AFFAIRE PRUD'HOMALE
RAPPORTEUR
N° RG 19/06740 - N° Portalis DBVX-V-B7D-MTU2
Société ELECTRO CALORIQUE
C/
[Y]
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de LYON CEDEX
du 10 Septembre 2019
RG : 18/01771
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE A
ARRÊT DU 08 FEVRIER 2023
APPELANTE :
Société ELECTRO CALORIQUE
[Adresse 6]
[Localité 3]
représentée par Me Romain LAFFLY de la SELARL LAFFLY & ASSOCIES - LEXAVOUE LYON, avocat au barreau de LYON et ayant pour avocat plaidant Me Floriane PETITJEAN de la SELAS FIDAL, avocat au barreau de BESANCON
INTIMÉ :
[D] [Y]
née le 09 novembre 1982 à [Localité 4]
[Adresse 2]
[Localité 1]
représenté par Me Alban POUSSET-BOUGERE de la SELARL CVS, avocat au barreau de LYON
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 05 Décembre 2022
Présidée par Nathalie ROCCI, Conseiller magistrat rapporteur, (sans opposition des parties dûment avisées) qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré, assistée pendant les débats de Morgane GARCES, Greffière.
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
- Joëlle DOAT, présidente
- Nathalie ROCCI, conseiller
- Anne BRUNNER, conseiller
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 08 Février 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Joëlle DOAT, Présidente et par Morgane GARCES, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
La Société Electro Calorique est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de chariots distributeurs de repas en collectivité.
Elle compte 65 salariés et fait application des accords nationaux de la métallurgie, ainsi que de la Convention Collective de la Métallurgie du Rhône.
Suivant une lettre d'engagement, Mme [Y] a été embauchée à durée déterminée le 1er février 2007 par la Société Electro Calorique, en qualité d'Agent de Production, et ce jusqu'au 30 avril 2007. Ce Contrat à Durée Déterminée était prolongé jusqu'au 31 octobre 2007.
La relation de travail s'est poursuivie suivant un contrat à durée indéterminée à compter du 1er novembre 2007.
Le 1er juin 2017, Mme [Y] a formulé une demande de rupture conventionnelle auprès de la Société Electro Calorique.
La rupture conventionnelle est intervenue le 23 juin 2017.
Mme [Y] ayant la qualité de salariée protégée, la rupture conventionnelle a été soumise à l'inspection du travail qui l'a autorisée par décision du 28 juillet 2017, après une enquête contradictoire du 25 juillet 2017.
Par requête en date du 18 février 2018, Mme [Y] a saisi le conseil des prud'hommes de Bourgoin-Jallieu d'une demande de réparation au motif qu'elle avait été contrainte d'accepter une rupture conventionnelle après une dépression consécutive à des faits de harcèlement et d'atteinte à sa vie privée commis par son employeur.
Par jugement du 24 avril 2018, le conseil de prud'hommes de Bourgoin-Jallieu s'est déclaré incompétent au profit du conseil de prud'hommes de Lyon.
Par jugement rendu le 10 septembre 2019, le conseil de prud'hommes de Lyon a :
- jugé que Mme [Y] a subi un harcèlement moral sur son lieu de travail et qu'il y a eu atteinte à sa vie privée
- condamné en conséquence la société Electro Calorique à payer à Mme [Y] les sommes suivantes :
* 3 000 euros de dommages-intérêts en réparation de son préjudice
* 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- débouté Mme [Y] de ses demandes plus amples ou contraires
- débouté la société Electro Calorique de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- condamné la société Electro Calorique aux entiers dépens de l'instance y compris les éventuels frais d'exécution.
La cour est saisie de l'appel interjeté le 2 octobre 2019 par la société Electro Calorique.
Mme [Y] forme un appel incident sur le montant des dommages-intérêts qui lui ont été alloués.
Par conclusions notifiées le 19 octobre 2022, auxquelles il est expressément fait référence pour un plus ample exposé, la société Electro Calorique demande à la cour de :
- Infirmer le jugement du Conseil de Prud'hommes de Lyon du 10 Septembre 2019
En conséquence,
- Débouter Mme [Y] de l'ensemble de ses demandes.
- Condamner Mme [Y] à lui régler la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- Condamner Mme [Y] aux entiers dépens.
Par conclusions notifiées le 23 mars 2020, auxquelles il est expressément fait référence pour un plus ample exposé, Mme [Y] demande à la cour de :
- Confirmer partiellement le jugement rendu par le Conseil de prud'hommes de Lyon le 10 septembre 2019 en ce qu'il a estimé qu'elle avait été victime de harcèlement moral sur son lieu de travail et d'atteintes à sa vie privée et que ces atteintes ont altéré son état de santé et compromis son avenir professionnel ;
- Infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts à hauteur de 10 000 euros ;
Statuant à nouveau :
- Condamner la société Electro Calorique à lui verser la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son entier préjudice,
- Condamner la société Electro Calorique à lui verser la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société Electro Calorique aux entiers dépens d'instance.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 27 octobre 2023.
MOTIFS
- Sur le harcèlement moral :
Aux termes de l'article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel
Selon l'article L.1152-2 du code du travail, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral et pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés.
Il résulte de ces textes et de l'article L. 1154-1 du code du travail, dans sa rédaction antérieure au 10 août 2016, que lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral; dans l'affirmative, il appartient à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
En l'espèce, Mme [Y] invoque au titre du harcèlement :
- des propos vexatoires répétitifs tenus à son égard par sa hiérarchie et notamment par M. [B] [J] ;
- des propos tenus publiquement caractérisant une humiliation publique ;
- trois sanctions disciplinaires injustifiées entre le 20 octobre 2015 et le 9 mars 2017 ;
- l'absence de mesure visant à prévenir ou à mettre fin au harcèlement, caractérisant un manquement de l'employeur à son obligation de résultat ;
- la dégradation de son état de santé.
La société Electro calorique conteste toute situation de harcèlement. L'employeur soutient que :
- les sanctions disciplinaires étaient justifiées par des retards répétés et l'utilisation du téléphone portable pendant le temps de travail,
- Mme [Y] a admis les retards qui lui ont été reprochés et n'a jamais contesté les sanctions disciplinaires ;
- Mme [Y] a occupé un emploi dans un bar tabac alors qu'elle était en arrêt maladie et M. [J], découvrant cette situation par hasard le 11 septembre 2015 et en étant choqué, l'a prise en photo sur ce lieu de travail, ce qui ne constitue nullement une atteinte à la vie privée de la salariée; il s'agit en tout état de cause, d'un fait isolé ;
- les accusations relatives à des propos vexatoires ne reposent sur aucun élément objectif circonstancié.
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Il résulte des pièces versées aux débats que Mme [Y] a fait l'objet des sanctions suivantes au cours de la relation contractuelle :
- le 20 octobre 2015, notification d'une mise à pied d'un jour en raison de retards répétés depuis son retour de congé maternité au début du mois de septembre 2014 ;
- le 9 mars 2016, notification d'une mise à pied d'un jour pour le même motif, à savoir des retards répétés, soit 16 retards entre début janvier 2016 et le 22 février 2016 ;
- le 9 mars 2017, notification d'une mise à pied de trois jours pour dix retards depuis le 10 décembre 2016.
Dans le même temps, Mme [Y] a été destinataire d'une lettre recommandée avec accusé de réception du 9 mars 2017 lui demandant de fournir dans un délai de trois jours, divers documents destinés à vérifier, compte tenu du cumul d'emplois de la salariée, qu'elle ne dépassait pas la durée maximale de travail autorisée.
Il résulte par ailleurs des déclarations concordantes des parties que M. [J], responsable de production de la société Electro Calorique, a photographié Mme [Y] courant septembre 2015, alors qu'elle se trouvait au bar tabac 'La treille' à [Localité 5] dans lequel elle occupait un second emploi.
M. [J] indique qu'elle travaillait au bar ce jour là, soit le 11 septembre 2015, tandis que Mme [Y] déclare qu'elle était venue apporter un arrêt maladie à son employeur à cette date.
Mme [Y] soutient qu'elle a subi, à compter de la reprise du travail, soit à compter du 14 septembre 2015, un chantage de la part de M. [J] qui dés le 15 septembre se serait vanté de l'avoir prise en flagrant délit de travail dans un bar pendant un arrêt de travail.
Mme [Y] produit pour sa part une attestation de M. [E] [F], gérant du bar tabac 'La Treille' attestant que la salariée n'a pas travaillé dans son établissement les 11, 12 et 13 septembre 2015.
En ce qui concerne les propos injurieux ou humiliants tenus en public, Mme [Y] verse aux débats :
- une attestation de M. [T] [V], ex employé de la société Electro Calorique, qui fait état d'une situation de pressions et de harcèlement psychologique depuis le retour de congé maternité de la salariée, sans précision relative à des propos injurieux ou humiliants ;
- une attestation de M. [G] [W] [I], qui témoigne avoir entendu M. [M], président directeur général de la société, dire à Mme [Y] : ' Attendez Melle [Y], ce n'est pas moi qui vous ai engrossée' ;
- des attestations de membres de la famille de la salariée relatant la souffrance de Mme [Y] qui se disait victime de supérieurs hiérarchiques la dénigrant et lui parlant mal.
Enfin, Mme [Y] produit la lettre adressée le 3 avril 2017 par le médecin du travail à son médecin traitant, sollicitant la prolongation de l'arrêt de travail de la salariée compte tenu d'un état psychologique très fragile et non compatible avec la reprise de son poste de travail.
Et le 5 avril 2017, Mme [Y] était informée par la société Medical Partner que cette dernière était mandatée par son employeur pour procéder à un contrôle médical qui avait lieu le 11 avril 2017.Il en résultait que l'arrêt de travail était médicalement justifié.
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Si les propos injurieux et humiliants ne reposent pas sur des élément objectifs suffisants compte tenu d'une part du caractère non circonstancié des témoignages, d'autre part de leur manque d'impartialité, il résulte des autres éléments examinés ci-dessus une intensification du contrôle des horaires de travail de Mme [Y] à compter de la fin de l'année 2015 et une multiplication des sanctions pour retards alors même qu'aucun incident de ponctualité n'est signalé au cours de la relation contractuelle, avant cette date.
Il apparaît en outre que l'existence d'un second emploi occupé par Mme [Y] est à l'origine de tensions importantes entre la salariée et sa hiérarchie, tensions illustrées d'une part par la prise d'une photo sur ce lieu de travail par le responsable de la production de la société Electro Calorique, d'autre part, par une injonction de produire des documents relatifs à cet emploi, dix-huit mois plus tard et ce alors que l'employeur ne démontre pas l'irrégularité de ce cumul d'emploi, étant précisé que Mme [Y] produit une attestation de M. [F], son second employeur, mentionnant un temps de travail de 21,66 heures mensuelles réparties sur les vendredis après-midi et les samedis une semaine sur deux, et que la société Electro Calorique ne produit pas d'élément contraire.
Il en résulte que Mme [Y] établit la matérialité de faits précis et concordants permettant de présumer l'existence d'une situation de harcèlement moral. Et il appartient en conséquence à la société Electro Calorique de démontrer que ces éléments sont étrangers à toute situation de harcèlement moral.
Concernant les sanctions pour retards, Mme [Y] les a contestés à deux reprises :
- une première fois par lettre recommandée avec accusé de réception du 30 octobre 2015 libellée dans les termes suivants :
' Je vous signale par la présente que je conteste vivement votre décision, à savoir : mise à pied de 1 jour le 4 novembre 2015 pour 46 retards (dont 17 de plus de 12 minutes) et ce pour une période de 13 mois (depuis septembre 2014)!!!!
Au vu de l'article L. 1332-4 du code du travail, et légalement, vous ne pouviez remonter qu'à deux mois en arrière et m'adresser un avertissement, puis 2, puis 3 et la mise à pied.
En effet, j'ai des retards mais je ne suis pas dupe et je vois bien que tous les jours des personnes arrivent systématiquement en retard et on ne leur dit jamais rien! J'émets donc de sérieux doutes quant à la crédibilité des relevés d'heures.
De plus bizarrement, cette affaire intervient juste après que je vous ai adressé la copie de la lettre que j'ai envoyé à l'inspection du travail dénonçant l'attitude de M. [J] à mon égard. (...)'
- une seconde fois le 16 mars 2017 dans les termes suivants :
' Lors de notre entretien du 20 février 2017, vous me reprochiez quatre retards pour la période de novembre à décembre 2016, hors ma notification fait état de mes retards à partir du 10 décembre 2016. Donc ce n'est pas le même motif que celui évoqué lors de mon entretien. Je conteste. (...)'
Il en résulte que les sanctions disciplinaires infligées à Mme [Y] ont régulièrement porté sur des faits remontant à plus de deux mois, de sorte que ces avertissements sont au moins en partie injustifiés nonobstant le fait que Mme [Y] admet des retards.
Par ailleurs, il apparaît qu'alors que M. [J] déclare avoir découvert l'existence d'un second emploi occupé par Mme [Y] le 11 septembre 2015, l'employeur a exigé la production de justificatifs dix-huit mois plus tard, concomitamment à la notification de la troisième mise à pied disciplinaire.
Cette chronologie et notamment le délai qui s'est écoulé entre la prise de photographie de Mme [Y] sur son lieu de travail et la demande de pièces justificatives, révèle la volonté de la part de l'employeur d'exercer sur la salariée une pression psychologique qui a eu des répercussions sur sont état de santé, telles que constatées par le médecin du travail le 3 avril 2017.
Le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a jugé que Mme [Y] avait été victime d'un harcèlement moral sur son lieu de travail.
- Sur les dommages-intérêts :
Mme [Y] conclut que la somme de 3 000 euros allouée par les premiers juges est insuffisante au regard de son ancienneté dans l'entreprise et du fait qu'elle n'a retrouvé un emploi qu'un an après la rupture de son contrat de travail et à niveau de rémunération inférieur.
Mais, le préjudice résultant d'une situation de harcèlement est indépendant du préjudice résultant de la perte d'emploi.
En outre, en l'espèce, le contrat de travail a fait l'objet d'une rupture conventionnelle autorisée par l'inspection du travail après enquête contradictoire, de sorte que cette rupture a fait l'objet d'une procédure d'homologation qui s'assure de la liberté de consentement des parties, conformément aux dispositions de l'article L.1237-14 du code du travail.
Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu'il a considéré que le préjudice résultant du harcèlement moral doit être réparé par la somme de 3 000 euros et Mme [Y] sera déboutée de sa demande pour le surplus.
- Sur les demandes accessoires :
Il y a lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a mis à la charge de la société Electro Calorique les dépens de première instance et en ce qu'il a alloué à Mme [Y] une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Electro Calorique, dont le recours est rejeté, sera condamnée aux dépens d'appel.
L'équité et la situation économique respective des parties justifient qu'il soit fait application de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais en cause d'appel dans la mesure énoncée au dispositif.
PAR CES MOTIFS,
Statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe et contradictoirement
CONFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions,
CONDAMNE la société Electro Calorique à payer à Mme [Y] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en cause d'appel,
CONDAMNE la société Electro Calorique aux dépens d'appel.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE