AFFAIRE PRUD'HOMALE : COLLÉGIALE
N° RG 21/03214 - N° Portalis DBVX-V-B7F-NR2Z
[S]
C/
S.A.S. [21]
S.A.S. [18]
S.A.S. [15]
S.A.S. [19]
S.A.S. [20]
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de LYON
du 08 Avril 2021
RG : 17/04199
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE C
ARRÊT DU 28 FEVRIER 2023
APPELANT :
[D] [S]
[Adresse 6]
[Localité 10]
représenté par Me Cédric DE ROMANET DE BEAUNE de la SELARL TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉES :
S.A.S. [21] prise en la personne de ses représentants légaux en exercice domiciliés audit siège
RCS DE LYON N° [N° SIREN/SIRET 13]
[Adresse 14]
[Localité 11]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [18]
RCS DE LYON N°[N° SIREN/SIRET 8]
[Adresse 16]
[Localité 10]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [15]
RCS DE VERSAILLES N° [N° SIREN/SIRET 9]
[Adresse 2]
[Localité 12]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [19]
RCS DE LYON N° [N° SIREN/SIRET 5]
[Adresse 1]
[Localité 10]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [20]
RCS DE LYON N° [N° SIREN/SIRET 7]
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 08 Septembre 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Nathalie PALLE, Présidente
Thierry GAUTHIER, Conseiller
Vincent CASTELLI, Conseiller
Assistés pendant les débats de Elsa SANCHEZ, Greffier.
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 28 Février 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Nathalie PALLE, Présidente, et par Malika CHINOUNE, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
M. [S] (le salarié), né 17 juillet 1956, a été employé à compter du 4 novembre 1974 au 1er août 2016 par la société [21] (anciennement la société [17] puis la société [23]), en qualité de menuisier, électromécanicien et technicien d'atelier, sur le site de [Localité 10] .
La société [21] a procédé à un apport partiel d'actifs de sa branche d'activité de conception, fabrication et commercialisation d'autocars et d'autobus à la société [19], avec une prise d'effet au 31 décembre 1998.
Le 30 octobre 2004, la société [21] a cédé, par un apport partiel d'actifs, sa branche d'activité de fonderie et moulage de fer à la société [18], ainsi que sa branche d'activité de conception et fabrication de ponts et essieux à la société [20].
Le 1er juin 2011, la société [21] a cédé à la société [15], par un apport partiel d'actifs, la branche d'activité se rapportant à la fabrication de véhicules et de matériels militaires.
Par arrêté du 25 octobre 2016 publié au Journal Officiel le 1er novembre 2016, pris en application de l'article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, l'établissement de [Localité 10] de la société [21] a été inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (l'ACAATA) pour la période de 1964 à 1996.
Le 7 décembre 2017, le salarié a saisi le conseil de prud'hommes de Lyon aux fins de voir juger qu'il a été exposé à l'inhalation de fibres d'amiante au sein de la société [17], devenue la société [23] puis la société [21], dans des conditions constitutives d'un manquement à l'obligation contractuelle de sécurité de résultat, et de voir condamner la société [21] à lui verser une somme à titre de réparation du préjudice d'anxiété, subsidiairement de condamner in solidum les sociétés [15], [18], [21], [19] et [20] au versement de la même somme.
Par jugement du 8 avril 2021, statuant en formation de départage, le conseil de prud'hommes a :
- prononcé la mise hors de cause des sociétés [15] (anciennement [22]), [18], [19] et [20] qui n'ont pas la qualité d'employeur du salarié,
- débouté le salarié de l'ensemble de ses demandes,
- débouté les sociétés [21], [18], [15], [19] et [20] de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné le salarié aux dépens.
Le salarié a interjeté appel de ce jugement le 28 avril 2021.
Dans ses conclusions notifiées le 1er mars 2022, auxquelles il convient de se reporter pour un plus ample exposé de ses moyens, le salarié demande à la cour de :
- confirmer le jugement ce qu'il a débouté les sociétés [21], [18], [15], [19] et [20] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- réformer la décision pour le surplus,
Et, statuant à nouveau,
A titre principal,
- condamner la société [21] à lui verser une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété,
A titre subsidiaire,
- condamner in solidum les sociétés [21], [18], [15], [19] et [20] à lui verser une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété,
En tout état de cause,
- condamner tout succombant à lui payer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel, ainsi qu'aux dépens.
Dans leurs conclusions notifiées le 18 mai 2022, auxquelles il convient de se reporter pour un plus ample exposé de leurs moyens, les sociétés demandent à la cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a :
prononcé la mise hors de cause des sociétés [15], [18], [19] et [20] qui n'ont pas la qualité d'employeur du salarié,
débouté le salarié de l'ensemble de ses demandes,
condamné le salarié aux dépens,
Y ajoutant,
- condamner le salarié à leur verser la somme de 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
A titre subsidiaire,
- réduire notablement la demande indemnitaire formulée par le salarié au titre d'un prétendu préjudice d'anxiété,
- réduire notablement la demande formulée par le salarié au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 6 septembre 2022.
Par conclusions du 7 septembre 2022, le conseil de la partie appelante a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture afin d'admettre le bordereau de communication de pièces rectifié de l'erreur matérielle y figurant.
MOTIFS DE LA DÉCISION
A titre liminaire, le bordereau de communication de pièces de la partie appelante étant affecté d'une erreur matérielle, il y a lieu d'ordonner la révocation de l'ordonnance de clôture et de prononcer la clôture au jour de l'audience, afin d'admettre le bordereau de communication de pièces rectifié.
Sur la demande de dommages-intérêts pour préjudice d'anxiété
Il est de principe que le salarié, qui a travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, et se trouve, de par le fait de l'employeur, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, qu'il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers, subit un préjudice spécifique d'anxiété dont l'indemnisation répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement des conditions d'existence résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante.
Le fait générateur du préjudice étant l'inscription de l'établissement sur la liste de ceux éligibles à l'ACAATA et non l'exposition à l'amiante, il importe peu que les salariés n'aient pas été personnellement exposés au risque.
Au cas présent, par arrêté du 25 octobre 2016, publié le 1er novembre 2016, pris en application de l'article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, l'établissement de [Localité 10] de la société [17], devenue la société [23] puis la société [21], a été inscrit sur la liste des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, de flocage et de calorifugeage à l'amiante ouvrant droit au bénéfice de l'allocation de cessation anticipée des travailleurs de l'amiante, pour la période de 1964 à 1996.
L'arrêté de classement concerne l'établissement de [Localité 10], dont les opérations liées à l'amiante ont ainsi été considérées comme représentant une part significative de l'activité de l'établissement, compte tenu notamment de leur fréquence et de la proportion des salariés qui étaient affectés, sans qu'aucune distinction n'y soit faite selon les secteurs d'activités de cet établissement ou restriction selon les métiers ouvrant droit au bénéfice des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998.
Il en résulte que tous les salariés qui ont été affectés dans cet établissement entre 1964 et 1996, période visée par l'arrêté de classement, peuvent prétendre à obtenir l'indemnisation de leur préjudice d'anxiété réparant l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement des conditions d'existence, induits par l'exposition à l'amiante, sans avoir à justifier d'une exposition personnelle à l'amiante, d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, dont l'existence est présumée du fait de l'inscription de l'établissement sur la liste de ceux ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA, ni d'un préjudice propre en lien avec ce manquement.
Il s'en suit que, dès lors qu'il est établi qu'il a travaillé du 4 novembre 1974 au 1er août 2016, en qualité de menuisier, électromécanicien et technicien d'atelier, ainsi qu'en attestent deux autres salariés, pour le compte de la société [21], sur le site de [Localité 10] classé sur la liste des établissements ouvrant droit à l'ACAATA, et qu'il établit, de surcroît, par l'attestation d'exposition qui lui a été remise par l'employeur, le 12 mars 2013, corroborée par les termes de l'attestation de témoignage d'un collègue de travail, qu'il a été personnellement exposé au risque d'inhalation des poussières d'amiante pendant la période de son affectation sur le site de [Localité 10] plus particulièrement de 1974 à 1997 dans ses fonctions qui comportaient la pose, dépose, découpe de plaques d'isolation en amiante ou le brossage de freins, le salarié s'est trouvé par le fait de son employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante caractérisant l'existence d'un préjudice spécifique d'anxiété.
Le danger lié à l'inhalation des poussières d'amiante étant connu depuis la fin du XIXe siècle et la réglementation issue notamment du décret n°77-949 du 17 août 1977, marquant le début des contrôles sanitaires de l'exposition des travailleurs à l'amiante et imposant à tous les établissements utilisant de l'amiante de procéder à des prélèvements d'atmosphère, au conditionnement des déchets susceptibles de dégager des fibres d'amiante, à la vérification régulière des installations de protection collective de captage, de filtration et de ventilation et de protection individuelle des salariés comme à un suivi médical, la société [21] ne peut sérieusement invoquer qu'elle n'avait pas eu connaissance, pendant la période concernée allant de 1964 à 1996, du risque en lien avec l'utilisation de l'amiante, sous diverses formes, comme matériaux à finalité de protection thermique au sein de différents ateliers du site de l'établissement de [Localité 10].
La société [21] ne justifie pas, par les seuls éléments qu'elle produit à son dossier à hauteur d'appel, que tous les moyens d'évaluation et de prévention des risques professionnels, tant sur le plan collectif qu'individuel, pour protéger la santé des salariés travaillant sur le site classé de [Localité 10], avaient été mis en place, de sorte que ne démontrant pas la prise de mesures de prévention et de sécurité pertinentes en adéquation avec le risque lié à l'exposition à l'amiante et ne démontrant pas davantage l'existence d'une cause étrangère revêtant les caractéristiques de la force majeure, la société [21] ne peut être exonérée de sa responsabilité.
Au vu de ce qui précède, compte tenu notamment de la nature des fonctions de l'intéressé et des circonstances particulières de leur exercice, la cour est en mesure d'évaluer à 7 000 euros la somme que la société [21] doit payer au salarié à titre de dommages-intérêts en indemnisation de son préjudice spécifique d'anxiété, réparant l'ensemble des troubles psychologiques, y compris les troubles liés au bouleversement dans les conditions d'existence.
Le jugement est réformé en ce sens.
Sur les demandes accessoires
Compte tenu de l'issue du litige, il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a mis à la charge du salarié les dépens et de le confirmer en ce qu'il a rejeté la demande des sociétés intimées au titre de leurs frais irrépétibles.
La société [21] qui succombe dans ses prétentions est condamnée aux dépens de première instance et d'appel et sa demande au titre des frais irrépétibles est rejetée, comme celles des autres parties intimées sur le même fondement.
L'équité et la situation économique respective des parties justifient qu'il soit fait application de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais en cause d'appel dans la mesure énoncée au dispositif.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe et dernier ressort,
ORDONNE la révocation de l'ordonnance de clôture et prononce la clôture au 8 septembre 2022,
CONFIRME le jugement en ce qu'il a :
- prononcé la mise hors de cause des sociétés [15] (anciennement [22]), [18], [19] et [20] qui n'ont pas la qualité d'employeur de M. [D] [S],
- débouté les sociétés [21], [18], [15], [19] et [20] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
INFIRME le jugement en ses autres dispositions,
Et statuant à nouveau sur les chefs infirmés,
CONDAMNE la société [21] à verser à M. [D] [S] la somme de 7 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice d'anxiété,
REJETTE les demandes des sociétés [21], [18], [15], [19] et [20] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société [21] à verser à M. [D] [S] la somme de 800 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société [21] aux dépens de première instance et d'appel.
LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE,