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04/11/2022 | FRANCE | N°21/02827

France | France, Cour d'appel de Nancy, Première présidence, 04 novembre 2022, 21/02827


COUR D'APPEL DE NANCY

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Requête en indemnisation à raison

d'une détention provisoire

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N° RG 21/02827 - N° Portalis DBVR-V-B7F-E4E2



Minute : 11/2022

du 04 Novembre 2022





REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



A l'audience du 16 Septembre 2022, présidée par Monsieur Marc JEAN-TALON, Premier Président de la Cour d'Appel de NANCY, assisté de Madame Céline PAPEGAY, greffier et statuant sur la requête enregi

strée au secrétariat de la Première Présidence le 02 Décembre 2021 sous le numéro N° RG 21/02827 - N° Portalis DBVR-V-B7F-E4E2, conformément a...

COUR D'APPEL DE NANCY

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Requête en indemnisation à raison

d'une détention provisoire

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N° RG 21/02827 - N° Portalis DBVR-V-B7F-E4E2

Minute : 11/2022

du 04 Novembre 2022

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

A l'audience du 16 Septembre 2022, présidée par Monsieur Marc JEAN-TALON, Premier Président de la Cour d'Appel de NANCY, assisté de Madame Céline PAPEGAY, greffier et statuant sur la requête enregistrée au secrétariat de la Première Présidence le 02 Décembre 2021 sous le numéro N° RG 21/02827 - N° Portalis DBVR-V-B7F-E4E2, conformément aux dispositions de l'article 149-2 du Code de Procédure Pénale et formée par :

Monsieur [C] [T] [S]

né le [Date naissance 1] 1972 au PORTUGAL

demeurant [Adresse 2]

[Localité 3]

Comparant, assisté par Maître François VALLAS, avocat au barreau d'EPINAL.

L'agent judiciaire de l'État étant représenté par Maître Hélène MASSIN TRACHEZ, membre de la SELAS DEVARENNE ASSOCIES GRAND EST, avocat au barreau de NANCY, substituée par Maître Charlotte JACQUENET, avocat au barreau de NANCY.

Le ministère public étant représenté aux débats par Monsieur Philippe RENZI, avocat général près la cour d'appel de NANCY.

Vu la requête déposée le 1er décembre 2021 par Maître François VALLAS au nom de M. [C] [T] [S], notifiée par lettre recommandée avec avis de réception le 3 décembre 2021

Vu les conclusions de l'agent judiciaire de l'État notifiées par lettre recommandée avec avis de réception le 7 février 2022 ;

Vu les conclusions du procureur général près la cour d'appel de Nancy, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception le 23 mai 2022 ;

Vu l'avis de fixation à l'audience du 16 septembre 2022 ;

Vu les articles 149 à 150, R. 26 à R. 40-22 du code de procédure pénale ;

EXPOSE DU LITIGE

M. [C] [T] [S] a été mis en examen le 31 mai 2018 par le juge d'instruction du tribunal de grande instance d'Epinal du chef de complicité d'extorsion commise avec une arme, en état de récidive légale.

Il a été placé en détention provisoire le même jour par le juge des libertés et de la détention.

Par ordonnance du 21 mai 2019, le juge des libertés et de la détention a refusé de prolonger la détention provisoire de M. [S] et a placé celui-ci sous contrôle judiciaire avec assignation à résidence sous surveillance électronique à compter du 31 mai 2019.

La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nancy, statuant le 29 juillet 2020, a ordonné la mainlevée de la mesure d'assignation à résidence sous surveillance électronique et maintenu le contrôle judiciaire.

La cour d'assises du département des Vosges a par la suite acquitté M. [S] le 3 juin 2021.

Suivant requête parvenue au secrétariat de la première présidence le 1er décembre 2021, M. [C] [T] [S] a sollicité l'indemnisation de sa détention provisoire à hauteur des sommes de :

- 50.893,90 euros au titre de son préjudice matériel, correspondant pour 48.093,90 euros aux pertes de salaire et pour 2.800 euros aux frais d'avocat en lien avec le contentieux de la détention,

- 150.000 euros en réparation de son préjudice moral,

- 2.000 euros au titre des frais non compris dans les dépens.

Il réclame également la désignation d'un expert afin d'évaluer le préjudice corporel subi.

Aux termes de ses écritures, l'agent judiciaire de l'État a tout d'abord contesté la recevabilité de la requête de M. [C] [T] [S] faute de justifier du caractère définitif de la procédure.

Il a ensuite réclamé la réduction à de plus justes proportions :

de la somme réclamée au titre du préjudice moral, sans qu'elle ne puisse excéder 35.000 euros, à savoir 23.000 euros au titre de la détention provisoire et 12.000 euros au titre de l'assignation à résidence sous surveillance électronique,

de la somme réclamée au titre du préjudice matériel tiré de la perte de revenus, sans qu'elle ne puisse excéder la somme de 23.484,23 euros,

de la somme réclamée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Il ne s'oppose pas à l'allocation de la somme de 2.800 euros au titre des frais d'avocat en lien avec le contentieux de la détention.

Il sollicite le rejet des autres demandes.

Le procureur général près cette cour soutient la position de l'agent judiciaire de l'Etat.

Lors des débats, tenus à l'audience du 16 septembre 2022, les parties ont comparu et maintenu, chacune, la position développée dans leurs écritures. L'agent judiciaire de l'Etat s'est désisté du moyen tiré de l'irrecevabilité de la requête.

Le demandeur a eu la parole en dernier.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la recevabilité de la requête

En application de l'article 149 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive a droit, à sa demande, à réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. L'article 142-10 du même code dispose par ailleurs qu'en cas de décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, la personne placée sous assignation à résidence avec surveillance électronique a droit à la réparation du préjudice subi selon les modalités prévues par les articles 149 à 150.

En l'espèce, M. [C] [T] [S] a bénéficié d'une décision d'acquittement rendue par la cour d'assises des Vosges le 3 juin 2021, devenue définitive ainsi qu'en justifie le certificat de non-appel délivré le 15 février 2022, a présenté sa requête dans le délai de six mois fixé par l'article 149-2 du code de procédure pénale et n'apparaît pas se trouver dans l'un des cas d'exclusion prévus par l'article 149 précité.

Sa requête est donc recevable.

Sur le bien-fondé de la requête

S'agissant du préjudice matériel

- Sur la perte de revenus

Le requérant qui a perdu son emploi du fait de son incarcération injustifiée peut bénéficier d'indemnités compensant les pertes de salaire subies pendant la période de l'emprisonnement et pendant une durée raisonnable à compter de la libération, destinée à la recherche d'un nouvel emploi.

Les pertes de salaire sont relatives au salaire net et les allocations de chômage perçues doivent en être déduites.

En l'espèce, à la date de son incarcération, M. [S] cumulait deux emplois pour un salaire moyen cumulé de 1.288,65 euros, arrondi à 1.290 euros :

Un emploi intérimaire auprès de l'agence [6] qui le mettait à disposition de la société [4] à [Localité 5] (54). Le salaire mensuel moyen perçu sur la période d'une année précédant l'incarcération, à retenir au regard de l'aléa d'emploi que présente la qualité d'intérimaire, est de 1.225,20 euros net.

Un emploi de durée réduite auprès de la société [7] à [Localité 8] (88), pour lequel le salaire mensuel moyen d'août 2017 à mai 2018 est de 63,45 euros net.

Durant la période de détention provisoire, la perte de salaire est ainsi de 15.480 euros (1.290 euros x 12 mois). Il n'y a pas lieu de déduire ici les allocations de chômage perçues du 31 mai 2018 au 20 août 2018 puisque celles-ci ont fait l'objet d'une constatation d'indu le 4 juin 2019 selon la pièce n° 8 de M. [S], ni de déduire comme le fait l'agent judiciaire de l'Etat des allocations de chômage perçues pour des périodes postérieures à la remise en liberté.

Durant la période d'assignation à résidence sous surveillance électronique, M. [S] avait la possibilité de travailler, même si les conditions fixées limitaient sa capacité à rechercher un emploi. Doit ainsi être jugée satisfactoire l'offre de l'agent judiciaire de l'Etat de verser à ce titre la somme de 18.060 euros (1.290 euros x 14 mois), dont à déduire la somme de 9.547,48 euros versée par Pôle Emploi durant cette période, soit une perte de 8.512,52 euros.

Durant la période postérieure à la fin de l'assignation à résidence, M. [S] peut réclamer une indemnité couvrant le délai raisonnable nécessaire pour trouver un emploi. Ce délai a justement été fixé à 6 mois par l'agent judiciaire de l'Etat, en tenant compte de la possibilité de chercher un travail durant la période d'assignation à résidence. L'indemnité à ce titre est de 7.740 euros (1.290 euros x 6 mois) dont à déduire la somme de 2.586,62 euros versée par Pôle Emploi pendant cette période, soit la somme de 5.153,38 euros.

C'est au total une indemnité de 29.145,90 euros qui compensera les pertes de salaire.

- Sur les honoraires d'avocat

Seules peuvent ici être prises en compte les prestations directement liées à la privation de liberté.

La demande en remboursement des frais et honoraires versés par M. [C] [T] [S] à son avocat est fondée par la production de justificatifs et admise par l'agent judiciaire de l'Etat. Il sera alloué de ce chef à M. [S] la somme de 2.800 euros.

Le préjudice matériel de M. [C] [T] [S] sera, dans ces conditions, réparé par l'allocation d'une indemnité globale de 31.945,90 euros.

S'agissant du préjudice moral

Le préjudice moral est évalué en tenant compte en particulier de :

- de la situation personnelle et familiale du requérant,

- de sa situation professionnelle,

- de l'existence ou non d'antécédents judiciaires,

- des conditions de la détention,

- de la durée de la détention.

M. [C] [T] [S], alors âgé de 46 ans, a été placé en détention provisoire du 31 mai 2018 au 31 mai 2019, soit durant 366 jours (1 an et 1 jour), puis a été placé en assignation à résidence du 31 mai 2019 au 29 juillet 2020, soit durant 426 jours (1 an, 1 mois et 30 jours).

Il a ainsi nécessairement subi un préjudice moral résultant du choc carcéral ressenti par toute personne brutalement et injustement privée de liberté, et prolongé durant une année, outre la période d'assignation à résidence.

Le placement en détention provisoire d'une personne innocente, encourant une très lourde peine d'emprisonnement, génère nécessairement un choc carcéral, peu important son passé pénal et carcéral.

La mise en 'uvre d'un régime exorbitant de fouille le 3 août 2018, établie par la production de la décision du directeur de l'établissement, est génératrice d'une humiliation qui viendra majorer la réparation.

Il ne peut cependant être tenu compte, afin de majorer la réparation, des protestations d'innocence de M. [S], qui sont sans incidence sur l'indemnisation de la détention provisoire, ni de la séparation d'avec sa compagne et les membres de sa famille, qui découlent de la détention et ne constituent pas en l'espèce une souffrance supplémentaire. Il n'est par ailleurs pas justifié de conditions particulières de détention, aucune pièce n'étant produite à cet effet.

En définitive, le préjudice moral subi par M. [C] [T] [S] sera intégralement réparé par l'allocation de la somme de 28.000 euros au titre de la détention provisoire et de celle de 15.000 euros au titre de l'assignation à résidence sous surveillance électronique, soit au total la somme de 43.000 euros.

S'agissant du préjudice corporel

Seul peut être réparé le préjudice subi par le requérant qui est en lien direct et exclusif avec la détention.

M. [S] réclame à ce titre la mise en 'uvre d'une mesure d'expertise de nature à établir et quantifier le préjudice corporel découlant de la dégradation de son état de santé psychologique en raison de la période de détention puis d'assignation à résidence, et produit comme justificatifs une ordonnance du Dr [B] du 9 juin 2021, prescrivant un antidépresseur, un anxiolytique et un correcteur de sommeil et deux certificats médicaux du même médecin des 29 juin 2021 et 19 mars 2022.

Ces deux certificats constatent chez M. [S] un important fléchissement thymique avec anxiété, crises d'angoisse, ruminations anxiodépressives, épuisement psychologique, attaques de panique, insomnie d'endormissement.

Ils évoquent « une conjonction de vulnérabilités qui est à la fois à caractère complexe et qui évolue dans un contexte d'une incarcération pendant un an, chez un patient qui a été acquitté des faits pour lesquels il a été jugé et incarcéré ».

Il ne résulte pas de ces pièces que l'altération de l'état de santé de M. [S] découle exclusivement de la période de détention provisoire puis d'assignation à résidence. Au contraire, il découle des certificats, qui évoquent l'inquiétude, l'incompréhension, l'impuissance, l'injustice, l'incapacité, ainsi que l'acquittement du patient, que cette altération est également en relation avec les poursuites diligentées à l'encontre de M. [S], qui ne peuvent faire l'objet d'une indemnisation. Il doit ainsi être relevé que la première consultation du docteur [B] est intervenue le 9 juin 2021, soit 6 jours seulement après la décision de la cour d'assises acquittant M. [S].

Les pièces produites ne permettant pas d'envisager l'existence d'une possible relation causale exclusive entre la détention et l'altération de l'état de santé de M. [S], la demande d'expertise, fondée sur ces seules pièces, doit être rejetée.

S'agissant des frais non compris dans les dépens

Il serait inéquitable que M. [C] [T] [S] conserve la charge intégrale des frais non compris dans les dépens qu'il a déboursés du fait de la présente instance. La somme de 1.500 euros lui sera en conséquence accordée en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort,

Déclarons recevable en la forme la requête de M. [C] [T] [S] ;

Lui allouons, en indemnisation de la détention provisoire injustifiée dont il a fait l'objet, les sommes de :

31.945,90 euros, au titre de son préjudice matériel,

43.000 euros, en réparation de son préjudice moral,

1.500 euros, au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejetons le surplus de la demande ;

Rappelons qu'en application de l'article R. 40 du code de procédure pénale, la présente décision est assortie de plein droit de l'exécution provisoire.

Laissons les frais à la charge de l'État.

Ainsi fait, jugé et prononcé par Monsieur Marc JEAN-TALON, premier président de la cour d'appel de NANCY, assisté de Madame Céline PAPEGAY, greffier, conformément aux dispositions de l'article 149-1 du code de procédure pénale.

Le greffierLe premier président

Céline PAPEGAY Marc JEAN-TALON


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Nancy
Formation : Première présidence
Numéro d'arrêt : 21/02827
Date de la décision : 04/11/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-11-04;21.02827 ?
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