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24/04/2024 | FRANCE | N°21/02015

France | France, Cour d'appel de Montpellier, 2e chambre sociale, 24 avril 2024, 21/02015


ARRÊT n°





























Grosse + copie

délivrées le

à















COUR D'APPEL DE MONTPELLIER



2e chambre sociale



ARRET DU 24 AVRIL 2024



Numéro d'inscription au répertoire général :

N° RG 21/02015 - N° Portalis DBVK-V-B7F-O5ZW





Décision déférée à la Cour : Jugement du 02 MARS 2021

CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE DE MON

TPELLIER - N° RG F 20/00257





APPELANTE :



S.A.S. CARTE NOIRE OPERATIONS

Agissant poursuite et diligences de ses représentants légaux, domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 7]

[Localité 5]



Représentée par Me Olivier BONIJOLY de la SELARL CAPSTAN - PYTHEAS, ...

ARRÊT n°

Grosse + copie

délivrées le

à

COUR D'APPEL DE MONTPELLIER

2e chambre sociale

ARRET DU 24 AVRIL 2024

Numéro d'inscription au répertoire général :

N° RG 21/02015 - N° Portalis DBVK-V-B7F-O5ZW

Décision déférée à la Cour : Jugement du 02 MARS 2021

CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE DE MONTPELLIER - N° RG F 20/00257

APPELANTE :

S.A.S. CARTE NOIRE OPERATIONS

Agissant poursuite et diligences de ses représentants légaux, domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 7]

[Localité 5]

Représentée par Me Olivier BONIJOLY de la SELARL CAPSTAN - PYTHEAS, avocat au barreau de MONTPELLIER

INTIME :

Monsieur [V] [L]

né le 07 Octobre 1983 à [Localité 6] (34)

de nationalité Française

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représenté par Me Charles SALIES, substitué par Me Eve BEYET avocats au barreau de MONTPELLIER

PARTIE INTERVENANTE :

FRANCE TRAVAIL (POLE EMPLOI OCCITANIE )

Représenté par son Directeur Régional faisant élection de domicile

[Adresse 3]

[Adresse 3]

[Localité 2]

Représentée par Me Sophie MIRALVES-BOUDET, substitué par Me Pierre CHATEL de la SELARL CHATEL BRUN MIRALVES CLAMENS, avocats au barreau de MONTPELLIER,

Rabat de l'ordonnance de clôture du 22 janvier 2024 et nouvelle clôture le 20 février 2024.

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 20 Février 2024, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Magali VENET, Conseiller et Monsieur Thomas LE MONNYER, Président de chambre, chargé du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Monsieur Thomas LE MONNYER, Président de chambre

Monsieur Patrick HIDALGO, Conseiller

Madame Magali VENET, Conseiller

Greffier lors des débats : Madame Marie-Lydia VIGINIER

assistée de Madame Mathilde SAMY, greffier stagiaire

ARRET :

- contradictoire ;

- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;

- signé par Monsieur Thomas LE MONNYER, Président de chambre, et par Madame Marie-Lydia VIGINIER, Greffier.

*

* *

FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :

Suivant contrat à durée indéterminée en date du 1er juillet 2007, M. [L] a été engagé par la société Kraft Foods, devenue Carte Noire Opérations, en qualité de Conducteur palettiseur. Au dernier état de la relation contractuelle il avait le statut d'Agent de maîtrise, Niveau 4, échelon 1 de la Convention collective nationale des 5 branches industries alimentaires diverses dite « Alliance 7 » (IDCC 3109).

Le 28 août 2019, le salarié était convoqué à un entretien préalable en vue d'une sanction fixé au 9 se suivant. À l'issue de cet entretien, l'employeur n'y a donné aucune suite disciplinaire.

Le salarié était placé en arrêt de travail du 3 septembre au 6 décembre 2019, puis de nouveau du 11 décembre 2019 au 12 janvier 2020.

Convoqué le 9 janvier 2020, à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 20 janvier suivant, et mis à pied à titre conservatoire, M. [L] a été licencié par lettre du 23 janvier 2020 pour faute grave, ainsi libellée :

« Vous avez été convoqué le 21 janvier 2020 pour confronter votre version des faits que vous avez exposé dans le courriel que vous m'avez adressé le 5 janvier 2020 avec celles recueillies auprès de MM. [U] et [N].

Pour démontrer que votre version était exacte vous nous avez appris lors de l'entretien que vous les aviez enregistrés à leur insu.

Vous avez produit, à notre stupéfaction, cet enregistrement réalisé clandestinement avec votre téléphone portable, que nous avons pu écouter M. [Y], M. [G] qui vous assistait, et moi-même.

Vous avez donc pendant l'entretien, par la production spontanée de cet enregistrement illicite, fait la démonstration de votre attitude déloyale à l'égard de votre manager dans le seul but de surprendre sa volonté.

Si les propos que vous nous avez reportés dans votre courriel du 5 janvier ont été effectivement tenus, il ressort que vous les avez sciemment provoqués avec l'objectif prémédité de piéger M. [U] ce qui est totalement inacceptable.

Cette pratique est inadmissible car il apparaît que ce n'est pas manifestement la première fois que vous vous y livrez comme l'explique l'exhaustivité du compte-rendu que vous avez fait de l'entretien du 9 septembre 2019 que vous avez eu avec M. [C] où vous avez déjà eu recours à ce stratagème indélicat.

Ces faits constituent une faute grave. Votre licenciement prend donc effet immédiatement, sans indemnité de préavis ni de licenciement. [...] » .

M. [L] a saisi, le 26 février 2020, le conseil de prud'hommes de Montpellier aux fins d'entendre prononcer la nullité de son licenciement pour harcèlement moral à titre principal, juger son caractère dénué de cause réelle et sérieuse à titre subsidiaire, et condamner la société au paiement de diverses sommes de nature salariale et indemnitaire.

Par jugement du 2 mars 2021, le conseil a statué comme suit :

Dit que M. [L] n'a pas été victime de harcèlement moral, et ne fait pas droit à la demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral,

Dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Condamne en conséquence la société Carte Noire Opérations à payer à M. [V] [L] les sommes suivantes :

- 11 676,77 euros net à titre d'indemnité de licenciement,

- 7 006,06 euros brut à titre d'indemnité de préavis, outre 700,61 euros brut à titre de congés payés sur préavis,

- 35 000 euros net à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- 587,86 euros net à titre de remboursement d'IJSS,

Déboute M. [L] de sa demande de paiement de congés payés, ceux-ci ayant été payés en janvier 2020,

Condamne la société Carte Noire Opérations à délivrer à M. [L] l'attestation pôle emploi, le certificat de travail, le solde de tout compte conformes sous astreinte de 10 euros par jour et par document à compter du 30ème jour après la notification du jugement et le bulletins de salaire conformes sous astreinte de 10 euros par jour et par document à compter du 30ème jour.

[...]

Fixe les intérêts au taux légal à la date du prononcé du jugement,

Condamne la société Carte Noire Opérations à verser à M. [L] la somme de 850 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.

Suivant déclaration en date du 26 mars 2021, la société Carte Noire Opérations a régulièrement interjeté appel de cette décision.

' suivant ses conclusions en date du 18 janvier 2024, la société appelante demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a dit que M. [L] n'avait pas été victime de harcèlement moral et l'a débouté de sa demande de dommages-intérêts à ce titre, mais de le réformer en ce qu'il l'a condamnée à payer à Mr [V] [L] les sommes de 11 676,77 euros net à titre d'indemnité de licenciement, 7 006,06 euros brut à titre d'indemnité de préavis, 700,61 euros brut à titre de congés payés sur préavis, 35 000 euros net à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et 587,86 euros net à titre de remboursement d'IJSS, et statuant à nouveau de :

Juger le licenciement pour faute grave justifié,

Débouter M. [L] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

Condamner M. [L] au paiement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

' aux termes de ses conclusions notifiées le 19 décembre 2023, M. [L] demande à la cour de :

Réformer le jugement et dire le licenciement nul,

Confirmer le jugement s'agissant des indemnités allouées au titre de la rupture abusive,

Infirmer le jugement et dire que la société Carte Noire Opérations a manqué à son obligation de sécurité,

Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Carte Noire Opérations à lui payer 587,86 euros au titre des IJSS perçues postérieurement au licenciement,

A titre subsidiaire :

Confirmer le jugement en ce qu'il a dit le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse et a condamné la société Carte Noire Opérations à lui payer diverses indemnités, et la somme de 587,86 euros au titre des IJSS perçues postérieurement au licenciement,

Infirmer le jugement et dire que la société Carte Noire Opérations a manqué à son obligation de sécurité,

Condamner en conséquence l'employeur à lui verser les sommes suivantes :

- 11 676,77 euros bruts au titre de l'indemnité de licenciement,

- 7 006,06 euros bruts au titre de l'indemnité de préavis, outre 700,60 euros bruts au titre des congés payés y afférents ;

- 35 000 euros nets à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul ou à tout le moins sans cause réelle et sérieuse,

- 587,86 euros au titre des IJSS perçues postérieurement au licenciement,

Condamner la société Carte Noire Opérations à lui verser la somme complémentaire de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, et aux dépens.

' France Travail (pôle emploi occitanie) intervient volontairement à l'instance et sollicite, par conclusions du 18 janvier 2024, de la cour qu'elle accueille son intervention et condamne la société Carte Noire Opérations au visa de l'article L. 1235-4 du code du travail à payer à pôle emploi la somme de 10 962,36 euros et aux dépens.

Par décision en date du 20 février 2024, le conseiller de la mise en état a, avant l'ouverture des débats, rabattu l'ordonnance de clôture précédemment ordonnée, et clôturé l'instruction du dossier.

Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, ainsi que des moyens et prétentions des parties, il convient de se référer aux conclusions susvisées.

MOTIFS :

Sur le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité :

Il est constant que suite à un incident de production survenu le 5 juillet, à l'occasion duquel le salarié avait cassé le téléphone portable et quitté son poste avant d'être retrouvé allongé au sol dans la salle de repos et renvoyé à son domicile, M. [L] a été convoqué le 28 août 2019 à un entretien préalable à sanction.

M. [L] reproche à l'employeur de ne pas avoir pris de mesure après la dénonciation qu'il a faite à l'occasion de cet entretien préalable mené par M. [C], directeur des ressources humaines, du comportement harcelant de son supérieur hiérarchique, M. [U].

La société Carte Noire Opérations conteste tout manquement à son obligation de sécurité, indique avoir diligenté une enquête qui n'a pas confirmé les agissements imprécis dénoncés par le salarié.

Selon l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent : 1° des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ; 2° des actions d'information et de formation ; 3° la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.

Ces mesures sont mises en oeuvre selon les principes définis aux articles L. 4121-2 et suivants du même code lequel énonce que 'l'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source ;

4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ;

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.

L'obligation de sécurité pesant sur l'employeur comporte deux volets : le premier consistant mettre en oeuvre les dispositions de nature à prévenir la réalisation du risque, le second à prendre les mesures appropriées lorsque celui-ci survient.

S'il ressort de divers éléments communiqués par l'employeur, à savoir le message adressé par M. [C] au médecin du travail le 1er octobre 2019 et l'attestation établie par M. [N] qui explique avoir assisté à l'entretien auquel M. [U] avait convoqué M. [L], à la demande du responsable du service qui souhaitait un témoin au motif que ce dernier 'l'avait accusé de harcèlement moral et qu'il avait été convoqué par le RRH pour une enquête interne', que la société a effectivement diligenté une enquête informelle, force est de relever qu'aucun compte-rendu de cette mesure n'est communiqué, et qu'aucune suite n'a été donnée au salarié à l'issue de son arrêt maladie qui s'est prolongé de septembre au 6 décembre 2019, plaçant ainsi M. [L] à la reprise du travail, alors même que dans l'intervalle le médecin du travail s'était rapproché de la direction afin de rechercher une solution à la 'réelle souffrance au travail' exprimée par le salarié en suggérant un changement de supérieur hiérarchique, dans la situation de devoir reprendre le travail sous l'autorité d'une personne dont il avait dénoncé le comportement harcelant.

A elle seule, cette enquête informelle diligentée par le directeur des ressources humaines n'exonère pas la société de sa responsabilité de ce chef qui ne justifie pas avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

Le manquement est avéré. Conformément aux dispositions de l'article 954 du code de procédure civile nonobstant les moyens et, le cas échéant, les demandes formulées dans le corps des conclusions de chacune des parties, la cour n'est saisie que des demandes figurant dans le dispositif des conclusions et pas de celles qui n'auraient pas été reprises dans ce dispositif. Il ne sera donc pas statué sur la demande de dommages-intérêts formulée par le salarié de ce chef dans le corps de ses écritures non reprise à leur dispositif.

Sur la cause du licenciement :

La société Carte Noire Opérations critique la décision entreprise en ce qu'elle n'a pas écarté l'enregistrement illicite établi par le salarié, lequel n'était nullement indispensable à son droit à la preuve, et caractérise un manquement à son obligation de loyauté dès lors qu'insatisfait de l'issue de l'enquête diligentée consécutivement à sa dénonciation de faits de harcèlement moral à l'encontre de ce même supérieur, M. [U], M. [L] déterminé à accabler son supérieur hiérarchique, a élaboré 'insidieusement' un savant stratagème pour obtenir gain de cause, à savoir qu'il a décidé de piéger son supérieur en le prenant à parti dans son bureau, en le provoquant sciemment dans le but de lui faire tenir certains propos, et en l'enregistrant clandestinement et à son insu avec son téléphone portable.

M. [L] réfute la thèse développée par l'employeur et considère que l'enregistrement de la conversation était le seul moyen dont il disposait pour établir la réalité des propos déplacés tenus par M. [U] à son endroit. Il soutient la nullité du licenciement intervenu en raison de sa dénonciation des faits de harcèlement moral subis et en l'absence de toute faute commise par lui.

En vertu de l'article L.1232-1 du code du travail, tout licenciement pour motif personnel doit être justifié par une cause réelle et sérieuse.

Aux termes de l'article L. 1235-1 du code du travail, en cas de litige relatif au licenciement, le juge, à qui il appartient d'apprécier la régularité de la procédure et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, au besoin après toutes mesures d'instruction qu'il estime utiles ; si un doute subsiste, il profite au salarié.

La faute grave résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputable au salarié qui constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise et la poursuite du contrat. Il incombe à l'employeur qui l'invoque d'en apporter la preuve.

Par ailleurs, selon l'article L.1152-2 du code du travail, aucun salarié ne peut être licencié pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés. L'article L.1152-3 prévoit la nullité du licenciement intervenant en méconnaissance de ces dispositions.

En application de ces dispositions, il est de droit qu'un salarié ne peut être sanctionné ou licencié pour avoir relaté ou dénoncé des faits de harcèlement moral, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis, la mauvaise foi n'étant constituée en la matière que par la connaissance par l'intéressé de la fausseté des faits qu'il dénonce.

Ainsi que la lettre de licenciement le confirme en propos introductif, le salarié a été convoqué le 9 janvier 2020 et mis à pied à titre conservatoire, suite à l'envoi de son message du 5 janvier par lequel il avait dénoncé au directeur général, M. [M], le comportement harcelant de son supérieur dans les termes suivants :

« Lors de l'entretien que j'ai eu avec M. [C] (directeur des ressources humaines) suite à une convocation préalable à sanction le lundi 9 septembre 2019, j'ai attiré son attention sur le comportement de M. [U] envers ma personne et les conséquences préjudiciables de ces agissements sur ma santé.

Malheureusement, cette alerte n'a été suivi d'aucun effet de la part de quiconque, ni de la vôtre, ni de ma hiérarchie. De mon côté, je ne peux plus continuer à supporter le harcèlement dont je suis toujours l'objet.

Comme je l'ai expliqué, M. [U] cherche sans arrêt depuis des mois à me pousser à bout lorsque nous avons des échanges sur le lieu de travail (mensonges à répétition de sa part). De plus lorsqu'il m'a convoqué le mardi 10 décembre 2019 accompagné d'un témoin (M. [N]) il a eu des propos menaçants envers moi, me disant encore une fois que 'je n'avais pas de couilles' et 'un terroriste reste un terroriste' tout en me souriant.

Ces humiliations sont insupportables et attentent gravement à ma santé morale comme physique. Ainsi je suis sous traitement médicamenteux : somnifères et traitement pour l'anxiété. J'ai d'ailleurs effectué plusieurs consultations à la médecine du travail. À l'issue de mon dernier entretien du lundi 9 septembre 2019, M. [C] m'avait dit qu'il interviendrai rapidement pour trouver une solution car les dires de M. [U] étaient très graves (compte-rendu de l'entretien envoyé en recommandé avec AR). Or, rien n'a changé. La situation continue de se dégrader chaque jour davantage. [...]  »,

message auquel M. [M] avait répondu le 7 janvier comme suit :

« Les investigations menées sur la base de vos déclarations du 9 septembre 2019 n'ont fait apparaître aucun harcèlement de la part de votre responsable, M. [U]. Par votre courriel du 5 janvier 2020 vous réitérez ces graves accusations contre M. [U]. M. [N] aurait été témoin selon vous des faits que vous mentionnez et qui se seraient déroulés le 10 décembre 2019. Nous allons donc vérifier la véracité de vos allégations, en particulier en interrogeant M. [N] et nous en tirerons les conséquences qui s'imposent. »

Finalement, le salarié n'a pas été licencié pour avoir dénoncé de mauvaise foi un harcèlement moral, ce que la chronologie des faits, à savoir la dénonciation du harcèlement moral en date du 5 janvier, la réponse du directeur général du 7 janvier s'engageant à vérifier ses dires auprès de M. [N], et la convocation de M. [L] à un entretien préalable à un éventuel licenciement assortie d'une mise à pied conservatoire, dès le 9 janvier, pouvait laisser envisager, mais pour avoir enregistré l'entretien du 10 décembre 2019, à l'insu de M. [U], que l'employeur a découvert lors de l'entretien préalable du 20 janvier 2020, et d'avoir ainsi fait preuve de déloyauté à l'égard de son supérieur.

L'enregistrement litigieux et le fait qu'il a été réalisé à l'insu de M. [U] sont constants, M. [L] produisant, au reste, la retranscription par procès-verbal d'huissier de justice (pièce n°28).

L'enregistrement de cet entretien à l'insu de M. [U] qui l'avait convoqué à un entretien professionnel, présente-il toutefois un caractère déloyal et la faute ainsi reprochée présente-telle un caractère sérieux '

Tout en commentant longuement dans ses conclusions la retranscription de cet entretien, l'employeur sollicite dans le corps de ses écritures de la cour de déclarer cette pièce irrecevable comme mode de preuve illicite et déloyale, sans toutefois la reprendre au dispositif de ses conclusions, de sorte que la cour n'en est pas saisie.

La licéité des moyens de preuve a connu une évolution en jurisprudence.

Au visa des dispositions de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 9 du code de procédure civile, et suivant les principes dégagés par la Cour européenne des droits de l'homme (v. notamment CEDH, arrêt du 10 octobre 2006, L.L. c. France, n° 7508/02), la Cour de cassation a consacré, en matière civile, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s'en prévaut et que l'atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi, sous réserve toutefois de l'irrecevabilité de la production d'une preuve recueillie à l'insu de la personne ou obtenue par une man'uvre ou un stratagème.

La Cour européenne des droits de l'homme ne retient pas, par principe, l'irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales. Elle estime que, lorsque le droit à la preuve tel que garanti par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales entre en conflit avec d'autres droits et libertés, notamment le droit au respect de la vie privée, il appartient au juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence. Elle ajoute que « l'égalité des armes implique l'obligation d'offrir, dans les différends opposant des intérêts à caractère privé, à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire ». Elle souligne que ce texte implique notamment à la charge du juge l'obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence pour la décision à rendre (CEDH, arrêt du 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, req. n° 65087/01).

Désormais (Cour de cassation Assemblée plénière - arrêt du 22 décembre 2023 n°20-20.648), l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Indubitablement, l'enregistrement d'un entretien à l'insu de son interlocuteur est susceptible de porter atteinte au respect de la vie privée, en l'espèce celle de M. [U].

Toutefois, il ressort des éléments communiqués que le salarié a souhaité se préconstituer une preuve dans l'hypothèse où son supérieur devait lui tenir des propos extra-professionnels susceptibles de participer d'un harcèlement moral, observations faites, d'une part, qu'à cette date, il avait dénoncé 4 mois auparavant au directeur des ressources humaines la tenue de propos jugé injurieux ('tu n'as pas de couilles', 'schizophrène'), sans en avoir eu aucun retour, et, d'autre part, que l'employeur concède expressément dans la lettre de licenciement que les propos excessifs dénoncés le 5 janvier avaient été effectivement tenus par M. [U] lors de l'entretien du 9 décembre précédent.

Compte tenu du contexte ci-avant établi d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, à qui le salarié avait 4 mois auparavant dénoncé une situation de harcèlement moral, peu importe à ce stade que le dit harcèlement dont M. [L] ne sollicite plus la reconnaissance, soit ou non établi, de la fragilité de M. [L], reconnue par le directeur des ressources humaines, qui expliquait au médecin du travail le 1er octobre 2019 avoir décidé de renoncer à donner une suite à l'entretien préalable du 5 septembre 2019, compte-tenu notamment des difficultés personnelles de l'intéressé, de sa difficulté à gérer les situations de stress, du contexte particulier de la journée du 5 juillet (chaleur, fatigue), et indiquait au directeur général le risque de tentative de suicide évoqué par un représentant du personnel (pièces n°25 et 26), du fait qu'aucun élément de réponse ne lui avait été apporté à cette date de sa dénonciation de harcèlement moral de septembre 2019, et alors qu'il était convoqué à un entretien par son supérieur hiérarchique dès sa reprise du travail, qui faisait suite à un arrêt maladie de 4 mois pour épisode anxio-dépressif, certes informel mais s'inscrivant dans un cadre pré-disciplinaire, M. [U] lui reprochant un non respect aux règles de sécurité, et alors qu'il n'est pas allégué par l'employeur que son supérieur lui ait donné la possibilité de se faire assister par un représentant du personnel, M. [L] a pu procéder à cet enregistrement afin de se pré constituer une preuve de la teneur des propos que son supérieur lui tiendrait et ce sans déloyauté ni une atteinte disproportionnée au but poursuivi s'agissant d'un entretien qui ne devait être que 'professionnel' et exempt de tout propos excessifs voire injurieux.

Il est remarquable de relever que le salarié ne s'en est prévalu que lors de l'entretien préalable à un éventuel licenciement afin d'étayer ses allégations du 5 janvier 2020 selon lesquelles il était victime d'une réitération d'agissements harcelants, sa mise à pied à titre conservatoire et sa convocation à l' entretien préalable à un éventuel licenciement accréditant la thèse selon laquelle l'employeur, qui s'était engagé le 7 janvier à vérifier ses dires auprès du témoin qui assistait le responsable de service, n'avait pas confirmé les propos excessifs tenus par ce dernier et notamment le fait qu'un 'terroriste reste un terroriste', de sorte que sa production lors de l'entretien préalable était indispensable à la défense de ses intérêts et ne portait pas atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble.

Faute pour l'employeur de caractériser la prétendue déloyauté dont aurait fait preuve M. [L] vis-à-vis de M. [U], ce premier grief n'est pas démontré.

L'attestation de M. [N], établie le 20 août 2020, soit bien postérieurement au licenciement, par laquelle il ne se prononce pas sur les propos de M. [U] évoque dans des termes imprécis et non circonstanciée une provocation du salarié vis-à-vis de son supérieur.

Il ne résulte pas de la retranscription versée aux débats que le salarié ait eu l'initiative lors de cet entretien au cours duquel M. [U] lui a demandé à plusieurs reprises et nonobstant les dénégations de son subordonné si ce dernier souhaitait ou cherchait à se faire licencier ou qu'il s'en foutait de se blesser pour ne pas respecter ainsi les consignes de sécurité, puis a évoqué le premier la plainte exprimée par le salarié relativement à une éventuelle dégradation volontaire de son véhicule (pneus crevés), ce dernier se défendant de l'avoir personnellement accusé de ces dégradations, le seul fait que M. [L] lui a dit que M. [U] lui 'cherchait des noises' et qu'il n'avait pas fait de 'rapport sur ce qu'il lui avait dit le 3" ne pouvant justifier les propos excessifs prononcés par le supérieur hiérarchique à la suite, à savoir 'faut poser tes couilles et assumer ce que tu dis' et 'un terroriste reste un terroriste'.

En l'état de ces éléments, il n'est nullement démontré que le caractère excessif des propos tenus par M. [U] a été provoqué par le salarié.

Le second reproche visé dans la lettre de licenciement selon lequel il ne s'agissait pas du premier enregistrement illicite auquel M. [L] procédait à l'insu de ses interlocuteurs au seul motif que le salarié avait été en capacité de lui adresser un compte-rendu de cet entretien présenté comme exhaustif n'est pas établi. Au bénéfice du doute qui profite au salarié, ce grief sera écarté.

Le licenciement qui ne repose donc pas sur une cause réelle et sérieuse, faisant suite à la dénonciation par M. [L] du harcèlement moral qu'il estimait subir et aucun élément ne venant démontrer une quelconque mauvaise foi du salarié dans cette dénonciation, il sera jugé nul par application des dispositions des articles L.1152-2 et L. 1152-3 du code du travail.

Le jugement sera réformé en ce sens.

Sur l'indemnisation du licenciement :

Au jour de la rupture, M. [L] âgé de 36 ans bénéficiait d'une ancienneté de 12 ans et 6 mois au sein de la société Carte Noire Opérations qui employait plus de dix salariés. Il percevait un salaire mensuel brut de base de 2 615,64 euros, son salaire de référence s'établissant à la somme de 3 503 euros, conformément à la moyenne la plus favorable calculée sur les douze derniers salaires précédant la rupture de janvier à décembre 2019.

Lorsque le salarié dont le licenciement est nul ne demande pas sa réintégration dans son poste, il a droit d'une part aux indemnités de rupture et d'autre part à une indemnité réparant l'intégralité du préjudice résultant du caractère illicite du licenciement et au moins égale à celle prévue par l'article L. 1235-3 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, quelles que soient son ancienneté et la taille de l'entreprise.

La société ne conteste pas les montants des sommes allouées au salarié au titre de l'indemnité de préavis, des congés payés afférents, de l'indemnité de licenciement, calculées conformément à l'ancienneté et au salaire de M. [L]. Le jugement sera confirmé de ces chefs.

S'agissant de l'indemnité pour licenciement nul, M. [L] justifie s'être inscrit à Pôle-emploi le 28 janvier 2020.

Selon les éléments communiqués par pôle emploi il a été indemnisé du 11 avril 2020 au 31 janvier 2021 au titre de l'allocation de retour à l'emploi au taux journalier de 60,77 euros.

En l'état de ces éléments, le conseil de prud'hommes a fait une juste appréciation du préjudice subi par le salarié lié à la perte injustifiée de son emploi. Le jugement sera confirmé en ce qu'il lui a alloué la somme de 35 000 euros.

Il suit de ce qui précède que le licenciement ayant été prononcé au mépris des dispositions des articles L. 1152-3 et L. 1153-4 du code du travail, pôle emploi sera accueillie en son intervention et l'employeur condamné au paiement de la somme de 10 962,36 euros en application des dispositions de l'article L. 1235-4 du même code.

Sur les indemnités journalières de sécurité sociale :

A l'appui de sa demande, le salarié verse aux débats un document de la caisse primaire d'assurance maladie indiquant que pour la période d'arrêt de travail du 15 au 28 janvier la somme brute de 630,14 euros a été versée le 29 janvier à la société appelante, soit déduction faite des cotisations sociales la somme de 587,86 euros.

La société reproche au conseil d'avoir accueilli la réclamation du salarié sur ce point en ce que le licenciement ayant été prononcé le 23 janvier M. [L] a été rémunéré au titre de la période antérieure et a perçu ses indemnités journalières de la sécurité sociale pour un montant de 1 511,80 euros, comme mentionné sur la fiche de paye de janvier 2020.

Alors qu'il est établi que l'employeur a bien perçu le 29 janvier de la caisse primaire d'assurance maladie des indemnités journalières portant pour partie pour une période postérieure au licenciement, le bulletin de paie communiqué n'établit pas que l'employeur a remboursé les 5 jours d'indemnité journalière pour lesquelles la subrogation était dépourvue de cause. Le jugement sera réformé sur le montant et la société condamnée à verser à M. [L] de ce chef la somme de 209,95 euros (587,86 euros x 5/14).

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la cour sauf en ce qu'il a débouté M. [L] de sa demande de nullité du licenciement et condamné la société Carte Noire Opérations à lui verser la somme de 587,86 euros net à titre de remboursement d'IJSS,

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Dit que la société Carte Noire Opérations a manqué à son obligation de sécurité,

Juge le licenciement nul par application des dispositions des articles L. 1152-3 et L. 1153-4 du code du travail,

Dit que l'indemnité allouée au titre de la perte injustifiée de l'emploi pour 35 000 euros l'est pour nullité du licenciement,

Condamne la société Carte Noire Opérations à rembourser à M. [L] la somme de 209,95 euros au titre des indemnités journalières de sécurité sociale,

Reçoit pôle emploi en son intervention volontaire,

Condamne la société Carte Noire Opérations à verser à Pôle-emploi la somme de somme de 10 962,36 euros en application des dispositions de l'article L. 1235-4 du code du travail,

Condamne la société Carte Noire Opérations à verser à M. [L] la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel et aux dépens d'appel.

Signé par Monsieur Thomas Le Monnyer, Président, et par Madame Marie-Lydia Viginier, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Montpellier
Formation : 2e chambre sociale
Numéro d'arrêt : 21/02015
Date de la décision : 24/04/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 30/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-04-24;21.02015 ?
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