N° RG 18/03330
N° Portalis DBVX - V - B7C - LV5C
Décision du Tribunal de Grande Instance de LYON
Au fond du 21 décembre 2017
Chambre 3 cab 03 D
RG : 15/05454
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile A
ARRET DU 27 Octobre 2022
APPELANTS :
M. [K] [R]
né le 1er Février 1961 à [Localité 3] (RHONE)
[Adresse 1]
[Localité 3]
M. [V] [C]
né le 14 Juin 1963 à [Localité 3] (RHONE)
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représentés par la SELARL TILSITT AVOCATS, avocat au barreau de LYON, toque : 1635
INTIMES :
M. [M] [E]
né le 02 Septembre 1978 à [Localité 5] (LOIR-ET-CHER)
[Adresse 2]
[Localité 4]
Mme [L] [G] épouse [E]
née le 15 Mars 1963 à [Localité 6] (RHONE)
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentés par la SCP JACQUES AGUIRAUD ET PHILIPPE NOUVELLET, avocat au barreau de LYON, avocat postulant, toque : 475
et pour avocat plaidant Maître Philippe PLANES, avocat au barreau de LYON, toque : 303
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Date de clôture de l'instruction : 05 Mars 2019
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 20 Octobre 2021
Date de mise à disposition : 6 janvier 2022, prorogée au 10 mars 2022, au 7 avril 2022, au 30 juin 2022, au 29 septembre 2022, puis au 15 décembre 2022 et avancée au 27 octobre 2022, les avocats dûment avisés conformément à l'article 450 dernier alinéa du code de procédure civile
Composition de la Cour lors des débats et du délibéré :
- Anne WYON, président
- Françoise CLEMENT, conseiller
- Annick ISOLA, conseiller
assistés pendant les débats de Séverine POLANO, greffier
A l'audience, l'un des membres de la cour a fait le rapport, conformément à l'article 804 du code de procédure civile.
Arrêt contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Anne WYON, président, et par Séverine POLANO, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
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M. [R] et [C] exercent une activité d'agent d'assurance dans des locaux situés au quatrième étage de l'immeuble situé [Adresse 1] qu'ils louent suivant bail commercial du 21 janvier 2005 à effet du 1er janvier 2005.
Les époux [E] sont devenus propriétaires des murs le 17 septembre 2012. Désireux de reprendre les locaux pour l'usage professionnel de M. [E], ils ont donné congé sans offre de renouvellement aux preneurs par acte extrajudiciaire du 22 février 2013 pour l'échéance du 31 décembre 2014 en proposant de verser une indemnité d'éviction de 6 000 euros.
Sans réponse des locataires, ils ont saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Lyon qui, par ordonnance du 13 janvier 2014, a désigné un expert afin de réunir les éléments permettant de fixer l'indemnité.
L'expert a déposé son rapport le 24 novembre 2014. Il conclut au caractère transférable du fonds et a évalué l'indemnité à 12'750 euros ou à 20'050 euros selon que l'emménagement dans de nouveaux locaux entraînera ou non la perte du bénéfice du plafonnement.
Les époux [E] ont fait citer MM. [R] et [C] devant le tribunal de grande instance de Lyon par acte d'huissier de justice du 17 avril 2015 afin que soit fixée l'indemnité d'éviction.
Par jugement du 21 décembre 2017, le tribunal a fixé cette indemnité à 41'963 euros et a condamné les époux [E] à payer ce montant aux locataires outre 2 200 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
MM. [R] et [C] ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 2 mai 2018.
Par conclusions déposées au greffe le 3 octobre 2018, MM. [R] et [C] demandent à la cour de fixer à 164'526 euros l'indemnité d'éviction incluant le préjudice d'exploitation non chiffré par l'expert, condamner les époux [E] à leur payer cette somme, dire et juger qu'ils ont droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, débouter les époux [E] de leurs demandes et les condamner à leur payer la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
À titre subsidiaire, ils sollicitent la confirmation du jugement dont appel.
En toute hypothèse, ils demandent la condamnation des époux [E] aux dépens de l'instance comprenant les frais d'expertise.
Il font essentiellement valoir que l'expert n'a pas répondu à leur dire du 19 novembre 2014 et n'a pas tenu compte de deux postes de préjudice, le trouble d'exploitation et la perte de l'avantage locatif. Ils font observer que la localisation de leur activité à proximité de la place Bellecour est très attractive, qu'ils subiraient un préjudice s'ils devaient quitter cet emplacement, et qu'ils ont accepté de se soumettre à un bail commercial plutôt qu'à un bail professionnel constitutif d'un avantage incontestable qu'ils ne sont pas certains de retrouver à l'avenir.
Ils estiment que les éléments de comparaison fournis par le bailleur lui-même font apparaître une valeur des locaux de 240 euros par mètre carré dans ce secteur et évaluent leur surcharge de loyers à 107'111 euros pendant les neuf prochaines années.
Ils rappellent exercer une activité de placement de contrats de capitalisation et de prévoyance dans laquelle le prospect a une dimension essentielle et affirment qu'un déménagement générera une perte de prospect et de chiffre d'affaires habituellement évaluée à trois mois de résultat soit en l'espèce à 39'915 euros.
Ils évaluent les frais de déménagement à 2 000 euros et les frais de publicité à 7 500 euros.
En ce qui concerne l'indemnité de réemploi, de frais d'acte et de doubles frais, ils font leur l'appréciation de l'expert qui a retenu un trimestre de loyers de remplacement et réclament 8 000 euros à ce titre. Ils soutiennent qu'ils ne pourront rechercher un local que lorsqu'ils auront la certitude que les époux [E] ne feront pas jouer leur droit de repentir une fois l'indemnité fixée de manière définitive et rappellent qu'ils bénéficient d'un droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction. Ils contestent avoir fait preuve de résistance abusive.
Par conclusions déposées au greffe le 24 octobre 2018, les époux [E] ont formé un appel incident. Ils demandent à la cour de :
- réformer le jugement en ce qu'il les a condamnés à payer au preneur 41'963 euros au titre de l'indemnité d'éviction et l'intégralité des frais d'expertise,
- constater que le local est utilisé à usage exclusif de bureau pour l'activité des preneurs,
- dire et juger que selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, l'usage exclusif de bureaux ne bénéficie pas des règles du plafonnement des loyers des baux commerciaux,
- dire et juger que les locataires ne subissent en conséquence aucune perte de l'avantage locatif du fait du non-renouvellement du bail,
- dire et juger que l'indemnité de réemploi et les doubles frais ne sont pas dus et devraient être limités à titre subsidiaire à la somme de 1 000 euros maximum,
- dire et juger que les frais de publicité ne peuvent pas dépasser 4 000 euros compte tenu du statut d'agent général d'assurances des défendeurs,
- dire et juger que les frais de déménagement seront fixés à la somme de 1 550 euros
- dire et juger que les appelants ne démontrent pas qu'ils subissent un trouble d'exploitation indemnisable en cas de déménagement,
- dire et juger à titre subsidiaire que l'indemnisation éventuellement accordée ne peut dépasser une semaine, soit le temps de déménagement et donc la somme de 3 300 euros,
- débouter en conséquence MM. [R] et [C] de leur demande indemnitaire manifestement exorbitante et sans rapport avec le préjudice subi,
- débouter au surplus MM. [R] et [C] de l'intégralité de leurs demandes,
En conséquence,
- fixer l'indemnité d'éviction due par les bailleurs à MM. [R] et [C] à la somme de 9 850 euros tous postes de préjudice compris,
-condamner MM. [R] et [C] à leur payer 50 % des frais de l'expertise judiciaire soit 750 euros, 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
Ils font essentiellement valoir que :
- MM. [R] et [C] déplorent que l'expert n'ait pas répondu à un dire alors qu'ils l'ont déposé le 19 novembre 2014, après dépôt par l'expert du rapport définitif et qu'ils ne peuvent critiquer le rapport de ce fait ;
- les locaux sont à usage exclusif de bureau et ne bénéficient donc pas des règles du plafonnement, les arguments adverses sur la zone de chalandise étant sans incidence,
- les appelants ne justifient pas du prix des loyers qu'ils invoquent,
- ils ne démontrent pas que la soumission volontaire à la législation des baux commerciaux constitue un avantage locatif et qu'ils ne pourraient négocier un nouveau bail commercial, le jugement qui ne leur a alloué aucune somme à ce titre devant être confirmé sur ce point,
- les preneurs pouvaient restituer les lieux loués sans renoncer à leur indemnité d'éviction et les frais d'actes doublement engagés par MM. [R] et [C] n'ont pour origine que leur défaut de diligence dans la mesure où ils ont bénéficié de quatre ans pour trouver un nouveau local de sorte que l'indemnité de réemploi de doubles frais d'actes sera limitée à 1000 euros, le jugement étant réformé sur ce point.
- ils proposent de verser 4 000 euros comprenant les dépenses de publicité légale alors que le tribunal a retenu 7500 euros, les preneurs ne justifiant pas des montants qu'ils avancent,
- ils contestent que le déménagement occasionne un trouble d'exploitation et s'opposent à la demande de 39'915 euros formée à ce titre.
Il convient de se référer aux écritures des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
La procédure a été clôturée le 5 mars 2019 et l'affaire fixée à l'audience du 3 juin 2020. À cette date, en raison de l'épidémie due à la Covid 19, la procédure sans audience a été proposée aux parties. Par message du 14 mai 2020, l'avocat de MM. [R] et [C] s'est opposé à ce que l'affaire soit jugée dans ces conditions. La procédure a donc été renvoyée à l'audience du 20 octobre 2021.
MOTIVATION
A titre liminaire, il sera rappelé que les « demandes » tendant à voir « constater » ne constituent pas des prétentions au sens de l'article 4 du code de procédure civile et ne saisissent pas la cour ; il en est de même des « demandes » tendant à voir « dire et juger » lorsque celles-ci développent en réalité des moyens.
Les parties ont repris à l'identique les demandes et moyens qu'elles avaient formées devant le tribunal, les appelants ne sollicitant pas plus qu'en première instance l'annulation du rapport d'expertise auquel au contraire ils se réfèrent en tête du dispositif de leurs écritures qui seul saisit la cour, de sorte que la cour n'est pas plus saisie que le tribunal d'une demande sur ce point et n'a pas à se prononcer.
Aux termes de l'article L. 145-14 du code de commerce, l'indemnité d'éviction due par le bailleur qui a refusé le renouvellement doit être égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
En l'espèce, l'éviction n'entraîne pas la perte du fonds dans la mesure où il n'est pas contesté que de nombreux locaux sont disponibles à proximité du lieu d'exploitation, l'indemnité due au preneur est dès lors une indemnité de déplacement à calculer selon les méthodes habituellement retenues.
En ce qui concerne la perte d'avantage locatif, les lieux loués étant à l'usage exclusif d'activité d'agent d'assurance, à l'exclusion de toute autre destination (bail, p 5), il s'agit en conséquence de locaux à usage exclusif de bureau qui ne sont pas soumis à la règle du plafonnement en application de l'article R 145-11 du code de commerce. Par suite, il n'existe aucune différence pour de tels locaux entre le loyer renouvelé et le loyer à acquitter pour des locaux équivalents, étant précisé au regard des montants élevés de loyers allégués par les appelants que leur prochain loyer aura suivi la même inflation que celle du marché locatif du secteur considéré ainsi que le font valoir les bailleurs, si bien que la valeur du droit au bail et la perte d'avantages locatifs sont nulles et n'abondent pas l'indemnité d'éviction ainsi que l'a justement retenu le premier juge.
Sur l'indemnisation des frais de réemploi et des doubles frais, l'expert a fixé aux sommes de 4 000 euros les honoraires de commercialisation et les frais de rédaction dus à l'occasion de la souscription d'un nouveau bail et de 2 700 euros le double loyer qui sera supporté par les preneurs entre la conclusion du nouveau bail et la date du déménagement.
Ces sommes sont contestées par les bailleurs au motif que le congé a été délivré le 22 février 2013 à effet du 31 janvier 2014 et que les preneurs ont eu tout loisir de chercher un nouveau local. Il n'en demeure pas moins que quand bien même les preneurs auraient quitté les lieux avant la fixation de l'indemnité d'éviction, ce qui ne les aurait nullement empêchés de la percevoir contrairement à ce qu'ils affirment, ils auraient dû assumer de tels frais. Ceux-ci seront évalués à 4 000 euros en ce qui concerne les frais de réemploi et les doubles frais à 1 906 euros comme l'a fait le premier juge par des motifs que la cour adopte, tant en ce qui concerne la valeur locative que la durée du déménagement.
En ce qui concerne les frais de déménagement et de réinstallation, l'expert a retenu un devis de 1 550 euros confirmé par le premier juge, les preneurs demandant l'actualisation de cette somme au moment du départ effectif. Compte tenu du délai écoulé depuis le dépôt du rapport d'expertise, il y a lieu de faire droit à la demande à ce titre d'une somme de 2 000 euros formée par les appelants.
Sur le trouble commercial, le tribunal a énoncé à juste titre que les appelants n'exercent pas une activité d'assureur dommages mais de placement de contrats de capitalisation et de prévoyance et que les opérations de déménagement pendant lesquelles MM [R] et [C] ne pourront exercer et le changement d'adresse de leurs locaux perturberont immanquablement la clientèle déjà existante et la clientèle potentielle, souvent âgée et partant particulièrement sensible à l'absence ou au déplacement de ses interlocuteurs.
Ainsi que le font valoir les bailleurs, le trouble commercial se limite à la perte de chance d'attirer de nouveaux clients et d'anciens clients pour de nouveaux placements et non à l'intégralité de l'activité des preneurs qui perçoivent des commissions sur les contrats en cours, de sorte que la somme revenant aux preneurs à ce titre sera fixée non pas à deux mois du bénéfice moyen des trois derniers exercices mais à celle de 10'000 euros s'agissant de l'indemnisation d'une perte de chance, étant observé que compte tenu de l'activité exercée, son transfert en un autre lieu ne devrait pas engendrer de perturbations pendant une durée supérieure à un mois.
En ce qui concerne le poste publicité, le tribunal a évalué les frais de publicité légale à 3 500 euros et ceux de publicité conventionnelle à 4 000 euros sur la base du rapport de l'expert. Alors que les bailleurs affirmaient ne devoir aucune somme à ce titre en première instance, ils acceptent en cause d'appel que le poste relatif à la publicité légale soit chiffré à 3 500 euros et proposent une somme supplémentaire de 500 euros au titre de la publicité à l'endroit des clients en faisant observer que les appelants ne produisent aucun justificatif sur ce point. Les appelants concluent en l'espèce à la confirmation du jugement.
L'expert a énoncé que doivent être pris en compte à ce titre les courriers adressés aux clients, prospects, fournisseurs, le contrat de réexpédition du courrier et la mise en place d'un disque à destination des clients qui téléphonent, ce afin d'éviter la perte éventuelle de clientèle, et qu'en pareil cas une somme de 4 000 euros peut être provisionnée. Il est incontestable que les appelants devront engager de tels frais lorsqu'ils quitteront les lieux, de sorte que comme le tribunal, la cour fixera à 7 500 euros le montant total des frais de publicité.
L'indemnité de déplacement due par les bailleurs à MM. [R] et [C] sera en conséquence évaluée à la somme totale de 25 406 euros.
La différence d'appréciation entre les parties au sujet de l'évaluation de l'indemnité d'éviction ne pouvait qu'entraîner l'organisation d'une expertise amiable ou judiciaire et ce dans l'intérêt des deux parties, de sorte qu'il convient d'en faire supporter le coût par moitié à chacune d'elles. Chacune des parties perdant partiellement, il en sera de même des dépens, les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile étant rejetées.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort :
Infirme le jugement rendu par le tribunal d'instance de Lyon le 21 décembre 2017 et, statuant à nouveau :
Condamne M. [E] et Mme [G] épouse [E] à payer à M. [R] et M. [C] la somme de 25'406 euros à titre d'indemnité d'éviction ;
Rejette toutes les autres demandes ;
Fait masse des dépens qui comprendront les frais d'expertise et condamne chacune des parties à en supporter la moitié, leurs demandes fondées l'article 700 du code de procédure civile étant rejetées.
LE GREFFIERLE PRESIDENT