RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT N°
N° RG 21/04557 -
N° Portalis DBVH-V-B7F-IJG3
MPF - NR
TJ HORS JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP DE NIMES
06 décembre 2021
RG:19/00169
S.A.S. MONTPELLIER PROPERTIES
C/
[I]
[P]
Grosse délivrée
le 12/01/2023
à Me Brigitte MAURIN
à Me Pascale COMTE
à Me Jean-michel DIVISIA
COUR D'APPEL DE NÎMES
CHAMBRE CIVILE
1ère chambre
ARRÊT DU 12 JANVIER 2023
Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de NIMES en date du 06 Décembre 2021, N°19/00169
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Mme Marie-Pierre FOURNIER, Présidente de chambre,
Mme Elisabeth TOULOUSE, Conseillère,
Mme Séverine LEGER, Conseillère,
GREFFIER :
Mme Nadège RODRIGUES, Greffière, lors des débats et du prononcé de la décision
DÉBATS :
A l'audience publique du 15 Novembre 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 12 Janvier 2023.
Les parties ont été avisées que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe de la cour d'appel.
APPELANTE :
S.A.S. MONTPELLIER PROPERTIES
La SAS MONTPELLIER PROPERTIES
exerce sous l'enseigne SOTHEBY'S INTERNATIONAL REALTY est prise en son établissement sis [Adresse 1].
[Adresse 2]
[Localité 6]
Représentée par Me Brigitte MAURIN, Postulant, avocat au barreau de NIMES
Représentée par Me Erik ROUXEL, Plaidant, avocat au barreau de MONTPELLIER
INTIMÉS :
Monsieur [M] [N] [I]
né le [Date naissance 3] 1952 à [Localité 11] (Norvège)
[Adresse 10]
[Localité 4] NORVÈGE
Représenté par Me Pascale COMTE de la SCP AKCIO BDCC AVOCATS, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de NIMES
Madame [V] [P]
[Adresse 8]
[Localité 5]
Représentée par Me Jean-michel DIVISIA de la SCP COULOMB DIVISIA CHIARINI, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de NIMES
ARRÊT :
Arrêt contradictoire, prononcé publiquement et signé par Mme Marie-Pierre FOURNIER, Présidente de chambre, le 12 Janvier 2023, par mise à disposition au greffe de la Cour
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Le 25 février 2017, [M] [N] [I] a donné mandat à l'agence immobilière SAS Montpellier Properties exerçant sous l'enseigne [Localité 12] Sotheby's International Reality de vendre un château situé à [Localité 9] (30). Aux termes de ce mandat de vente non exclusif, la rémunération du mandataire a été fixée à 300 000 euros, somme exigible le jour de réalisation de la vente, constatée dans un acte écrit, signé des deux parties, et comprise dans le prix de vente, fixé lui, à 5 500 000 euros.
Un an plus tard, le mandataire a présenté au mandant un acquéreur potentiel, la société de droit américain Evergreen Investistment Trust Holdings Llc, laquelle a signé le 1er février 2018 une offre d'achat du bien immobilier, offre contresignée par le vendeur le 6 février 2018 et expirant le 28 février 2018. La vente, confiée par le vendeur à Maître [V] [P], notaire, n'a finalement pas été conclue.
Par courrier du 23 avril 2018, M. [I] a dénoncé le mandat confié à la SAS Montpellier Properties et indiqué être en contact avec un autre acquéreur en la personne de M. [Y] [U] par l'intermédiaire de l'agence Emile Garcin à [Localité 12] (30).
Par acte du 27 décembre 2018, la SAS Montpellier Properties a assigné M. [I] et Maître [P] devant le tribunal de grande instance de Nîmes aux fins de voir Maître [P] condamné, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, à lui payer la somme de 300 000 euros en réparation du préjudice de perte de chance d'obtenir le paiement d'une commission et de voir condamner M. [I] à lui payer la même somme au titre de la responsabilité contractuelle, outre la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par jugement contradictoire du 6 décembre 2021, le tribunal judiciaire de Nîmes a :
- débouté la SAS Montpellier Properties de ses demandes à l'encontre de Maître [V] [P] et de M. [M] [N] [I] ;
- débouté [M] [N] [I] de sa demande reconventionnelle,
- condamné la SAS Montpellier Properties à payer à Maître [V] [P] une indemnité de 1 000 euros et à [M] [N] [I] une indemnité de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la SAS Montpellier Properties aux entiers dépens ;
- ordonné l'exécution provisoire.
Le tribunal a estimé que l'absence de signature du compromis de vente résultait de la seule inertie de la société acquéreuse qui n'avait pas fourni les documents nécessaires pour établir l'acte et ne pouvait être imputée aux défendeurs.
Par déclaration du 23 décembre 2021, la société Montpellier Properties a interjeté appel de cette décision.
Par ordonnance du 27 juin 2022, la procédure a été clôturée le 31 octobre 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience du 15 novembre 2022.
EXPOSE DES PRÉTENTIONS ET DES MOYENS
Par conclusions notifiées par voie électronique le 16 septembre 2022, l'appelante demande à la cour d' infirmer le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau :
- condamner Mme [P], sur le fondement de la responsabilité délictuelle, à lui verser la somme de 300 000 euros en réparation du préjudice de perte de chance d'obtenir le paiement de la commission,
- condamner M. [I] à lui verser la somme de 300 000 euros en réparation du préjudice de perte de chance d'obtenir le paiement de la commission contractuellement prévue,
Subsidiairement,
- condamner solidairement les intimés à lui payer la somme de 300 000 euros en réparation du même préjudice de perte de chance,
- débouter M. [I] de sa demande indemnitaire,
En tout état de cause,
- condamner solidairement Mme [P] et M. [I] à lui payer la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses prétentions, la société Montpellier Properties fait valoir que Maître [P], par son refus intransigeant et infondé de mettre en place un simple pré-contrat ou compromis de vente sous conditions suspensives, a commis une faute à l'origine de l'échec de la vente et que le vendeur a tout mis en oeuvre pour freiner la signature du compromis car il avait donné mandat à une autre agence dès le 15 février 2018 en violation de son engagement contractuel du 6 février 2018.
Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 16 septembre 2022, M. [I] demande à la cour de confirmer le jugement sauf en ce qu'il a rejeté sa demande reconventionnelle au titre des préjudices subis et, statuant à nouveau, de :
- condamner la SAS Montpellier Properties à lui payer la somme de 6 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral et financier,
- condamner la SAS Montpellier Properties à lui payer la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
L'intimé considère que l'appelante ne démontre pas la faute qu'elle lui reproche et qu'il est fondé à lui demander réparation du préjudice financier et moral qu'il a subi du fait de ses manquements ayant conduit à l'immobilisation du bien ainsi qu'à la perte de deux millions d'euros sur le prix du château.
Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 2 mai 2022, Maître [P] demande à la cour de confirmer le jugement dont appel en toutes ses dispositions.
L'intimée réfute avoir commis la moindre faute dans l'exécution de sa mission, l'échec de l'opération étant seulement imputable à l'acquéreur.
MOTIFS :
Aux termes du mandat confié à l'agent immobilier, le vendeur s'est engagé à ratifier la vente à tout acquéreur qui lui serait présenté par le mandataire aux conditions, prix et charges précisées dans le mandat, l'inexécution de cette obligation étant sanctionnée par le règlement au mandataire d'une indemnité égale au montant de sa rémunération.
Le 1er février 2018, la société de droit américain Evergreen Investent Trust, acquéreur présenté par l'agent immobilier, a signé une offre d'achat que le vendeur a contresigné le 6 février 2018.
Si les parties n'ont finalement pas signé de compromis de vente, l'agent immobilier considère néanmoins que la vente était parfaite, les parties étant tombées d'accord sur la chose et sur le prix le 6 février 2018.
Il estime que la vente n'a pas été réalisée à la suite de la faute conjuguée de Maître [P] laquelle a opposé un refus injustifié de rédiger le compromis de vente et de celle du vendeur qui, en dépit de son engagement de vendre le château à l'acquéreur qu'il lui avait présenté, l'a vendu à un autre acquéreur présenté par un autre agent immobilier.
Sur la faute du notaire :
Selon l'agent immobilier, Maître [P] est à l'origine de l'échec de la vente par son refus tardif et injustifié d'établir le compromis de vente alors que pourtant l''acquéreur qu'il avait présenté au vendeur, la société de droit américain Evergreen Investistment Trust Holdings Llc, lui avait adressé, par l'intermédiaire de son propre notaire Maître [L], tous les documents requis pour lui permettre d'établir le compromis de vente (comparution de la société, attestation sur ses capacités financières en fonds propres, retour positif du SPF de [Localité 7], statuts de la société).
Les premiers juges n'ont pas retenu la faute du notaire au motif que les pièces communiquées par Maître [L] à Maître [P] n'avaient pas permis à cette dernière de se conformer à ses obligations légales résultant des dispositions des articles L 561-5, L 561-6 et L 561-10-2 du code monétaire et financier, lesquelles imposent au notaire un examen renforcé de toute opération particulièrement complexe ou d'un montant inhabituellement élevé. Le tribunal a considéré que l'opération envisagée portait sur un montant inhabituellement élevé - 6 500 000 euros - et que les pièces transmises, rédigées en anglais et non traduites, étaient dénuées de valeur juridique, que l'attestation sur l'honneur communiquée ne lui permettait pas de vérifier l'origine des fonds et enfin que les seules pièces produites, s'agissant d'une société de droit américain dont le siège se trouvait dans l'état du Delaware, ne permettait pas de déterminer avec certitude l'identité du bénéficiaire effectif de l'opération.
L'appelante fait observer à la cour que Maître [P] lors de ses échanges avec le notaire de l'acquéreur n'a évoqué à aucun moment la difficulté que présenterait la communication de pièces en langue anglaise et considère qu'il lui appartenait de se déporter au profit d'un confrère plus compétent qu'elle en matière de transactions internationales. L'agent immobilier souligne que l'obligation légale de vigilance ne s'applique qu'au client du notaire et au bénéficiaire effectif de l'opération et considère que seul le vendeur, M. [I], répondait à cette définition, la société américaine étant la cliente d'un autre notaire, Maître [L]. Il rappelle qu'en tout état de cause, Maître [P] ne pouvait s'opposer à établir le compromis de vente et devait seulement si elle l'estimait utile, faire un signalement à Tracfin, lequel peut alors s'opposer à la rédaction de l'acte. L'appelante estime qu'en réalité, le vendeur a changé d'avis après avoir contresigné l'offre d'achat du 6 février 2018, a trouvé un autre acquéreur et a obtenu de son notaire qu'elle fasse échouer la vente.
Aux termes de l'article L 561-2 13° du code monétaire et financier, les notaires sont tenus d'exécuter les obligations imparties par les articles L 561-5 à L 561-14-2 du code monétaire et financier ainsi que par les articles L 561-15 à L 561-22 du même code.
Ces dispositions font peser sur le notaire une obligation de vigilance ainsi qu'une obligation de déclaration à Tracfin s'ils soupçonnent l'origine frauduleuse des fonds remis dans le cadre de l'opération.
Dans le cadre de son obligation de vigilance, le notaire doit identifier son client et, le cas échéant, le bénéficiaire effectif de l'opération et vérifier ces éléments d'identification sur présentation de tout document écrit probant conformément aux dispositions de l'article L 561-5 du code monétaire et financier. Cette obligation de vigilance est renforcée par l'article L 561-10-2 du même code pour 'toute opération particulièrement complexe ou d'un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d'objet licite'.
Le notaire encourt des sanctions disciplinaires s'il ne respecte pas ses obligations légales.
Le tribunal a estimé avec pertinence que Maître [P] était tenue à une obligation de vigilance renforcée dès lors que la vente portait sur la vente d'un château au prix de 5 500 000 euros, montant qu'elle a considéré à juste titre inhabituellement élevé.
Maître [P] justifie que l'acquéreur ne lui a pas communiqué des éléments écrits probants lui permettant de vérifier son identité ou, s'agissant d'une société, d'en identifier le bénéficiaire effectif, soit, selon l'article R 561-1 du code monétaire et financier, la personne physique qui détient plus de 25% du capital ou qui exerce un pouvoir de contrôle sur les organes de gestion, d'administration ou de direction de la société.
Le seul document versé aux débats sont les statuts de la société Evergreen Investent Trust Holdings LLC, à responsabilité limitée du Delaware, dont les documents ont été déposés auprès du bureau de l'Etat du Delaware le 13 février 2018, ayant pour objet l'investissement immobilier. Il n'est mentionné le nom d'aucune personne physique, seul le nom du mandataire des membres de la société, [Z] [D], lequel a signé les statuts en sa qualité de mandataire autorisé, figure dans ce document.
Contrairement à ce que soutient l'appelante, l'obligation de vigilance du notaire ne portait pas seulement sur l'identification du vendeur mais aussi sur celle de l'acquéreur.
En effet, lorsqu'un notaire reçoit un acte de vente authentique, son obligation de vigilance ne saurait se restreindre à l'identification d'une seule partie mais s'étend à celle de toutes les parties à l'acte. L'appelante ne peut donc sérieusement faire grief à Maître [P] d'avoir fait preuve d'intransigeance et d'avoir outrepassé son obligation de vigilance en exigeant que la société Evergreen Investistment Trust Holdings Llc justifie de l'identité de son bénéficiaire effectif en communiquant des documents probants, ladite société étant partie à l'acte de vente.
L'appelante soutient aussi à tort que Maître [P] a commis une faute en refusant d'établir le compromis de vente et avait seulement le droit d'adresser une déclaration de soupçon à Tracfin lequel pouvait seul s'opposer à la passation de l'acte. En effet, si en règle générale le notaire a l'obligation de passer un acte, l'article L 561-6 du code monétaire et financier lui impose de refuser de prêter son concours à la transaction envisagée en cas d'impossibilité de procéder aux vérifications requises.
Maître [P] a informé l'acquéreur de son refus en termes clairs par courrier du 2 mars 2018: « Je vous prie de bien vouloir prendre note que je refuse d'engager ma responsabilité sur ce dossier compte-tenu de l'insuffisance des éléments que vous m'avez transmis... ».
Le jugement qui a écarté la responsabilité de Maître [P] sera donc confirmé, son refus d'instrumenter n'étant ni tardif ni injustifié. En effet, en constatant que dans le mois suivant l'offre d'achat, l'acquéreur ne lui avait toujours pas transmis les documents écrits probants lui permettant de procéder aux vérifications requises par la loi, elle a à juste titre fait part de son refus d'établir le compromis de vente. Si elle avait accepté de l'établir dans de telles conditions, elle s'exposait à des sanctions disciplinaires.
Sur la faute du vendeur :
La cause exclusive de l'échec de la vente est le refus de prêter son concours à la vente opposé par le notaire en raison de l'impossibilité d'exercer son obligation de vigilance renforcée en l'état de l'absence de communication par l'acquéreur de documents probants permettant de lever l'anonymat du bénéficiaire effectif.
L'appelante ne démontre pas que l'échec de la vente est imputable aux agissements du vendeur, lequel, n'ayant pas confié un mandat exclusif de vente à l'agence immobilière SAS Montpellier Properties, était libre de confier un autre mandat à une autre agence, le seul fait d'avoir reçu une offre d'achat et de l'avoir contresigné ne le privant pas du droit de continuer à prospecter pour trouver d'éventuels acquéreurs en cas d'échec de la vente, la nébulosité de l'acquéreur présenté par l'appelante, société de droit américain immatriculée dans l'Etat du Delaware servant d'écran destiné à préserver l'anonymat de personnes physiques, lui laissant légitimement augurer des difficultés quant à l'aboutissement de la vente.
Les premiers juges ont à bon droit écarté la responsabilité du vendeur et le jugement sera confirmé.
Sur la faute de l'agent immobilier :
[M] [N] [I] demande réparation du préjudice causé par la mauvaise foi de son mandataire.
Le vendeur ne démontre pas cependant que le préjudice allégué - la baisse du prix de vente de plus de 1 500 000 euros ' est imputable aux deux fautes que son mandataire aurait à ses dires commises, la première consistant à ne pas avoir vérifié la solvabilité et l'identité du premier acquéreur, la société Evergreen, la seconde consistant à ne pas avoir donné suite à la demande du second acquéreur, Mr [U], lequel a dû s'adresser à l'autre agence immobilière pour visiter le château.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de [M] [N] [I].
Sur l'article 700 du code de procédure civile :
Il est équitable de condamner la société SAS Montpellier Properties à payer à [M] [N] [I] et à [V] [P] la somme de 2 000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Condamne la société SAS Montpellier Properties à payer à [M] [N] [I] et à [V] [P] la somme de 2000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
La condamne aux dépens.
Arrêt signé par la présidente et par la greffière.
LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE,