COUR D'APPEL DE NOUMÉA
Arrêt du 30 Août 2012
Chambre Civile
Numéro R. G. :
11/ 00158
Décision déférée à la cour :
rendue le : 28 Février 2011
par le : Tribunal de première instance de NOUMEA
Saisine de la cour : 29 Mars 2011
PARTIES DEVANT LA COUR
APPELANT
LA SARL BABYLONE, prise en la personne de son représentant légal
302 rue Jacques Iékawé-98800 NOUMEA
représentée par la SELARL JURISCAL
INTIMÉS
M. Raymond X..., ancien titulaire d'un office notarial
né le 13 Avril 1934 à ALGER (ALGÉRIE)
demeurant ......-98845 NOUMEA CEDEX
représenté par la SELARL LOUZIER-FAUCHE-CAUCHOIS
LA CONSERVATRICE DES HYPOTHEQUES DE NOUMEA, Secrétariat Général du Gouvernement-Direction des Services Fiscaux, représenté par Mme Stéphanie Y...
...-98848 NOUMEA CEDEX
Concluant
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 26 Juillet 2012, en audience publique, devant la cour composée de :
Bertrand DAROLLE, Président de Chambre, président,
François BILLON, Conseiller,
Régis LAFARGUE, Conseiller,
qui en ont délibéré,
François BILLON, Conseiller, ayant présenté son rapport.
Greffier lors des débats : Corinne LEROUX
ARRÊT : contradictoire,
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 451 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie,
- signé par Bertrand DAROLLE, président, et par Mikaela NIUMELE, adjoint administratif principal faisant fonction de greffier, auquel la minute de la décision a été transmise par le magistrat signataire.
PROCÉDURE DE PREMIÈRE INSTANCE
Par requête déposée au greffe le 29 juillet 2005, la société BABYLONE a assigné M. Raymond X..., notaire, devant le tribunal de première instance de NOUMÉA.
La société BABYLONE exposait ainsi que, par acte de Me X... du 5 avril 1984, deux servitudes de passage avaient été instituées par la société BALLANDE au profit de la société MICA sur le lot no123 pie, devenu le lot no22 du quatrième kilomètre, aujourd'hui inclus dans le lot no50 d'une superficie de 11. 600 m2 de la même section. Elle précisait qu'elle avait acquis ce lot pour un montant de 150. 000. 000 F CFP, le 20 octobre 2003, sans que l'existence des servitudes n'y soit mentionnée, en raison de la négligence de Me X... qui avait omis de les reporter dans les actes de transmission des 7 juin1996 et 26 septembre 1996.
La société BABYLONE, qui ne pouvait jouir de l'intégralité du terrain dont elle avait fait l'acquisition, en raison de ces servitudes, demandait la réparation de son préjudice à Me X....
Par acte d'huissier signifié le 19 décembre 2005, M. X... a attrait le conservateur des hypothèques à la procédure.
Par ordonnance rendue le 6 novembre 2006, le juge de la mise en état a ordonné une expertise confiée à M. Michel A... qui a déposé son rapport le 6 juillet 2009.
Par jugement du 28 février 2011, auquel il convient de se référer pour plus ample exposé des faits, de la procédure antérieure et des moyens des parties, le tribunal de première instance de NOUMÉA a statué ainsi qu'il suit :
Vu les articles 1383 et 2197, 2199, 2202, 2203 du code civil ;
Déclare nulle l'assignation du conservateur des hypothèques à défaut de comporter l'identité précise du conservateur appelé dans la cause ;
Met hors de la cause Mme Stéphanie Y..., conservateur des hypothèques ;
Homologue le rapport déposé par M. Michel A... ;
Dit que M. Raymond X... a commis une faute en ne s'assurant pas de l'exacte transcription de la servitude auprès du fichier hypothécaire afin de la rendre publique et en ne la mentionnant pas comme charge dans les actes conclus par la société SUNSET immobilier et REEF ;
Rejette la demande d'indemnisation du préjudice de la société BABYLONE après l'avoir déclarée insuffisamment fondée ;
Dit n'y avoir lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société BABYLONE aux dépens de l'instance ;
Rejette toute autre demande.
PROCÉDURE D'APPEL
Par requête déposée le 29 mars 2011, la société BABYLONE a interjeté appel de la décision.
Dans son mémoire ampliatif d'appel du 29 juin 2011, complété par ses écritures du 23 novembre 2011, elle fait valoir, pour l'essentiel :
- que son appel ne porte que sur le rejet d'indemnisation de son préjudice et les dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens ;
- que la SARL BABYLONE se voit privée de la pleine jouissance de son droit de propriété et sera contrainte d'en tenir compte en cas de revente du bien qui sera nécessairement déprécié, ce qui n'avait pu être pris en compte lors de son acquisition au prix de 150. 000. 000 F CFP ; que la SARL BABYLONE subit ainsi un réel préjudice en ne pouvant faire procéder aux constructions souhaitées sans prendre en compte cette servitude ;
- qu'elle a ainsi mandaté M. B..., expert immobilier inscrit près la Cour d'appel de Nouméa, pour qu'il évalue le préjudice, au regard des servitudes localisées par M. A... dans le cadre de l'expertise judiciaire ordonnée avant dire droit ; que M. B...a ainsi pu établir, dans son rapport amiable du 27 octobre 2011, les éléments suivants :
* la première servitude, créée à la limite du terrain aux fins de constituer une voie de sortie pour la station service SHELL, pose un réel problème dans le cadre de la création indispensable d'une seconde sortie sur le propre terrain de la SARL BABYLONE, dans la perspective d'une exploitation commerciale de ce lot ; si aujourd'hui cette servitude a été isolée par la pose d'un grillage, comme le soutient M. X..., afin d'éviter que les clients de la station service ne se rendent sur la propriété de la SARL BABYLONE, il n'en était nullement de même à l'époque de l'acquisition du terrain, soit en octobre 2003 ;
* la seconde servitude, qui correspond à celle grevant le fonds de la SARL BABYLONE le long de la limite OUEST, perpendiculairement à la route jusqu'en fond de propriété, s'articule sur une largeur de deux mètres de part et d'autre de la limite séparative et s'avère source d'un préjudice financier réel résultant de la perte de droits à construire ;
* la SARL BABYLONE a ainsi perdu 1. 160 m2 de surface constructible au regard des modifications apportées par le nouveau plan d'urbanisme directeur (PUD) quant au taux d'emprise au sol des constructions, ce qui se traduit du fait de la perte des droits à construire directement issue de cette servitude par un préjudice financier de 38. 000. 000 F CFP, somme à laquelle il convient d'ajouter celle de 32. 480. 000 F CFP représentant la perte de revenus locatifs, ce qui porte le préjudice total à 70. 480. 000 F CFP ;
En conséquence, la SARL BABYLONE demande à la Cour de statuer ainsi qu'il suit :
- Recevoir les écritures de la société BABYLONE, les dire justes et bien fondées ;
- Dire et juger recevable l'appel interjeté par la société BABYLONE à l'encontre du jugement qui a été rendu par le tribunal de première instance de Nouméa, uniquement en ce que ce dernier a rejeté la demande d'indemnisation du préjudice subi par ladite société BABYLONE, l'ayant considéré insuffisamment fondé et inexistant, mais également en ce que ledit jugement a rejeté les demandes formées par la société BABYLONE au titre de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle-Calédonie, et a condamné cette dernière aux dépens de l'instance ;
Statuant à nouveau,
- Réformer partiellement le jugement querellé, rendu le 28 février 2011, en condamnant M. X... à régler à la société BABYLONE une somme globale et forfaitaire de 70. 480. 000 F CFP à titre de réparation des préjudices subis du fait des fautes commises par ce dernier, retenues en première instance et non frappées d'appel, outre une somme de 500. 000 F CFP au titre des frais irrépétibles de première instance, ainsi qu'une somme de 500. 000 F CFP au titre des frais irrépétibles d'appel et en condamnant aux entiers dépens de première instance et d'appel M. X..., et ce y compris les frais d'expertise judiciaire confiée à M. A...
******************************
Par conclusions déposées le 2 septembre 2011 et le 17 février 2012, M. X... fait valoir, pour l'essentiel :
- que le préjudice résultant de l'absence de transcription des servitudes ne saurait être considéré comme une atteinte au droit de propriété, une servitude n'étant qu'une charge affectant un fonds servant ; qu'il y a lieu, dès lors, de s'interroger si la connaissance de cette charge aurait pu dissuader la société BABYLONE d'acheter le fonds ou justifier une moins value ;
- qu'il s'avère que le fonds acquis, qui autorisait des projets immobiliers d'importance, sert en réalité d'aire de stationnement en plein air des véhicules d'un concessionnaire vendeur d'automobiles ; que les servitudes étaient par ailleurs, pour l'une parfaitement apparente et pour l'autre inutilisable car venant buter sur un front de talus qui constitue la limite de propriété du lotissement supérieur autrefois fonds dominant ; qu'en outre, cette dernière servitude ne cause aucun véritable préjudice à la société BABYLONE qui ne pourrait adosser en zone de prospect une construction à une station service de vente de carburants ;
- qu'il apparaît ainsi que la SARL BABYLONE n'a pas été gênée pour l'aménagement de son fonds consacré au stockage de véhicules automobiles ;
- qu'en dépit de ces éléments, la SARL BABYLONE a missionné un expert, et ainsi porté ses prétentions de 30. 000. 000 F CFP à 70. 480. 000 F CFP, selon un rapport amiable qui ne résiste pas à l'analyse en ce qu'il méconnaît :
* que la servitude est à cheval sur deux lots soit 2 mètres de large sur le lot BABYLONE et 2 mètres de large sur le lot voisin MICA (Station CAPY) ;
* que la servitude est totalement impraticable sur le lot MICA en raison des bâtiments qui l'envahissent (station-service) jusqu'à la ligne séparative des lots, mais aussi en raison d'un talus abrupt de 9 mètres de hauteur ;
* que ce terrain pour le service foncier duquel la servitude avait été conçue initialement a été vendu par la société BALLANDE à un lotisseur qui l'a subdivisé et enfin alloti en sorte qu'il n'est plus enclavé et se trouve desservi depuis plusieurs années par un réseau de voies du lotissement aujourd'hui voies publiques ; qu'il est, en outre, envahi de constructions diverses ayant toutes accès à la voie publique ; qu'enfin, le tracé de la servitude aboutit au pied du talus que surmonte une villa du lotissement supérieur ;
- que le rapport ne saurait tenter de faire une estimation d'une valeur spéculative théorique d'un terrain promis à une promotion immobilière en prétendant que la construction pourrait être adossée à une station-service de carburant, en méconnaissance des règles de sécurité et de prospect ;
- qu'on ne voit pas pour quelle raison un promoteur choisirait de positionner l'emprise de son bâtiment (un R + 3 selon le rapport) dans une zone de 2 mètres accolée au fonds voisin d'une station service, alors que le terrain a lui-même une superficie d'un hectare et 16 ares ;
- que la société BABYLONE qui ne démontre aucunement qu'elle aurait renoncé à son achat ou exigé un prix moindre, si elle avait connu les servitudes, ne justifie pas plus d'une demande de permis de construire dûment déposée à l'autorité chargée de l'instruire auquel un refus lui aurait été opposé pour cause d'emprise ou de servitude ; que les servitudes s'éteignent par le non usage pendant trente ans, mais aussi, conformément aux dispositions de l'article 703 du code civil, lorsque les choses se trouvent dans un état tel qu'on ne peut plus en user.
En conséquence, M. X... fait valoir que, s'il a bien commis une faute en omettant de mentionner les servitudes dans les actes notariés des 7 juin1996 et 26 septembre 1996, cette faute n'a cependant été génératrice d'aucun préjudice et qu'ainsi le jugement doit être confirmé en toutes ses dispositions.
****************************
Par note du 30 septembre 2011, le conservateur des hypothèques, relevant qu'il n'est plus mis en cause, en appel, ne formule aucune observation, ni aucune demande.
****************************
Les ordonnances de clôture et de fixation de la date de l'audience ont été rendues le 7 juin 2012.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Attendu que l'appel, formé dans les délais légaux, est recevable ;
Attendu que l'appel formé par la société BABYLON ne porte que sur le rejet d'indemnisation de son préjudice et les dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens ;
De l'indemnisation du préjudice de la société BABYLONE
Attendu que la société BABYLONE, qui avait évalué en première instance son préjudice à la somme de 30. 000. 000 F CFP, produit en appel une expertise non contradictoire et porte ainsi ses demandes à la somme de 70. 480. 000 F CFP ; que cette expertise amiable repose sur l'estimation d'une valeur spéculative théorique d'un terrain promis à une promotion immobilière et part du postulat que les servitudes contribueraient nécessairement à une perte de droit à construire, ainsi qu'à une perte de revenus locatifs pour le promoteur ;
Attendu cependant que Me X... relève avec justesse que, même à considérer que le plan d'urbanisme directeur (PUD) autoriserait, contre toutes règles de sécurité et de prévention des risques d'incendie, une construction industrielle dans l'emprise de deux mètres directement adossée à une station-service de vente au détail de carburant, il convient d'observer que le lot BABYLONE n'est pas bâti et que l'existence d'un droit à construire sur une zone de prospect n'est nullement établie : qu'au surplus le PUD impose, dans cette hypothése, l'édification de murs coupe-feu ; qu'enfin la servitude est à cheval sur deux lots, soit 2 mètres de large sur le lot BABYLONE et 2 mètres de large sur le lot voisin MICA (Station CAPY), ce qui la rend impraticable, ce d'autant plus qu'elle se heurte à un talus abrupt de 9 mètres de hauteur qui constitue la limite du lot de la société BABYLONE ;
Attendu qu'en outre, la société BABYLONE n'explique pas pour quelle raison elle choisirait tout spécialement de positionner l'emprise de son bâtiment de trois étages (un R + 3 selon le rapport) dans cette zone de 2 mètres accolée au fonds voisin occupé par une station service, justement sur l'emprise de la servitude de 360 m2, qui ne représente que 3 % de la superficie totale de 11. 600 m2 ;
Attendu qu'un tel choix, à partir duquel l'indemnisation est calculée, est peu cohérent et lui imposerait, à tout le moins selon l'article 8 du PUD d'édifier des murs coupe-feu, si elle entendait construire en limite de fond de parcelle sans respecter la distance imposée de 3 mètres, alors même que le terrain d'une superficie de 11. 600 m2 sur laquelle le bâti ne doit pas excèder 50 % (projet de PUD) ou 60 % (PUD de 2002) de la superficie totale ; que ce terrain dispose enfin d'une profondeur moyenne de 50 mètres de nature à implanter des bâtiments et d'un arc de cercle de plus de 200 mètres ouvrant sur la voie publique permettant, le cas échéant, de desservir la propriété par la création d'un nouveau point d'accès ;
Attendu que la société BABYLONE n'établit pas plus, qu'elle n'aurait pas acheté au prix fixé, ni investi dans la propriété qui est en fait actuellement limitée à une aire de stationnement de véhicules, si elle avait eu connaissance du droit de passage sur sa propriété ;
Attendu qu'en ne démontrant pas que la faute du notaire, qui a omis de mentionner les servitudes, s'est traduite pour la société BABYLONE par un préjudice réel, la Cour est conduite à rejeter l'indemnisation demandée qui est exclusivement basée sur les droits à construire ; que la Cour constate en effet qu'aucune demande n'est formée au titre de la valeur vénale de l'emprise concernée ;
Attendu qu'au surplus, et de manière surabondante, il convient de rappeler que les servitudes s'éteignent par le non usage pendant trente ans (article 6 du code civil), mais aussi conformément aux dispositions de l'article 703 du code civil : " lorsque les choses se trouvent en tel état qu'on ne peut plus en user " ; que la jurisprudence est ainsi venu préciser que : " lorsque l'usage d'une servitude est devenu définitivement impossible en raison des modifications résultant, dans l'état matériel des lieux, d'ouvrages permanents, les juges du fond peuvent en déduire l'extinction de la servitude par application de l'article 703 du code civil " (Cassation, 3ème Civ., 9 avril 1974) et tout particulièrement lorsque ces ouvrages sont édifiés sur le fonds dominant (Cassation, 3ème Civ., 10 février 1976) ; qu'il en est également ainsi lorsque le fonds dominant, pour le service duquel la servitude a été instituée, a été alloti et dispose de voies d'accès ce qui est précisément le cas d'espèce des " Jardins d'Alexandre ", le tracé d'une des deux servitudes aboutissant en outre au pied d'un talus abrupt de neuf mètres, par conséquent inexploitable, l'autre servitude étant quant à elle en zone de prospect ;
Des frais irrépétibles et des dépens
Attendu qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge des parties les frais non compris dans les dépens ;
Attendu que la société BABYLONE, qui succombe, doit être condamnée aux dépens de la procédure d'appel ;
PAR CES MOTIFS
La Cour statuant publiquement, par arrêt contradictoire déposé au greffe ;
Déclare recevable, en la forme, l'appel formé par la S. A. R. L. BABYLONE ;
Au fond,
Confirme le jugement rendu le 28 février 2011 par le tribunal de première instance de Nouméa en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant :
Déboute la S. A. R. L. BABYLONE de sa demande tendant à obtenir une somme globale et forfaitaire de 70. 480. 000 F CFP à titre de réparation des préjudices subis du fait des fautes commises par Me X... ;
Rejette toutes prétentions plus amples ou contraires ;
Dit n'y a voir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile de la Nouvelle Calédonie ;
Condamne la S. A. R. L. BABYLONE aux dépens de l'entière procédure.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT