cour rappelle qu'en application de l'article 2224 précité, le délai de prescription de cinq ans ne commence à courir qu'à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. Ainsi, les liquidateurs judiciaire puis amiable de la société EGC BAT ne pouvaient se convaincre du caractère prétendument abusif de la déclaration de créance de la société SEM AGGLO avant que, précisément le litige opposant les parties sur la question de l'imputabilité de la rupture ne soit définitivement tranché par la cour le 11 mai 2017.

Il en découle que le délai de prescription de cinq ans n'était pas encore écoulé le 22 janvier 2018 lorsque le tribunal mixte de commerce a été saisi de la demande en liquidation des préjudices.

Il convient en conséquence d'écarter, comme les premiers juges, la fin de non-recevoir soulevée de ce chef.

B. Sur le fond

Le tribunal mixte de commerce de Nouméa a considéré que le préjudice découlant pour la société EGC BATde la rupture abusive du marché correspondait, non à une 'perte de marge bénéficiaire', mais à la perte d'une chance de réaliser une marge brute qu'il a évalué à la somme de 1 500 000 francs. En effet, la juridiction a considéré que M. [Z] ne produisait pas le moindre élément de preuve sur la marge brute habituellement pratiquée pour ce type de marché, estimée par lui à 30 %. Par ailleurs, les premiers juges ont débouté M. [Z] de la demande formée au titre des frais prétendument engagés inutilement pour l'exécution complète du marché résilié, à défaut de tout élément de preuve, en soulignant que même si des produits avaient été achetés pour ce chantier, ils pouvaient tout à fait être utilisés pour d'autres marchés. La juridiction de première instance a également rejeté la demande indemnitaire fondée sur la perte d'image et le préjudice commercial en retenant que la rupture fautive de ce marché ne pouvait être à l'origine du dépôt de bilan et de la procédure collective de la société EGC BAT, dès lors que 84 % du chiffre d'affaires y afférents avaient été réalisés et payés. Elle a considéré de la même façon que la déclaration de créance au passif de la société EGC BAT à hauteur de 50 000 000 francs pacifique, présentait nécessairement un caractère provisionnel, au regard des procédures en cours, et n'avait eu strictement aucune incidence sur la procédure collective, comme le démontre d'ailleurs le fait que la liquidation ait été prononcée en février 2015 alors même que le tribunal avait débouté la SEM AGGLO de ses prétentions de créance. Les premiers juges ont en conséquence débouté M. [Z], ès qualités, de sa demande d'expertise aux fins d'évaluation du fonds de commerce, après avoir retenu l'absence de toute relation de cause à effet entre la procédure collective et la disparition de l'entreprise.

M. [Z] rappelle qu'il est irrévocablement acquis à la cause que la société SEM AGGLO a commis une faute en résiliant le marché de manière unilatérale. Reprenant les arguments développés devant le tribunal, il affirme que la part du marché restant à réaliser au jour de la rupture s'élevait à 13 162 675 francs pacifique sur 93 648 520 francs pacifique que représentait la totalité du marché. Il affirme que les marges habituellement pratiquées pour ce type de contrat sont de 30 %, ce qui signifie que l'entreprise a perdu 3 948 802 (13 162 675 x 30 %). S'agissant de la demande présentée au titre des dépenses inutilement engagées, M. [Z] s'appuie sur un arrêt de la Cour de cassation en date du 29 février 2012 qui a sanctionné une cour d'appel pour avoir rejeté une telle demande au motif qu'il s'agissait d'un marché à forfait, interdisant à la requérante de se prévaloir de facteurs extérieurs au coût du chantier sans rechercher si la rupture fautive ne lui avait pas causé d'autres préjudices. M. [Z] expose que tel est le cas en espèce dans la mesure où la société EGC BAT avait acquis un revêtement de façade dénommé 'BAUMIT' spécialement conçu pour ce chantier et pour un montant de 2 392 293 francs pacifique. Il considère que cette somme doit être ajoutée à son indemnisation.

De même, M. [Z] fait valoir que le préjudice indemnisable de la société EGC BAT ne se limite pas aux chefs de préjudice énumérés par l'article 1794 du code civil, c'est-à-dire à la perte éprouvée et au gain manqué mais que des dommages intérêts supplémentaires peuvent être alloués dans l'hypothèse où des circonstances particulières mettent en évidence l'existence d'un préjudice distinct. Le liquidateur amiable soutient que la résiliation de ce marché a été particulièrement violente et brutale puisque, sur décision du juge des référés, la société EGC BAT a dû quitter le chantier dans les quarante-huit heures et sous astreinte de 100 000 francs par jour de retard. Il souligne que la publicité faite par la société SEM AGGLO autour de ce procès a empêché la société ECG BAT de développer le procédé 'BAUMIT'.

Enfin, M. [Z] affirme que la société SEM AGGLO a commis une faute qui engage sa responsabilité délictuelle en déclarant à tort au passif de la société EGC BAT une créance correspondant à la moitié d'une année de chiffre d'affaires, qui s'est avérée dépourvue de tout fondement (arrêt du 11 mai 2017). Il explique que la société EGC BAT de petite taille n'avait aucun autre marché en cours, ni aucun autre client au moment de la résiliation, de sorte qu'elle n'a pu faire face à ses encours, ce qui a précipité sa liquidation judiciaire. M. [Z] affirme que sans cette déclaration de créance abusive, la société EGC BAT aurait pu présenter un plan de redressement viable malgré le retard de paiement de 25 000 000 francs pacifique. Il considère que le préjudice subi de ce fait correspond à la valeur du fonds de commerce puisque celui-ci n'a plus aucune valeur aujourd'hui.

M. [Z], ès qualités, demande en conséquence à la cour de condamner la société SEM AGGLO à indemniser la liquidation de la société EGC BAT d'une somme égale à la valeur du fonds de commerce à la date à laquelle la résiliation fautive est intervenue. Il ne chiffre pas cette demande dans l'attente du retour de l'expertise qui se prononcera sur cette valeur, et qu'il sollicite à nouveau devant la cour.

La société SEM AGGLO revient longuement sur les circonstances de la résiliation, arguant des nombreux manquements de la société EGC BAT dans l'exécution de ses obligations, affirme qu'elle n'a de son côté commis aucune faute en déclarant sa créance, pour assurer la préservation de ses droits, à titre conservatoire et provisionnel. Elle rappelle sur ce point qu'elle a déclaré sa créance en août 2010 alors que le décompte général définitif ne lui a été adressé que le 15 mars 2013. Elle souligne que la procédure collective de la société EGC BAT a été ouverte sur une requête de la CAFAT en 2010, sans rapport direct par conséquent avec la résiliation du marché, et observe que six années se sont écoulées entre le prononcé de la liquidation judiciaire et la résiliation du marché ce qui exclut tout rapport de causalité entre ces deux événements. La société SEM AGGLO précise que la résiliation n'a pas été brutale au regard du retard pris dans l'exécution des travaux, que la société EGC BAT était en réalité dans l'incapacité de mener à bien faute de moyens humains et matériels suffisants.

Elle demande à la cour de débouter M. [Z], ès qualités, de l'ensemble de ses demandes indemnitaires et subsidiairement, si la cour devait faire droit à ce chef de préjudice, de limiter son montant à ce qui a fixé par le tribunal.

En l'absence de moyens et d'éléments nouveaux, soumis à son appréciation, la cour estime que les premiers juges, par des motifs pertinents qu'elle adopte, ont fait une exacte appréciation des faits de la cause et des droits des parties, en fixant le préjudice indemnisable de la société EGC BAT à la seule perte d'une chance de réaliser une marge brute, s'agissant du seul préjudice certain exactement évalué à la somme de 1 500 000 francs pacifique, et en la déboutant des autres postes de préjudice pour lesquels aucun élément de preuve n'a jamais été produit, ni devant le tribunal, ni devant cette cour, susceptible de rapporter l'existence d'un lien de causalité entre la perte du marché imputable à la société SEM AGGLO et les sommes réclamées.

S'agissant de la demande d'expertise formée avant dire droit pour déterminer la valeur du fonds de commerce avant la rupture fautive du contrat, valeur sur laquelle le liquidateur de la société EGC BAT entend asseoir sa demande de dommages et intérêts fondée sur le caractère abusif de la déclaration de créance, la cour rappelle qu'en application des dispositions de l'article 146 du code de procédure civile, les mesures d'instruction n'ont pas vocation à pallier la carence des parties dans l'administration de la preuve. Au cas d'espèce, force est de constater que cette mesure d'instruction serait en tout état de cause impuissante pour rapporter la preuve du lien de causalité direct entre la déclaration de créance, effectuée à titre conservatoire et provisionnel au mois d'août 2010, et la disparition pure et simple de la société, plusieurs années plus tard, au terme de la procédure de liquidation close par extinction du passif social le 9 août 2018.

Il convient ainsi, en définitive, de confirmer le jugement frappé d'appel de ces chefs.

II. Sur les demandes fondées sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile

M. [Z], ès qualités, demande la condamnation de la société SEM AGGLO au paiement d'une somme de 500 000 francs au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et celle de 500 000 francs pour les frais engagés en cause d'appel .

La société SEM AGGLO demande à a cour la condamnation de M. [Z], ès qualités, à la somme de 500 000 francs pacifique.

Compte tenu de la position économique respective des parties, l'équité commande de les exonérer de l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés devant la cour.

III. Sur les dépens

M. [Z], ès qualités, qui succombe devant la cour, sera condamné aux dépens de l'instance d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement rendu le 30 avril 2021 par le tribunal mixte de commerce de Nouméa en toutes ses dispositions critiquées ;

Y ajoutant,

Exonère les parties de l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles ;

Condamne M. [Z], en qualité de liquidateur amiable de la société EGC Bat, aux dépens de l'instance d'appel.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Nouméa
Formation : Chambre commerciale
Numéro d'arrêt : 21/00038
Date de la décision : 27/03/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-03-27;21.00038 ?
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