AFFAIRE PRUD'HOMALE
RAPPORTEUR
N° RG 21/07875 - N° Portalis DBVX-V-B7F-N5FF
[F]
C/
S.A. TRANSDEV [Localité 2]
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de SAINT-ETIENNE
du 21 Septembre 2021
RG : 20/00339
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE C
ARRÊT DU 27 JUIN 2024
APPELANT :
[M] [F]
né le 26 Mai 1973 à [Localité 4]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représenté par Me Stéphanie BARADEL de la SELARL STEPHANIE BARADEL AVOCAT, avocat au barreau de LYON substituée par Me Abdelrahim ABBOUB, avocat au même barreau
INTIMÉE :
S.A. TRANSDEV [Localité 2]
[Adresse 5]
[Localité 3]
représentée par Me Pascal GARCIA de la SELARL CAPSTAN RHONE-ALPES, avocat au barreau de SAINT-ETIENNE
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 05 Avril 2024
Présidée par Nabila BOUCHENTOUF, magistrat rapporteur, (sans opposition des parties dûment avisées) qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré, assistée pendant les débats de Fernand CHAPPRON, Greffier.
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
- Delphine LAVERGNE-PILLOT, présidente
- Nabila BOUCHENTOUF, conseillère
- Françoise CARRIER, conseillère honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 27 Juin 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Delphine LAVERGNE-PILLOT, Présidente et par Fernand CHAPPRON, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
La société Transdev [Localité 2] exploite le réseau de transports publics urbains de voyageurs de la métropole de [Localité 2].
M. [F] y a été embauché comme agent commercial de conduite, en CDI et à temps complet, le 17 décembre 2007. Il exerce depuis le poste de conducteur-receveur, à 90 % depuis le 1er janvier 2020.
Le vendredi 20 mars 2020, alors qu'il était programmé sur la ligne de bus M3 pour relever le conducteur du service précédent à 12H39 jusqu'à 16H01 sur le véhicule n°357, puis prendre une autre relève à 16H27 jusqu'à ramener un second bus n° 361 au dépôt à 20H48, M. [F] a informé son employeur, par courrier du même jour, qu'il exerçait son droit de retrait.
Par mail du 23 mars 2020, M. [F] a informé son employeur de ce qu'il reprenait son poste le jour même.
Par courrier du même jour, l'employeur l'informé que son droit de retrait n'était pas justifié et, qu'en conséquence, les journées des 20 et 22 mars 2020 seraient traitées comme des absences injustifiées.
Par requête du 20 août 2020, M. [F] a saisi le conseil de prud'hommes de Saint-Etienne pour voir reconnaître la légitimité de son droit de retrait et obtenir, en conséquence, le rappel de salaires des 20 et 22 mars 2020, outre l'indemnisation de son préjudice moral.
Par jugement du 21 septembre 2021, le conseil a débouté Monsieur [F] de toutes ses demandes.
Par déclaration du 28 octobre 2021, M. [F] a relevé appel de ce jugement.
Par conclusions notifiées électroniquement le 21 janvier 2022, Monsieur [F] demande à la cour de :
- juger son appel recevable, justifié et bien fondé,
- réformer le jugement entrepris en ce qu'il :
* a dit et jugé que son droit de retrait n'était justifié par aucun motif raisonnable,
* l'a débouté de l'intégralité de ses demandes,
* a laissé les dépens à sa charge,
Et statuant à nouveau,
- juger qu'il avait un motif raisonnable de penser que les 20 et 22 mars 2020 la situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé,
- juger le droit de retrait qu'il a exercé à ces dates justifié et bien fondé,
- condamner la société Transdev [Localité 2] à lui verser les sommes de :
' 95,99 euros à titre de rappel de salaire pour la journée du 20 mars 2020,
' 95,99 euros à titre de rappel de salaire pour la journée du 22 mars 2020,
' 19,20 euros au titre des congés payés afférents,
' 54 euros à titre de rappel de prime d'assiduité pour le mois de mars 2020,
' 5 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
' 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- ordonner la remise par la société Transdev [Localité 2] des bulletins de salaire des mois de mars, avril, mai et juin 2020 rectifiés,
- ordonner à la société Transdev [Localité 2] d'intégrer dans le calcul de l'allocation d'activité partielle du mois de mars le rappel de salaire précité,
- condamner la société Transdev [Localité 2] aux entiers dépens de première instance comme d'appel.
La société Transdev a notifié ses conclusions électroniquement le 28 avril 2022.
Par ordonnance du 28 mai 2022, le conseiller de la mise en état a déclaré les conclusions de la société Transdev [Localité 2], partie intimée, notifiées le 28 avril 2022, irrecevables comme tardives, sur le fondement de l'article 909 du code de procédure civile.
Pour l'exposé complet des moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Liminairement, la cour rappelle qu'elle ne peut se fonder sur les conclusions de la société Transdev du 28 avril 2022, ni sur les pièces auxquelles elles se réfèrent, dans la mesure où lesdites conclusions ont été déclarées irrecevables par le conseiller de la mise en état, sur le fondement de l'article 909 du code de procédure civile.
SUR LA LÉGITIMITÉ DU DROIT DE RETRAIT
M. [F] expose qu'après l'instauration du confinement au plan national décrété dans le cadre de la crise sanitaire par le gouvernement à compter du 17 mars 2020, il était supposé prendre son service le 20 mars 2020, pour relever le conducteur précédent. Il a fait part à son employeur de l'exercice de son droit de retrait au regard d'un risque de contamination, jusqu'à la mise en place de mesures suffisantes de protection et de prévention de propagation du Covid-19. Il ajoute que ces mesures ayant été mises en oeuvre le 23 mars suivant, il a alors repris son poste.
Il conteste la retenue sur son salaire opérée sur les journées des 20 et 22 mars 2020, alors que le risque de contamination était réel et avéré ainsi que le rapportent plusieurs collègues conducteurs infectés et considère sa demande d'indemnisation pleinement justifiée au regard de son droit fondamental de préserver sa santé.
En application de l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels ;
2° Des actions d'information et de formation ;
3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.
L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.
L'article L. 4121-2 du même code précise que l'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :
1° Éviter les risques ;
2° Évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;
3° Combattre les risques à la source ;
4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;
5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;
6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;
7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral, tel qu'il est défini à l'article L. 1152-1 ;
8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;
9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.
Aux termes de l'article L. 4131-1 du code du travail, le travailleur alerte immédiatement l'employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection.
Il peut se retirer d'une telle situation.
L'employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d'une défectuosité du système de protection.
L'article L. 4131-3 du même code précise qu'aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l'encontre d'un travailleur ou d'un groupe de travailleurs qui se sont retirés d'une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu'elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d'eux.
Il est constant que le droit au retrait du salarié n'est justifié que dans les situations où le risque est réalisable brusquement dans un délai rapproché et représente une menace sérieuse et proche dans le temps de nature à se matérialiser dans peu de temps et sans qu'il y ait d'autres moyens d'agir pour y échapper.
Aux termes de son courrier du 20 mars 2020, M. [F] a fait valoir son droit de retrait, expliquant qu'il lui était alors 'impossible de poursuivre [son] activité professionnelle sans mettre [sa] santé en danger et celle de [ses] proches', soulignant que 'le poste de conduite de chaque véhicule devrait être désinfecté après le passage de chaque conducteur. Les conducteurs sont contraints de manier l'ensemble des éléments du poste de conduite alors que plusieurs agents s'y sont succéder précédemment. Certes une désinfection du poste de conduite est faite tous les soirs au dépôt, mais ca n'est pas suffisant. De plus, il arrive que des agents des services techniques déplacent les véhicules sur leur parc après leur désinfection. Il en va de même pour le mobilier, les poignées de portes, les machines à café, les fontaines à eau, etc... en prise de service, les salariés sont tous extrêmement vigilant, mais le risque est grand. En outre, certains usagers interpellent les conducteurs sur les différents horaires de fonctionnement du réseau, et il arrive qu'ils ne respectent pas les mesures de distanciation préconisées'.
La société Transdev avait diffusé à ses agents une note datée du 19 mars 2020, soit la veille de l'exercice du droit de retrait par le salarié, dans laquelle elle rappelait que, dans les suites du confinement décrété à compter du 17 mars 2020, et la nécessité de maintenir la circulation des transports urbains 'de manière adaptée', sont mise en place des mesures de protection pour les agents présents sur site à savoir : 'au-delà des mesures 'barrières' qui doivent plus que jamais continuer de s'appliquer avec rigueur' :
- arrêt de la vente des titres à bord,
- activation systématique de la vitre anti-agression,
- sécurisation de la zone 'conducteur' avec de la rubalise,
- fermeture des agences commerciales,
- suspension du déploiement des trolinos de manière à mobilier moins d'agents de services techniques,
- désinfection quotidienne des bus (nettoyage des barres de maintien, poste de conduite, coques de siège, valideurs, à compter du samedi 21 mars cette prestation sera complétée par une pulvérisation de virucide assurée quotidiennement. Cette action sera tracée à l'aide d'une fiche présente dans chaque véhicule. La présence de cette fiche faisant figurer l'émargement du technicien de nettoyage est obligatoire pour la mise en circulation du véhicule ou sa prise en compte par les techniciens de maintenance,
- les approvisionnements en gel hydro-alcoolique et lingettes sont prévus auprès de vos responsables. Concernant le gel, il est important de conserver vos flacons car les approvisionnements se font maintenant avec des contenants de grande quantité'.
Ces mêmes mesures étaient rappelées au salarié dans son courrier en réponse du 23 mars 2020, par lequel l'employeur considérait l'exercice de ce droit injustifié et lui notifiait les retenues sur son salaire.
Au cours d'une réunion 'exceptionnelle' de la commission santé sécurité et conditions de travail, tenue le 20 mars 2020, il a été prévu, à compter du 23 mars, la fin des relèves au cours du service, les bus effectuant alors des trajets dépôt/dépôt.
Par courrier du 23 mars suivant, M. [F] a informé son employeur qu'il mettait un terme à son droit de retrait au regard de ces nouvelles mesures de prévention instaurées depuis les 21 et 23 mars 2020.
Il revient donc ici à la cour de rechercher si, au cours de cette période du 20 au 23 mars 2020, le salarié avait un motif raisonnable de penser que sa situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé.
La cour rappelle, à titre liminaire, le caractère particulièrement inédit de la période du premier confinement, ayant généré un phénomène anxiogène quasi-généralisé et une situation telle que plusieurs décisions ont été prises de manière évolutive par les autorités pour tenter d'enrayer la propagation de la pandémie mondiale du virus du Covid-19.
Ce faisant, la légitimité du droit de retrait exercé par M. [F] doit s'apprécier, non pas au regard de ce contexte général et du sentiment d'insécurité régnant au plan national voire international, mais bien des conditions de travail et de la situation propre au salarié.
Or, en l'espèce, M. [F] ne justifie ni même n'allègue d'une situation de vulnérabilité, ce qui lui aurait d'ailleurs permis de signaler sa situation particulière auprès de son employeur dès le 16 mars, date des premières annonces gouvernementales, la société ayant à leur attention prévu des 'mesures spécifiques pour assurer de manière prioritaire leur confinement' (pièce 5).
M. [F] produit l'arrêté du 19 mars complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus. L'article 7 de ce texte précise s'agissant des entreprises de transports publics collectifs, plusieurs consignes et gestes barrières, concernant notamment le 'nettoyage désinfectant de chaque véhicule au moins une fois par jour'. Or, ces mesures tendant à la limitation des contacts et de distanciation sociale édictées par les autorités publiques pour préserver la santé et la sécurité des travailleurs sont précisément celles qui ont été effectivement mises en oeuvre dès le 19 mars 2020 par la société Transdev.
Le salarié n'explique pas davantage la situation de danger grave et imminent pour sa sécurité et n'allègue d'aucun fait précis qui l'aurait placé dans une situation de danger grave et imminent pour sa santé et sa sécurité, sauf à insister sur le manque de désinfection du poste de conduite lors des relèves, étant observé que l'employeur mettait à la disposition de ses agents des lingettes et du gel hydro-alcoolique et ce, dès le 19 mars.
Les attestations qu'il produit témoignent surtout du caractère 'particulièrement anxiogène' de cette période 'où régnait une grande incertitude face aux risques de cette épidémie' (pièce 16), les salariés conducteurs se plaignant essentiellement de l'absence de masques ou de gel hydro-alcoolique pour certains (pièces 18, 19). Du reste, il n'est pas démontré qu'au cours de ces premiers jours du confinement, le masque était rendu obligatoire.
M. [F] produit les attestations de trois conducteurs qui indiquent avoir été informés par la direction d'un potentiel contact avec un collègue présentant des symptômes d'infection, et leur recommandant de contacter leur médecin traitant (pièces 21, 22, 23). Aucun des agents ne déclare avoir contracté le virus.
De façon générale, la cour observe que les attestations versées aux débats sont peu pertinentes en ce qu'elles ne font aucune distinction quant aux mesures successivement mises en place en fonction de l'évolution de la situation, seule celle de M. [H] étant instructive (pièce 15) en ce qu'il indique que la direction 'a pris un certain nombre de mesures protectrices vis-à-vis de ses conducteurs telles que, entre autres, l'isolement du poste de conduite par rubalise, l'interruption de la vente de titres à bord, la distribution d'un flacon de 85 ml de gel hydro-alcoolique et d'un paquet de lingettes désinfectantes qui seront renouvelés dans les semaines qui suivent au gré des livraisons. Cependant, les craintes des conducteurs pour leur santé n'ont pas toutes été levées car la direction n'a pas souhaité équiper les conducteurs de gants ni de masques de protection (...) De plus, la désinfection de nos véhicules n'intervenait qu'au dépôt. Certaines relèves entre collègues (...) ne permettaient pas une désinfection optimale du poste de conduite et pouvaient alors induire un risque de contamination entre agents (...)'.
La cour rappelle également que, durant cette période de pandémie, les recommandations ont évolué à mesure des connaissances sur le virus.
Au regard des mesures ainsi mises en place au sein de la société de nature à limiter l'exposition au virus, M. [F] n'établit pas avoir eu des motifs raisonnables de penser qu'il se trouvait, les 20 et 22 mars 2020, dans une situation de travail présentant un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé du fait de son exposition sans protection suffisante au virus du Covid-19, justifiant l'exercice de son droit de retrait.
Le jugement dont appel est confirmé de ce chef et en ce qu'il a rejeté l'ensemble des demandes de M. [F].
SUR LES DEMANDES ACCESSOIRES
Le jugement de première instance est confirmé sur les frais irrépétibles et les dépens.
M. [F], partie perdante, est condamné aux dépens d'appel et débouté de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La cour,
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de M. [F],
Condamne M. [F] aux dépens.
Le greffier, La présidente,