AFFAIRE PRUD'HOMALE : COLLÉGIALE
N° RG 21/03020 - N° Portalis DBVX-V-B7F-NRNP
[V] NÉE [Y]
C/
S.A.S. [22]
S.A.S. [18]
S.A.S. [15]
S.A.S. [19]
S.A.S. [21]
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de LYON
du 08 Avril 2021
RG : 17/01105
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE C
ARRÊT DU 28 FEVRIER 2023
APPELANTE :
[O] [V] NÉE [Y]
[Adresse 5]
[Localité 12]/ FRANCE
représentée par Me Cédric DE ROMANET DE BEAUNE de la SELARL TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉES :
S.A.S. [22] prise en la personne de ses représentants légaux en exercice domiciliés audit siège
RCS DE [Localité 20] N° [N° SIREN/SIRET 13]
[Adresse 14]
[Localité 10]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [18]
RCS DE [Localité 20] N°[N° SIREN/SIRET 8]
[Adresse 16]
[Localité 24]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [15]
RCS DE [Localité 11] N° [N° SIREN/SIRET 9]
[Adresse 2]
[Localité 11]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [19]
RCS DE [Localité 20] N° [N° SIREN/SIRET 6]
[Adresse 1] du 24 août 1944
[Localité 24]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
S.A.S. [21]
RCS DE [Localité 20] N° [N° SIREN/SIRET 7]
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Laurent LIGIER de la SCP ELISABETH LIGIER DE MAUROY & LAURENT LIGIER AVOUÉS ASSOCIÉS, avocat au barreau de LYON et Me Elodie BOSSUOT-QUIN, avocat plaidant de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 08 Septembre 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Nathalie PALLE, Présidente
Thierry GAUTHIER, Conseiller
Vincent CASTELLI, Conseiller
Assistés pendant les débats de Elsa SANCHEZ, Greffier.
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 28 Février 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Nathalie PALLE, Présidente, et par Malika CHINOUNE, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
*************
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
Mme [V] (la salariée) a été engagée en 1968 par la société [17] devenue la société [23] puis la société [22], en qualité de gestionnaire administrative dans le service de comptabilité, sur le site de [Localité 24].
La société [22] a procédé à un apport partiel d'actifs de sa branche d'activité de conception, fabrication et commercialisation d'autocars et d'autobus à la société [19], avec une prise d'effet au 31 décembre 1998.
Le 30 octobre 2004, la société [22] a cédé, par un apport partiel d'actifs, sa branche d'activité de fonderie et moulage de fer à la société [18], ainsi que sa branche d'activité de conception et fabrication de ponts et essieux à la société [21].
Le 5 janvier 2009, la salariée et la société [22] ont régularisé une transaction, et la relation contractuelle a été rompue le 24 avril 2009.
Le 1er juin 2011, la société [22] a cédé à la société [15], par un apport partiel d'actifs, la branche d'activité se rapportant à la fabrication de véhicules et de matériels militaires.
Par arrêté du 25 octobre 2016, publié le 1er novembre 2016, pris en application de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, l'établissement de [Localité 24] de la société [22] a été inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) pour la période de 1964 à 1996.
Le 24 avril 2017, la salariée a saisi le conseil de prud'hommes de Lyon aux fins de voir juger qu'elle a été exposée à l'inhalation de fibres d'amiante au sein de la société [22] dans des conditions constitutives d'un manquement à l'obligation contractuelle de sécurité de résultat, et de voir condamner la société [22] à lui verser une certaine somme à titre de réparation du préjudice d'anxiété, subsidiairement de voir condamner in solidum les sociétés [22], [18], [15], [19] et [21] au versement de la même somme.
Par jugement du 8 avril 2021, le conseil de prud'hommes de Lyon, statuant dans sa formation de départage, a :
- déclaré la salariée irrecevable en ses demandes,
- débouté la salariée de sa demande présentée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les sociétés [22], [18], [15], [19] et [21] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la salariée aux dépens.
La salariée a interjeté appel de ce jugement le 27 avril 2021.
Dans ses conclusions notifiées le 1er mars 2022, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé de ses moyens, la salariée demande à la cour de :
- confirmer la décision du conseil de prud'hommes en ce qu'il a débouté les sociétés [22], [18], [15], [19] et [21] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- réformer la décision de première instance pour le surplus,
Et, statuant à nouveau,
- déclarer recevables ses demandes au titre de l'indemnisation de son préjudice d'anxiété,
A titre principal,
- condamner la société [22] à lui verser une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété,
A titre subsidiaire,
- condamner in solidum les sociétés [22], [18], [15], [19] et [21] à lui verser une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété,
En tout état de cause,
- condamner tout succombant à lui payer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
Dans leurs conclusions notifiées le 18 mai 2022, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé de ses moyens, les sociétés demandent à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris, en ce qu'il a :
déclaré la salariée irrecevable en ses demandes,
débouté la salariée de sa demande présentée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné la salariée aux dépens de l'instance,
Y ajoutant,
- condamner la salariée à leur verser la somme de 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
A titre subsidiaire,
- prononcer la mise hors de cause des sociétés [18], [15], [19] et [21],
- débouter la salariée de sa demande formée au titre d'un prétendu préjudice d'anxiété,
A titre infiniment subsidiaire,
- réduire notablement la demande indemnitaire formulée par le salarié au titre d'un prétendu préjudice d'anxiété,
- réduire notablement la demande formulée par le salarié au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 28 juin 2022.
Par conclusions du 7 septembre 2022, le conseil de la partie appelante a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture afin d'admettre le bordereau de communication de pièces rectifié de l'erreur matérielle y figurant.
MOTIFS DE LA DÉCISION
A titre liminaire, le bordereau de communication de pièces de la partie appelante étant affecté d'une erreur matérielle, il y a lieu d'ordonner la révocation de l'ordonnance de clôture et de prononcer la clôture au jour de l'audience, afin d'admettre le bordereau de communication de pièces rectifié.
Sur la recevabilité de la demande
Selon l'article 2044 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016, la transaction est un contrat par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître. Ce contrat doit être rédigé par écrit.
Aux termes l'article 2048 du code civil, les transactions se renferment dans leur objet : la renonciation qui y est faite à tous droits, actions et prétentions, ne s'entend que de ce qui est relatif au différend qui y a donné lieu.
Et selon l'article 2052 du même code, dans sa rédaction antérieure à la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016, les transactions ont, entre les parties, l'autorité de la chose jugée en dernier ressort.
La société [22] produit un extrait de très fragmentaire du protocole transactionnel convenu entre les parties dans le cadre de la rupture du contrat de travail, daté du 5 janvier 2009, signé par la salariée, sous la mention manuscrite «signé sans réserve, ni contrainte, bon pour transaction et renonciation à toutes instances et actions», reproduisant en intégralité les seuls points 7 à 10 aux termes duquel la salariée déclare qu'elle approuve cette transaction en pleine connaissance de cause sans aucun lien de subordination ni aucune réserve ne l'ait empêchée de mesurer et de négocier ses prétentions légitimes [...] et les parties se déclarent remplies de leurs droits, admettent que plus aucune contestation ne les oppose et qu'elles ont mis fin à leurs différend.
S'il est constant que la transaction a été signée à l'occasion de la rupture du contrat de travail, pour autant force est de constater que l'état très fragmentaire de la transaction qui est produite aux débats ne permet pas à la cour d'en apprécier la portée relativement à la nature du ou des différends nés ou à naître qu'elles ont entendu régler, non plus qu'à l'exécution du contrat et/ ou à sa seule rupture, de sorte que les termes de la transaction, ainsi reproduits, ne peuvent valablement être opposés au soutien de l'irrecevabilité de la demande, de sorte que, par infirmation du jugement, le moyen d'irrecevabilité tiré de l'autorité de chose jugée attachée à cette transaction n'est pas fondé et la demande en réparation du préjudice d'anxiété est recevable.
Sur la demande de dommages-intérêts pour préjudice d'anxiété
Il est de principe que le salarié, qui a travaillé dans l'un des établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante, et se trouve, de par le fait de l'employeur, dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, qu'il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers, subit un préjudice spécifique d'anxiété dont l'indemnisation répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement des conditions d'existence résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante.
Au cas présent, par arrêté du 25 octobre 2016, publié le 1er novembre 2016, pris en application de l'article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, l'établissement de [Localité 24] de la société [17], devenue la société [23] puis la société [22], a été inscrit sur la liste des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, de flocage et de calorifugeage à l'amiante ouvrant droit au bénéfice de l'allocation de cessation anticipée des travailleurs de l'amiante, pour la période de 1964 à 1996.
Le fait générateur du préjudice étant l'inscription de l'établissement sur la liste de ceux éligibles à l'ACAATA et non l'exposition à l'amiante, il importe peu que les salariés n'aient pas été personnellement exposés au risque.
L'arrêté de classement concerne l'établissement de [Localité 24] (69 200), dont les opérations liées à l'amiante ont ainsi été considérées comme représentant une part significative de l'activité de l'établissement, compte tenu notamment de leur fréquence et de la proportion des salariés qui étaient affectés, sans qu'aucune distinction n'y soit faite selon les secteurs d'activités de cet établissement, ni restriction selon les métiers ouvrant droit au bénéfice des dispositions de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998.
Il en résulte que tous les salariés qui ont été affectés dans cet établissement entre 1964 et 1996, période visée par l'arrêté de classement, peuvent prétendre à obtenir l'indemnisation de leur préjudice d'anxiété réparant l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement des conditions d'existence, induits par l'exposition à l'amiante, sans avoir à justifier d'une exposition personnelle à l'amiante, d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, dont l'existence est présumée du fait de l'inscription de l'établissement sur la liste de ceux ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA, ni d'un préjudice propre en lien avec ce manquement.
Il s'en suit que, dès lors qu'il est établi qu'elle a travaillé du 7 octobre 1968 au 24 avril 2009 au service de la société [17], devenue la société [23], puis la société [22], sur le site de [Localité 24], classé sur la liste des établissements ouvrant droit à l'ACAATA, dans des fonctions de gestionnaire administrative, lesquelles ne sont pas exclues de l'arrêté de classement, la salariée s'est trouvée par le fait de son employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante caractérisant l'existence d'un préjudice spécifique d'anxiété.
Le danger lié à l'inhalation des poussières d'amiante étant connus depuis la fin du XIXe siècle et la réglementation issue notamment du décret n°77-949 du 17 août 1977, marquant le début des contrôles sanitaires de l'exposition des travailleurs à l'amiante et imposant à tous les établissements utilisant de l'amiante de procéder à des prélèvements d'atmosphère, au conditionnement des déchets susceptibles de dégager des fibres d'amiante, à la vérification régulière des installations de protection collective de captage, de filtration et de ventilation et de protection individuelle des salariés comme à un suivi médical, la société [22], employeur, titulaire du pouvoir de direction et d'organisation, ne peut sérieusement invoquer n'avoir pas eu connaissance, pendant la période concernée allant de 1964 à 1996, du risque en lien avec l'utilisation de l'amiante, sous diverses formes, comme matériaux à finalité de protection thermique au sein de différents ateliers du site de son établissement de [Localité 24].
La société [22] ne justifie pas, par les seuls éléments qu'elle produit à son dossier à hauteur d'appel, avoir mis en place tous les moyens d'évaluation et de prévention des risques professionnels, tant sur le plan collectif qu'individuel, pour protéger la santé des salariés travaillant sur le site, de sorte que ne démontrant pas la prise de mesures de prévention et de sécurité pertinentes en adéquation avec le risque lié à l'exposition à l'amiante et ne démontrant pas davantage l'existence d'une cause étrangère revêtant les caractéristiques de la force majeure, la société [22] ne peut être exonérée de sa responsabilité.
Au vu de ce qui précède, compte tenu notamment de la nature des fonctions de l'intéressée et des circonstances particulières de leur exercice, la cour est en mesure d'évaluer à 2 000 euros la somme que la société [22] doit payer à la salariée à titre de dommages-intérêts en indemnisation de son préjudice spécifique d'anxiété, réparant l'ensemble des troubles psychologiques, y compris les troubles liés au bouleversement dans les conditions d'existence.
Le jugement est réformé en ce sens.
Sur les demandes accessoires
Compte tenu de l'issue du litige, il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris en ses dispositions relatives à la charge des dépens et de le confirmer en ce qu'il a rejeté la demande des intimées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour le même motif, les dépens de première instance et d'appel sont mis à la charge de la société [22], dernier employeur, dont la demande au titre des frais irrépétibles est rejetée et qui devra payer à la salariée la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Les sociétés [15], [18], [19] et [21] sont déboutées de leur demande sur le même fondement.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe et dernier ressort,
ORDONNE la révocation de l'ordonnance de clôture et prononce la clôture au 8 septembre 2022,
INFIRME le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevables les demandes de Mme [V] et en ce qu'il l'a condamnée aux dépens,
LE CONFIRME en ses autres dispositions,
Et statuant à nouveau des chefs de dispositifs infirmés et y ajoutant,
DÉCLARE recevables les demandes de Mme [V],
CONDAMNE la société [22] à verser à Mme [O] [V] la somme de 2 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice d'anxiété,
REJETTE les demandes des sociétés [22], [15], [18], [19] et [21] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société [22] à verser à Mme [O] [V] la somme de 800 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société [22] aux dépens de première instance et d'appel.
LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE,