Arrêt no No RG : S04 1330 Affaire : Thierry X... c/ 1 S.A. DEMAIN ! 2 S.A. CANAL + Licenciement JL / MCF
COUR D'APPEL DE LIMOGES
CHAMBRE SOCIALE
ARRÊT DU 12 SEPTEMBRE 2005
À l'audience publique de la chambre sociale de la cour d'appel de LIMOGES, le douze septembre deux mille cinq, a été rendu l'arrêt dont la teneur suit : Entre :
Thierry X... né le 26 juillet 1965 à ALBI (Tarn), de nationalité française, deux enfants, domicilié "La Terrade" à FLAVIGNAC (87230), appelant d'un jugement rendu par le 14 septembre 2004 de conseil de prud'hommes de LIMOGES,
comparant en personne ; Et :
1 La S.A. DEMAIN ! dont le siège social est 1, rue Patry à BAGNEUX (92220),
2 La S.A. CANAL + dont le siège social est 85, 89, quai André Citroùn à PARIS (75015),
intimées, représentées par Maître France LENAIN substituant Maître Gilles AUGUST, avocats du barreau de PARIS ;
À l'audience publique du 6 juin 2005, la cour étant composée de Monsieur Jacques LEFLAIVE, président de chambre, de Monsieur Philippe Y... et de Madame Anne-Marie DUBILLOT-BAILLY, conseillers, assistés de Madame Geneviève BOYER, greffier, Monsieur X... a été entendu en ses observations et Maître LENAIN, avocat, en sa plaidoirie ;
Puis, Monsieur le président a renvoyé le prononcé de l'arrêt, pour plus ample délibéré, à l'audience du 12 septembre 2005 ;
À l'audience ainsi fixée, l'arrêt qui suit a été prononcé, les mêmes magistrats en ayant délibéré.
LA COUR
La société DEMAIN ! a engagé Thierry X... le 8 juin 1998 comme responsable de la réalisation avec le statut cadre à compter du 1er juillet 1998, l'ancienneté dans la société CANAL + étant reprise intégralement depuis le 4 avril 1997. Il était prévu une rémunération de 24 000 francs par mois outre un treizième mois.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 27 juin 2003 la société DEMAIN ! a convoqué Thierry X... à un entretien préalable à une sanction pouvant aller jusqu'au licenciement et lui a notifié une mise à pied conservatoire dans l'attente de la décision à intervenir.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 11 juillet 2003 la société DEMAIN ! a notifié à Thierry X... son licenciement pour faute grave en indiquant le motif suivant : "Le 5 juin 2003 vous avez fait parvenir à l'ensemble des salariés de la Société DEMAIN ! une lettre anonyme intitulée "L'avenir de DEMAIN !" contenant des informations confidentielles sur le projet de réorganisation en cours au sein de la dite Société, informations destinées exclusivement aux membres du Comité d'Entreprise et à la Direction du Groupe CANAL +. Pour ce faire, et en violation de toutes les dispositions du Règlement Intérieur, vous avez utilisé de manière totalement abusive le matériel informatique de l'entreprise à usage exclusivement professionnel et avez tenté de dissimuler sciemment votre acte frauduleux en diffusant votre message à partir d'un compte YAHOO MAIL anonyme que vous avez dénommé "SAQUET FRODON". En agissant de la sorte, vous avez démontré votre intention délibérée non seulement de déstabiliser l'ensemble du personnel de la société DEMAIN ! en leur faisant parvenir un message sous couvert d'anonymat, mais aussi de
nuire à l'actuelle équipe dirigeante de la Société à l'origine du projet de réorganisation. Enfin, ce n'est qu'à l'issue de l'enquête diligentée par la Société, enquête qui a permis de vous identifier comme l'auteur de ces actes, que vous avez reconnu les faits qui vous sont reprochés, prouvant par là-même, une nouvelle fois, votre volonté délibérée de dissimuler votre forfait".
Thierry X... a saisi le conseil de prud'hommes de LIMOGES le 29 juillet 2003 et a demandé à cette juridiction de dire que son licenciement est abusif, qu'il a une ancienneté dans l'entreprise à compter de 1989 et que la convention collective des journalistes est applicable et de condamner la société DEMAIN ! et la société CANAL + à lui payer les sommes suivantes :
indemnité compensatrice de préavis :
11 597,10 ç, congés payés correspondants :
1 159,71 ç, indemnité de licenciement :
61 840,00 ç, dommages-intérêts :
92 776,80 ç, indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile :
1 525,00 ç.
La société CANAL + et la société DEMAIN ! ont conclu au débouté de l'intégralité des demandes. À titre subsidiaire, elles ont demandé au conseil de prud'hommes de dire que le licenciement de Thierry X... repose sur une cause réelle et sérieuse, de constater qu'il n'a pas la qualité de journaliste, et de dire que la convention collective applicable est celle de l'entreprise CANAL + et que l'indemnité de licenciement est de 4 832,10 euros. Elles ont réclamé en tout état de cause 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Par jugement du 14 septembre 2004 le conseil de prud'hommes de LIMOGES a dit que le licenciement de Thierry X... est intervenu
pour cause réelle et sérieuse, qu'il n'a pas la qualité de journaliste et que l'ancienneté à prendre en compte est de 1997 et a condamné les sociétés DEMAIN ! et CANAL + à payer à Thierry X... les sommes suivantes, le déboutant pour le surplus : indemnité de licenciement :
4 832,10 ç, indemnité compensatrice de préavis :
11 597,10 ç, congés payés correspondants :
1 159,71 ç, indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile :
300,00 ç.
Thierry X... a relevé appel de ce jugement le 23 septembre 2004.
Par écritures soutenues oralement à l'audience il demande à la cour de dire que son licenciement ne repose sur aucun motif réel et sérieux, qu'il a la qualité de journaliste et qu'il doit bénéficier d'une ancienneté de cinq années et de condamner solidairement les sociétés DEMAIN ! et CANAL + à lui payer les sommes suivantes :
indemnité compensatrice de préavis :
11 597,10 congés payés correspondant :
1 597,10 ç, indemnité de licenciement :
30 925,60 ç, dommages-intérêts :
185 555,60 ç, indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile :
4 000,00 ç.
Il expose l'argumentation suivante au soutien de ses prétentions :
Il a la qualité de journaliste au sens de l'article L. 761-2 du code du travail. Il appartient à l'employeur de démontrer le contraire. Cela résulte des attestations qu'il verse aux débats et la direction de CANAL + l'a elle-même reconnu dans un courrier.
Il ne peut pas être soutenu que son envoi était anonyme dans la mesure où il émanait de son propre poste informatique, ainsi que l'a
admis l'expert mandaté par l'employeur pour l'identifier. Le document qu'il a diffusé faisait partie des informations légales prévues par les articles L. 432-1 et suivants du code du travail. Élisa Z... lui a transmis ce document dans le cadre légal alors qu'au surplus il avait été invité par la direction à participer à la précédente réunion du comité d'entreprise. Ce document n'est jamais sorte de l'entreprise. Thierry X... a utilisé le matériel informatique de l'entreprise pour diffuser le document sur les messageries électroniques professionnelles de ses collègues. La lettre d'accompagnement était neutre et non critique. Le règlement intérieur admet que les obligations de confidentialité ne font pas obstacle à l'exercice des droits syndicaux du personnel. Ce n'est pas la démarche de Thierry X... qui a inquiété les salariés de la chaîne DEMAIN ! mais le contenu d'un document qui avait été légalement remis à leurs représentants et que certains avaient déjà reçu. Thierry X... ne conteste pas l'ancienneté retenue par le conseil de prud'hommes pour le calcul des indemnités qui lui reviennent.
Par écritures soutenues oralement à l'audience la société CANAL + et la société DEMAIN ! concluent au débouté de l'intégralité des demandes de Thierry X... ou subsidiairement à la confirmation du jugement et réclament 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Elles exposent l'argumentation suivante au soutien de ses prétentions :
Thierry X... a adressé le 5 juin 2003 à l'ensemble des salariés de la société DEMAIN ! l'extrait d'un rapport concernant un projet de réorganisation en cours, dont l'usage était destiné aux membres du comité d'entreprise et à la direction du groupement CANAL + et dont il ne pouvait ignorer qu'il présentait un caractère confidentiel. La circonstance que ce rapport lui avait été transmis par une déléguée
syndicale ne l'autorisait pas à le communiquer à l'ensemble du personnel. Un envoi anonyme a accru la défiance du personnel à l'égard d'une équipe dirigeante dont on pouvait croire qu'elle cherchait à cacher des informations essentielles et a renforcé son inquiétude sur son avenir. Le poste d'où a été diffusé le document en cause est un poste libre doté d'utilisateurs multiples, ce qui démontre la volonté d'anonymat.
Le licenciement pour faute grave était donc parfaitement justifié. Subsidiairement s'il est jugé qu'il n'y a pas de faute grave, Thierry X... ne peut pas prétendre à la qualité de journaliste. Il était chargé de mettre en place l'antenne régionale d'Aquitaine et de réorganiser celle de BORDEAUX et il n'est nullement démontré que son activité principale et régulière était celle de journaliste.
SUR QUOI, LA COUR
Attendu que, bien que sa lettre d'engagement émane de la société DEMAIN ! et ne mentionne que celle-ci comme employeur, Thierry X... a fait convoquer en outre devant le conseil de prud'hommes la société CANAL + et a dirigé l'ensemble de ses demandes contre ces deux sociétés ;
Que la société CANAL + a comparu et a conclu conjointement avec la société DEMAIN ! sans contester la recevabilité des demandes à son encontre ;
Que, devant la cour elle a la même attitude procédurale, concluant conjointement avec la société DEMAIN ! exclusivement sur le bien fondé du licenciement et des demandes en paiement, sans contester la recevabilité de l'action intentée contre elle, et demande subsidiairement à la cour de confirmer le jugement, lequel comporte des condamnations solidaires en paiement contre les sociétés DEMAIN ! et CANAL + au profit de Thierry X... ;
Que la qualité d'employeur de la société CANAL + dans la présente
instance n'apparaît donc pas contestée et sera retenue ;
Attendu que Thierry X... a été licencié pour avoir envoyé de façon anonyme aux salariés de la société DEMAIN ! des informations confidentielles sur un projet de réorganisation en cours dans la société en utilisant à cet effet de façon abusive le matériel informatique de l'entreprise ;
Attendu que Thierry X... reconnaît qu'il a utilisé son ordinateur de bureau pour adresser par courrier électronique à tous les salariés de la société DEMAIN ! un rapport d'audit élaboré par le cabinet TANDEM EXPERTISE, qui lui avait été transmis par Élisa Z..., déléguée C.G.T. de CANAL +, et n'avoir pas indiqué son nom dans l'envoi mais la dénomination "Saquet Frodon" ;
Attendu que les intimées font valoir que ce rapport concernait un projet de réorganisation en cours, qu'il n'était destiné qu'aux membres du comité d'entreprise et qu'il n'avait nullement vocation à être diffusé à l'ensemble des salariés eu égard à son contenu très sensible et à la situation de crise que traversait alors la société ; Attendu que, d'après les pièces produites par les intimées, le rapport en cause avait été établi en exécution d'une mission confiée par le comité d'entreprise à une société d'expertise comptable dont l'objet était, d'une part, le diagnostic annuel et l'analyse des comptes prévisionnels et, d'autre part, un projet de réorganisation fonctionnelle et stratégique du groupe CANAL + ;
Que ce rapport n'a donc pas été établi dans le cadre de la procédure spécifique prévue par l'article L. 432-5 du code du travail et l'obligation de discrétion prévue au paragraphe V du dit article ne saurait donc être opposée à l'appelant ;
Attendu que l'obligation de discrétion prévue par l'article L. 432-7
alinéa 2 du code du travail ne s'impose qu'aux membres du comité d'entreprise, aux représentants syndicaux et aux techniciens ou experts dont ils ont demandé le concours ;
Attendu que le rapport litigieux avait été transmis à Thierry X... par Élisabeth Z..., déléguée syndicale, qui a confirmé avoir envoyé par courrier à Thierry X... et à un autre salarié de la société DEMAIN ! la partie du rapport concernant la chaîne DEMAIN ! ;
Que la qualité de déléguée syndicale d'Élisabeth Z... n'est pas contestée ;
Que les intimées ne formulent aucune critique contre cette transmission effectuée par Élisabeth Z... et il n'est d'ailleurs pas soutenu que celle-ci ait été en quoi que ce soit inquiétée pour avoir transmis ce rapport à Thierry X... et à un autre salarié de l'entreprise ;
Qu'il n'est pas davantage soutenu que les dirigeants de l'entreprise aient indiqué à Élisabeth Z..., comme à toute autre personne en possession du dit rapport, qu'il était confidentiel, comme l'article L. 432-7 alinéa 2 du code du travail en prévoit la possibilité ;
Que, dans ces conditions, la diffusion de ce rapport par l'appelant aux salariés de l'entreprise n'est pas en soi critiquable quel que soit son contenu ;
Attendu qu'il n'est pas prétendu que l'appelant ait diffusé le rapport en dehors de l'entreprise ;
Que le grief d'anonymat doit être relativisé dans la mesure où il apparaissait immédiatement que la diffusion partait d'un poste informatique de la société DEMAIN ! situé à LIMOGES, ainsi que l'a attesté, sans être contredit Michel ARDITTI, qui avait été chargé des investigations en vue d'identifier l'auteur de la diffusion ;
Qu'il en est de même pour l'utilisation du matériel informatique pour la diffusion, le rapport concernant les perspectives d'avenir de
l'entreprise et, par conséquent, de son personnel ;
Attendu, en définitive, que ne constitue pas une faute justifiant son licenciement le fait pour un salarié de diffuser à l'ensemble des salariés de l'entreprise un rapport d'audit relatif à la situation de l'entreprise et à un projet de réorganisation dès lors qu'il lui avait été transmis par un représentant syndical dans des conditions non critiquées par l'employeur et que la diffusion restait interne à l'entreprise, même s'il n'a pas donné son nom et a utilisé le matériel informatique de l'entreprise pour réaliser cette diffusion ; Que le licenciement de Thierry X... doit en conséquence être déclaré dépourvu de cause réelle et sérieuse ;
Attendu que le montant de l'indemnité compensatrice de préavis et des congés payés correspondants ne donne pas lieu à contestation entre les parties ;
Attendu que Thierry X... réclame une indemnité de licenciement égale à huit mois de salaire en faisant valoir qu'il doit bénéficier du statut de journaliste ;
Mais attendu que sa lettre d'engagement ne fait état que d'un emploi de "responsable de la réalisation" et ne comporte aucune précision sur la nature de ses fonctions ;
Qu'il n'est versé aux débats ni fiche de poste ni autre document émanant de l'employeur décrivant les tâches qui lui sont confiées ;
Que, dès lors, c'est à Thierry X..., contrairement à ce qu'il prétend, qu'il incombe d'établir qu'il avait pour occupation principale l'activité de journaliste ;
Que les attestations qu'il verse aux débats ne permettent pas d'apporter cette preuve, notamment le caractère prépondérant de l'activité de journaliste dans son emploi ;
Que, dans ces conditions, il ne peut prétendre qu'à l'indemnité de
licenciement prévue par la convention collective applicable, le montant retenu par le conseil de prud'hommes n'étant pas subsidiairement contesté ;
Attendu que, compte tenu de son ancienneté et du montant de sa rémunération, le préjudice consécutif à son licenciement peut être évalué à 30 000 euros ;
Attendu qu'il y a lieu de condamner les intimées aux dépens et aux frais irrépétibles supportés par l'appelant ; PAR CES MOTIFS LA COUR, Statuant en audience publique, contradictoirement, en dernier ressort, après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Confirme le jugement du conseil de prud'hommes de LIMOGES en date du 14 septembre 2004 en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a dit que le licenciement est intervenu pour cause réelle et sérieuse et n'est pas abusif et a débouté Thierry X... de sa demande de dommages-intérêts ;
Statuant à nouveau,
Dit que le licenciement de Thierry X... est dépourvu de cause réelle et sérieuse ;
Condamne la société DEMAIN ! et la société CANAL + à payer à Thierry X... les sommes suivantes :
dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse :
trente mille euros (30 000 ç), indemnité au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile : trois cents euros (300 ç) ;
Condamne les sociétés DEMAIN ! et CANAL + aux dépens d'appel ;
Vu l'article L. 122-14-4 alinéa 2 du code du travail ;
Dit que les sociétés DEMAIN ! et CANAL + devront rembourser les allocations de chômage éventuellement versées à Thierry X... depuis son licenciement dans la limite de quatre mois.
Cet arrêt a été prononcé en audience publique de la chambre sociale de la cour d'appel de LIMOGES en date du douze septembre deux mille cinq par Monsieur le président Jacques LEFLAIVE. Le greffier,
Le président, Geneviève BOYER.
Jacques LEFLAIVE.