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20/06/2024 | FRANCE | N°23/01673

France | France, Cour d'appel de Douai, Troisieme chambre, 20 juin 2024, 23/01673


République Française

Au nom du Peuple Français





COUR D'APPEL DE DOUAI



TROISIEME CHAMBRE



ARRÊT DU 20/06/2024





****





N° de MINUTE : 24/201

N° RG 23/01673 - N° Portalis DBVT-V-B7H-U242



Jugement (N° 21/01695) rendu le 07 Mars 2023 par le tribunal judiciaire d'Avesnes sur Helpe





APPELANTS



Monsieur [T] [I], [A] [N]

né le [Date naissance 4] 1971 à [Localité 10]

de nationalité Française

[Adresse 8]

[

Localité 5]



Monsieur [Y] [A], [O] [N]

né le [Date naissance 3] 1948 à [Localité 9]

de nationalité Française

[Adresse 6]

[Localité 10]



Représentés par Me Frédérique Sedlak, avocat au barreau d'Avesnes-sur-He...

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

TROISIEME CHAMBRE

ARRÊT DU 20/06/2024

****

N° de MINUTE : 24/201

N° RG 23/01673 - N° Portalis DBVT-V-B7H-U242

Jugement (N° 21/01695) rendu le 07 Mars 2023 par le tribunal judiciaire d'Avesnes sur Helpe

APPELANTS

Monsieur [T] [I], [A] [N]

né le [Date naissance 4] 1971 à [Localité 10]

de nationalité Française

[Adresse 8]

[Localité 5]

Monsieur [Y] [A], [O] [N]

né le [Date naissance 3] 1948 à [Localité 9]

de nationalité Française

[Adresse 6]

[Localité 10]

Représentés par Me Frédérique Sedlak, avocat au barreau d'Avesnes-sur-Helpe, avocat constitué

INTIMÉ

Monsieur [J] [F] [G] [P] [X]

né le [Date naissance 1] 1952 à [Localité 13]

de nationalité Française

[Adresse 12]

[Localité 7]

Représenté par Me Marine Boen, avocat au barreau de Douai, avocat constitué, assisté de Me Emmanuelle Krymkier d'Estienne, avocat au barreau de Paris substitué par Me Marine Lallemand, avocat au barreau de Paris

DÉBATS à l'audience publique du 13 mars 2024 tenue par Guillaume Salomon magistrat chargé d'instruire le dossier qui, a entendu seul(e) les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe

GREFFIER LORS DES DÉBATS :Fabienne Dufossé

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ

Guillaume Salomon, président de chambre

Claire Bertin, conseiller

Yasmina Belkaid, conseiller

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 20 juin 2024 après prorogation en date du 16 mai 2024 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président et Harmony Poyteau, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 19 février 2024

****

EXPOSE DU LITIGE

Les faits et la procédure antérieure :

Le 14 janvier 2019, [W] [D] épouse [N] s'est présentée avec son mari M. [Y] [N] en consultation aux urgences du centre hospitalier de [Localité 10] pour un accès spontanément réversible de l'arythmie par fibrillation auriculaire. L'électrocardiogramme pratiqué a révélé un trouble de repolarisation dans le territoire antérolatéral avec discret sous-décalage du segment ST. Un traitement bétabloquant et anticoagulant a été réalisé. [W] [N] est rentrée chez elle le même jour.

Le 1er février 2019, [W] s'est rendue au centre hospitalier de [Localité 10] pour un nouvel accès d'arythmie. L'électrocardiogramme a révélé une fibrillation auriculaire entre 80 et 130, sans souffrance myocardique et avec une troponine négative. Un angioscanner à la recherche d'une embolie pulmonaire a été réalisé. [W] [N] est rentrée chez elle le même jour.

Le 13 février 2019, M. [Y] [N] a conduit [W] [N] aux urgences du centre hospitalier de [Localité 10] pour palpitations, douleurs thoraciques et essoufflement. Un électrocardiogramme a été pratiqué et a mis en évidence une arythmie connue à fréquence ventriculaire rapide. [W] [N] est rentrée chez elle le même jour.

Le 7 mars 2019, [W] [N] a été reçue en consultation par M. [J] [X], médecin exerçant à titre libéral dans les locaux de la polyclinique de la Thiérache à Wignehies. Il lui a alors prescrit un traitement par Cordarone.

Du 20 au 29 mars 2019, [W] [N] a été hospitalisée dans les services de médecine polyvalente du centre hospitalier de [Localité 10].

Du 2 au 15 avril 2019, [W] [N] a été hospitalisée au centre hospitalier [14] de [Localité 11], dans un premier temps dans le service d'endocrinologie. Le 10 avril 2019, elle a été transférée dans le service de cardiologie du centre hospitalier [14] de [Localité 11] où un électrocardiogramme a été pratiqué.

Le [Date décès 2] 2019, [W] [N] est décédée.

Par acte du 25 mai 2020, M. [T] [N], fils de [W], et M. [Y] [N] ont fait assigner M. [X] devant le juge des référés du tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe aux fins d'obtenir l'organisation d'une expertise judiciaire.

Par ordonnance du 14 janvier 2021, le juge des référés du tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe a ordonné une expertise judiciaire confiée au docteur [H] [L], endocrinologue. Celui-ci s'est adjoint un sapiteur cardiologue, le professeur [B] [M].

MM. [Y] et [T] [N] ont ensuite fait assigner en intervention forcée le centre hospitalier [14] de [Localité 11], le centre hospitalier de [Localité 10] et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam).

Par ordonnance du 14 janvier 2021, le juge des référés du tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe a étendu à ces parties les opérations d'expertise.

Une réunion d'expertise a été organisée le 18 mars 2021.

Le docteur [L] a déposé son pré-rapport le 24 avril 2021 et son rapport définitif le 21 juin 2021, concluant que le décès de [W] a été la conséquence d'un non-respect des règles de l'art impliquant le centre hospitalier de [Localité 10], M. [X] et le centre hospitalier de [Localité 11].

Par acte du 10 novembre 2021, MM. [Y] et [T] [N] ont fait assigner M. [X] devant le tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe aux fins de voir entériner le rapport d'expertise du docteur [L] et d'obtenir réparation des préjudices subis par [W] [N] de son vivant et de leurs préjudices personnels.

Le jugement dont appel :

Par jugement rendu 7 mars 2023, le tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe a :

fixé les préjudices subis aux sommes suivantes :

au titre des souffrances endurées par [W] [N] de son vivant : la somme de 20 000 euros ;

au titre du préjudice matériel subi par M. [Y] [N] du fait du paiement des frais d'obsèques : la somme de 6 372,09 euros ;

au titre du préjudice moral d'accompagnement subi par M. [Y] [N] : la somme de 10 000 euros ;

au titre du préjudice moral d'accompagnement subi par M. [T] [N] : la somme de 5 000 euros ;

au titre du préjudice moral d'affection subi par M. [Y] [N] : la somme de 25 000 euros ;

au titre du préjudice moral d'affection subi par M. [T] [N] : la somme de 12 500 euros ;

débouté MM. [Y] et [T] [N] de leur demande tenant à l'indemnisation du préjudice de perte de chance de survie subi par [W] [N] ;

jugé que la responsabilité de M. [X] devait être engagée du fait du décès de [W] [N], à hauteur de 40 % du préjudice total ;

condamné M. [X] à verser à M. [Y] [N] la somme de 20 548,80 euros soit 40 % de son préjudice total s'élevant à la somme de 51 372,09 euros ;

condamné M. [X] à verser à M. [T] [N] la somme de

11 000 euros soit 40 % de son préjudice total s'élevant à la somme de 27 500 euros ;

condamné M. [X] aux entiers dépens de l'instance ;

condamné M. [X] à verser à MM. [Y] et [T] [N] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

rappelé l'exécution provisoire de droit de la décision.

3. La déclaration d'appel :

Par déclaration du 6 avril 2023, MM. [T] et [Y] [N] ont formé appel du jugement rendu le 7 mars 2023 par le tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe en ce qu'il :

les a déboutés leur demande tenant à l'indemnisation du préjudice de perte de chance de survie subi par Mme [W] [N] ;

jugé que la responsabilité de M. [X] devait être engagée du fait du décès de Mme [W] [N], à hauteur de 40 % du préjudice total ;

débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

4. Les prétentions et moyens des parties :

4.1 Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 19 décembre 2023, MM. [Y] et [T] [N], appelants, demandent à la cour d'infirmer le jugement en ses dispositions frappées d'appel et, statuant à nouveau, au visa de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, de :

débouter M. [X] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

entériner le rapport d'expertise du docteur [H] [L] en date du 21 juin 2021 ;

condamner M. [X] à réparer l'intégralité du préjudice qu'ils ont subi à la suite du décès de [W] [N] survenu le [Date décès 2] 2019 ;

En conséquence,

condamner M. [X] à leur payer les indemnités suivantes en raison de la faute médicale qu'il a commise :

14 850 euros au titre du préjudice de perte de chance de survie de [W] [N];

20 000 euros au titre des souffrances endurées par [W] [N] ;

6 372, 09 euros au titre des frais funéraires ;

15 000 euros à M. [Y] [N] au titre de son préjudice d'accompagnement ;

15 000 euros à M. [T] [N] au titre de son préjudice d'accompagnement ;

25 000 euros à M. [Y] [N] au titre de son préjudice d'affection ;

20 000 euros à M. [T] [N] au titre de son préjudice d'affection ;

condamner le docteur [X] à leur payer la somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

condamner M. [X] aux entiers frais et dépens de la procédure de référé expertise judiciaire ayant désignée le docteur [H] [L] ainsi qu'aux dépens de la présente instance dont distraction est requise pour ces derniers au profit de Me Frédérique Sedlak, avocat aux offres de droit.

A l'appui de leurs prétentions, MM. [Y] et [T] [N] font valoir que :

l'application de la théorie de l'équivalence des conditions justifie que la réparation intégrale de leur préjudice soit mise à la charge de M. [X] tandis que l'éventuel partage de responsabilité n'affecte que les rapports entre les coauteurs et non leur obligation envers la victime du dommage ;

le préjudice de perte de chance de survie est établi par le fait que la maladie de Basedow, diagnostiquée par le docteur [L], n'est en principe pas mortelle et par le fait que la crise aigue thyrotoxique dont [W] [N] souffrait nécessitait une prise en charge spécialisée, urgente.

4.2 Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 15 janvier 2024, M. [X], intimé et appelant incident, demande à la cour, au visa de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique, à titre principal, de :

réformer le jugement du tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe en ce qu'il :

a retenu un lien de causalité entre le manquement qui lui a été reproché et le décès de [W] [N] ;

a engagé, en conséquence, sa responsabilité du fait du décès de [W] [N] ;

l'a condamné à indemniser les consorts [N] (préjudices, dépens et frais irrépétibles) ;

Et statuant à nouveau, de :

débouter les consorts [N] de l'ensemble de leurs demandes de réparation de leurs préjudices formulées à son encontre ;

le décès de [W] [N] n'étant pas imputable à sa prise en charge, condamner les consorts [N] à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et à prendre en charge les entiers dépens avec distraction au profit de Me Marine Boen en application des articles 699 et suivant du code de procédure civile ;

A titre subsidiaire, si la cour entendait entériner le rapport d'expertise du docteur [L],

confirmer le jugement du tribunal d'Avesnes-sur-Helpe en ce qu'il a :

retenu, conformément au rapport d'expertise du docteur [L], que sa part de responsabilité est de 40% ;

débouté les consorts [N] de leur demande formulée au titre de la « perte de chance de survie » ;

infirmer le jugement du tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe sur le chiffrage des postes de préjudices ;

Et statuant à nouveau,

chiffrer les préjudices à hauteur de :

souffrances endurées : 15 000 euros ;

frais d'obsèques : 5 372,09 euros ;

préjudice d'accompagnement : 0 euro (non démontré), subsidiairement 2 000 euros chacun ;

préjudice d'affection de M. [Y] [N] : 20 000 euros ;

préjudice d'affection de M. [T] [N] : 12 000 euros ;

appliquer la part de responsabilité de 40% sur ce chiffrage des préjudices ;

ramener la somme sollicitée par les consorts [N] au titre de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions ;

statuer ce que de droit quant aux dépens.

A l'appui de ses prétentions, M. [X] fait valoir que :

la prescription d'amiodarone sans bilan thyroïdien préalable ne constitue qu'un élément dans une prise en charge globale et pluridisciplinaire où de nombreux autres médecins sont intervenus sans délivrer à [W] [N] les soins adaptés et qui ont, à ce titre, une part de responsabilité ;

la prescription de Cordarone était la seule option thérapeutique qui s'offrait à [W] [N] et cette prescription n'est pas à l'origine du décès de la victime ;

le dosage TSH, nécessaire avant la prescription de d'amiodarone, aurait dû être réalisé au cours des passages de [W] [N] aux urgences des centres hospitaliers de [Localité 10] pour fibrillation paroxystique ;

l'absence de dosage TSH au centre hospitalier de [Localité 10] démontre une défaillance dont il n'est pas responsable et qui a contribué à majorer l'hyperthyroïdie ;

le diagnostic d'hyperthyroïdie n'était nullement évident au regard des symptômes présentés par [W] [N] et de nombreux autres médecins ne l'ont pas suspecté notamment lors des trois passages aux urgences du centre hospitalier de [Localité 10] ;

l'infarctus de [W] [N] est survenu dans le service de cardiologie sans qu'aucune intervention thérapeutique ne soit décidée, ce qui caractérise un manquement direct et causal dans le décès ;

le sapiteur cardiologue, le professeur [M], a lui-même critiqué la prise en charge de [W] [N], notamment au centre hospitalier de [Localité 11], sans que le docteur [L] n'en tire les conséquences ;

la question du lien de causalité n'a pas été soumise au professeur [M] ;

l'application de la théorie de l'équivalence des conditions n'est pas pertinente en l'espèce dès lors que les différentes interventions critiquées par le docteur [L] n'ont pas eu les mêmes conséquences et toutes n'ont pas contribué à la survenance du dommage ;

le manquement qui lui est reproché n'est pas à l'origine du décès de [W] [N] mais de sa perte de chance de ne pas subir une crise thyrotoxique ;

[W] [N] ne serait pas décédée si son syndrome coronarien aigu avait été pris en charge dès l'apparition des premiers symptômes ;

les seuls préjudices qui lui sont imputables sont les préjudices temporaires de [W] [N], à savoir le déficit fonctionnel et les souffrances endurées ;

la perte de chance de survie chiffrée à 99% invoquée par les appelants n'est fondée sur aucune démonstration médicale ou médico-légale et il n'existe pas de lien de causalité entre la crise thyrotoxique et une supposée perte de chance de survie ;

l'expert a évalué les souffrances endurées sur la période du 15 janvier au 15 avril 2019 alors que la consultation litigieuse a eu lieu le 7 mars 2019 de sorte qu'une partie des souffrances endurées ne lui sont pas chronologiquement imputables, et celles subies à partir du 7 mars 2019 ne lui sont pas imputables à lui seul mais également aux centres hospitaliers de [Localité 10] et de [Localité 11] ;

s'agissant des frais d'obsèques, la facture produite mentionne un caveau de deux places alors qu'il n'est question que du décès de [W] [N] ;

le décès de [W] [N] ne lui étant pas imputable, il n'est pas redevable d'une quelconque réparation au titre des préjudices d'accompagnement et d'affection.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'instruction du dossier a été clôturée par ordonnance du 19 février 2024.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la responsabilité du professionnel de santé :

La responsabilité du professionnel de santé n'est, en principe, engagée qu'en cas de faute, sur le fondement de l'article L. 1142-1, I, alinéa 1 du code de la santé publique, dont la preuve incombe aux demandeurs en réparation, dès lors que les établissements, services ou organismes et les professionnels de santé ne sont soumis qu'à une obligation de moyens et non de résultat, à l'égard de leurs patients.

En l'espèce, M. [X] ne conteste pas avoir fautivement prescrit de l'amiodarone à sa patiente sans avoir préalablement prescrit de bilan thyroïdien, mais estime qu'une telle faute n'est pas en lien de causalité avec le décès de [W] [N] et avec les préjudices résultant de ce décès. Il prétend ainsi que sa faute n'a causé qu'une perte de chance de ne pas subir de crise thyrotoxique. Il en conclut qu'il n'est ainsi pas tenu à une obligation in solidum de réparer l'intégralité des préjudices résultant du décès, auquel sa faute n'a pas contribué. A l'inverse, il considère que seule l'absence de prise en charge adéquate du syndrome coronaire aigu de la patiente au sein des établissements hospitaliers a contribué à son décès.

Pour autant, il indique lui-même avoir été « un des maillons dans une prise en charge globale et pluridisciplinaire où de nombreux médecins sont intervenus ».

A cet égard, l'expert judiciaire a retenu l'existence cumulée de trois séries de fautes ayant entraîné le décès de [W] [N], dont il a fixé la part causale respective comme suit :

- 40 % pour M. [X] (pas de dosage de TSH demandé pour bilan d'une arythmie, prescription de Cordarone aggravant l'hyperthyroïdie sans bilan thyroïdien au préalable alors que cette notion est acquise par M. [X]).

- 30 % pour le centre hospitalier de [Localité 10] (pas de dosage de TSH le 14 janvier, le 1 er et le 13 février 2019, angioscanner pulmonaire non motivé aggravant l'hyperthyroïdie, non prise en charge du syndrome coronarien aigu le 25 mars 2019).

- 30 % pour le centre hospitalier de [Localité 11] (pas de prescription de perchlorate et de colestyramine pour le traitement de l'hyperthyroïdie, pas d'avis du centre de référence pour l'hyperthyroïdie sévère, pas prise en charge du syndrome coronarien aigu dans les services d'endocrinologie et cardiologie).

Si le décès résulte directement d'un « arrêt cardiocirculatoire en raison des troubles du rythme ventriculaire à la phase aiguë d'un infarctus du myocarde » et qu'il est survenu dans un service de cardiologie sans aucune intervention thérapeutique, l'expert judiciaire vise tant le problème endocrinien que celui coronarien par les causes ayant contribué au décès de [W] [N].

A ce titre, l'expert rappelle en préambule les pathologies en rapport avec l'hyperthyroïdie, parmi lesquelles figurent « c'ur qui bat plus vite, tachycardie ' ».

L'expert conclut sans ambiguïté son rapport en indiquant que « la crise thyrotoxique [induite par la prise de Cordarone le 7 mars 2019 sans bilan thyroïdien préalable et prescrite par le docteur [X]] a :

provoqué l'insuffisance cardiaque ;

déclenché un syndrome coronarien aigu pris en charge de façon inadéquate amenant le décès le [Date décès 2] 2019 ».

Le lien entre les problématiques endocrinienne et cardiaque de la patiente est ainsi clairement identifié. L'expert précise ainsi que « le décès est la conséquence anormale d'un syndrome coronarien aigu survenu au décours d'une crise thyrotoxique avec cardiothyréose associant arythmie et insuffisance cardiaque ». Le décès est « totalement imputable » aux non-respects des règles de l'art lors des prises en charge successives de [W] [N].

M. [X] ne démontre pas qu'une telle conclusion est médicalement erronée et échoue par conséquent à prouver la rupture causale qu'il invoque entre la crise thyrotoxique et le décès de la patiente.

Dès lors que chacune des fautes commises a contribué à la réalisation de l'entier dommage, il convient de retenir que M. [X] est tenu de réparer l'intégralité du dommage, à charge pour ce dernier d'exercer un recours contributif à l'encontre des établissements hospitaliers en considération de leurs propres fautes ayant contribué au décès de [W] [N].

Le taux de 40 % invoqué à titre subsidiaire par M. [X] concerne en effet exclusivement un tel recours en contribution à la dette entre les coobligés tenus in solidum à indemniser l'intégralité du préjudice subi.

sur l'indemnisation des préjudices :

Sur la « perte de chance de survie » :

Les consorts [N] sollicitent d'une part l'indemnisation d'un préjudice de conscience de l'imminence de son décès par [W] [N] qu'ils évaluent à 15 000 euros et semble y appliquer d'autre part un taux de perte de chance de 99 %. Pour autant, aucun taux de perte de chance n'est appliqué aux autres préjudices invoqués, de sorte qu'une telle demande est particulièrement confuse et ne correspond pas à une analyse réelle du lien de causalité.

En réalité, les consorts [N] confondent le préjudice moral autonome qui résulte de la conscience pour la victime de l'imminence de son décès et la perte de chance de survie, qui correspond à la privation d'une probabilité d'échapper au décès et qui renvoie à un aléa sur le lien de causalité entre la faute commise par le professionnel de santé et le décès du patient.

Dans le cas où une faute commise lors de la prise en charge d'un patient dans un établissement de santé a seulement compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation jusqu'au décès, en raison de ce que le dommage corporel avait une certaine probabilité de survenir en l'absence de faute commise par le médecin, le préjudice résultant de cette faute n'est ainsi pas le dommage corporel constaté mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. En revanche, lorsque le dommage corporel ne serait pas survenu en l'absence de la faute commise par le médecin, le préjudice qui en résulte doit être intégralement réparé.

La perte de chance présente en effet un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition d'une éventualité favorable, de sorte que sa réparation ne peut être écartée que s'il peut être tenu pour certain que la faute n'a pas eu de conséquence sur l'état de santé du patient.

Par conséquent, la perte de chance de survie, imputable à un manquement par le médecin à ses obligations professionnelles, ne s'analyse pas comme un poste de préjudice autonome, mais exprime le degré de certitude du lien de causalité existant entre la faute reprochée et les préjudices subis par la victime.

Enfin, la réparation d'une telle perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée. L'indemnisation de la perte de chance doit nécessairement correspondre à une fraction du préjudice final.

L'aléa affectant le lien de causalité implique de reconstituer la situation contrefactuelle de la victime, dans l'hypothèse où la faute du médecin n'aurait pas été commise pour fixer un taux de perte de chance, qu'il convient ensuite d'appliquer aux différents postes de préjudice invoqués.

Sur ce,

En premier lieu, les consorts [N] n'établissent pas la conscience par la victime de l'imminence de son décès, en considération des seuls éléments invoqués dans leurs conclusions : à cet égard, outre qu'ils admettent eux-mêmes que [W] [N] n'a pas eu conscience de son état pendant trois mois au cours desquels elle ignorait sa maladie, la référence à un entretien avec une psychologue au cours de son hospitalisation du 13 février 2019 vise exclusivement son angoisse d'une maladie grave, sans qu'y figure pour autant la notion spécifique qu'une telle angoisse résultait d'une conscience d'un décès inéluctable et imminent, étant rappelé que ce décès n'est intervenu que le 14 avril 2019. La seule description des symptômes d'affaiblissement ayant accompagné l'évolution de sa pathologie n'est pas davantage de nature à établir une telle conscience de son proche décès.

Le jugement ayant lui-même exclusivement retenu la notion de préjudice de conscience de mort imminente, transmissible aux ayants droit de la victime directe, il convient de le confirmer en ce qu'il a débouté les consorts [N] de leur demande de ce chef.

En second lieu, la notion de perte de chance n'a pas vocation à s'appliquer en l'espèce : le lien de causalité entre la faute imputable à M. [X] et le décès de [W] n'est en effet affecté d'aucun aléa. Sans la faute de M. [X] ayant provoqué l'insuffisance cardiaque et le syndrome coronarien, le décès de [W] [N] ne serait pas intervenu.

En définitive, seule la question de la part contributive entre les professionnels ou établissements de santé ayant successivement commis des erreurs médicales a vocation à limiter la responsabilité de M. [X] à hauteur de sa propre participation causale au décès, au stade de la contribution à la dette entre les coobligés envers les consorts [N].

Pour autant, la cour est exclusivement saisie de la demande indemnitaire formée à l'encontre de M. [X], dès lors qu'elle est incompétente pour statuer sur la responsabilité des établissements publics hospitaliers dont la faute en lien avec le décès a également été reconnue par l'expert judiciaire.

La cour n'a ainsi vocation à statuer qu'au titre de l'obligation à la dette de M. [X], sans disposer de la compétence pour se prononcer sur la contribution finale entre les différents responsables en fonction de leur part causale dans la réalisation du préjudice final.

Aucun taux de perte de chance n'est par conséquent applicable à l'espèce.

Sur les frais d'obsèques :

La cour adopte intégralement la motivation des premiers juges. En revanche, si la « fixation » de ce poste à hauteur de 6 372,09 euros au profit exclusif de M. [Y] [N], seul créancier des frais d'obsèques qu'il a personnellement acquittés, est approuvée par la cour, l'application d'un pourcentage de 40 % à l'ensemble des postes indemnisés motive la réformation intégrale de la liquidation des préjudices résultant du jugement critiqué.

Il convient par conséquent de condamner M. [X] à payer à M. [Y] [N] la somme de 6 372,09 euros au titre de ce poste de préjudice.

Sur les souffrances endurées :

Ce poste de préjudice a pour but d'indemniser toutes les souffrances tant physiques que morales subies par la victime entre la naissance du dommage et la date de la consolidation, du fait des blessures subies et des traitements institués.

Si les souffrances antérieures à la faute commise le 7 mars 2019 par M. [X] ne sont pas indemnisables par ce dernier (arythmie observée lors de ses hospitalisations des 14 janvier, 1er février et 13 février 2019), il est en revanche tenu d'indemniser l'intégralité de celles postérieures à cette date jusqu'au décès de [W] [N].

L'expert note l'acutisation d'un syndrome anxiodépressif (étant observé que l'expert a rappelé en préambule que l'hyperthyroïdie produit des troubles de l'humeur), et d'un épuisement physique et psychologique induit par cette crise thyrotoxique, puis les douleurs thoraciques répétées du syndrome coronarien aigu, la dyspnée liée à l'insuffisance cardiaque.

Dans le point n°19 de sa mission, il évalue ce préjudice à 5/7, en intégrant toutefois la période incluse entre le 15 janvier 2019 et le 7 mars 2019.

En prenant en compte l'absence d'imputabilité à M. [X] des souffrances survenues antérieurement au 7 mars 2019, la cour estime que ce poste de préjudice est intégralement indemnisé par la somme de 20 000 euros, au titre de l'action successorale exercée par les ayants droit de [W] [N].

Sur le préjudice d'accompagnement :

Alors que le préjudice moral d'accompagnement de fin de vie subi par les proches de la victime est constitué par les troubles dans leurs conditions d'existence pendant la maladie, le préjudice d'affection est constitué par la douleur morale subie à la suite du décès.

Le préjudice d'accompagnement de fin de vie renvoie notamment à l'obligation de se rendre fréquemment à l'hôpital et de renoncer à toute autre occupation pour être au chevet de la victime.

En l'espèce, les consorts [N] n'établissent pas avoir subi un tel préjudice. Ils ne produisent aucune pièce démontrant une mobilisation particulière pour accompagner [W] [N], notamment au cours de sa dernière hospitalisation. Si la dégradation de l'état de santé de cette dernière est objectivée par l'expert judiciaire, le seul lien de proximité affective avec la victime ne suffit pas à une telle indemnisation, en l'absence de toute démonstration d'un tel accompagnement spécifique.

Le jugement est par conséquent réformé en ce qu'il a condamné M. [X] à indemniser M. [Y] [N] et à M. [T] [N] au titre de ce poste de préjudice.

Sur le préjudice d'affection :

Ce préjudice s'apprécie notamment au regard de la proximité géographique de chaque ayant-droit avec le défunt et de l'intensité des liens qu'ils entretenaient avec ce dernier, qu'indique en particulier le positionnement de chacun sur l'arbre généalogique familial.

S'agissant de M. [Y] [N], l'ancienneté de sa communauté de vie avec son épouse décédée n'est pas contestée, alors qu'il a été le témoin de l'importante souffrance de la victime directe.

S'agissant de M. [T] [N], il convient de relever qu'il était adulte au moment du décès (né en 1971) et ne vivait plus de longue date au domicile parental. Sa proximité affective avec la défunte n'est pas contestée.

En considération de ces éléments, il convient de condamner M. [X] à payer la somme de 25 000 euros à M. [Y] [N] et celle de 12 500 euros à M. [T] [N]. 

Sur les dépens et les frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile :

Le sens du présent arrêt conduit :

d'une part à confirmer le jugement attaqué sur ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,

et d'autre part, à condamner M. [X], outre aux entiers dépens d'appel, à payer à MM. [N] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des procédures d'appel

En application de l'article 699 du code de procédure civile, la cour autorise Me Frédérique Sedlak à recouvrer directement contre la personne condamnée les dépens les dépens d'appel dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Réforme le jugement rendu le 7 mars 2023 par le tribunal judiciaire d'Avesnes-sur-Helpe en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a :

débouté MM. [Y] et [T] [N] de leur demande tenant à l'indemnisation du préjudice de perte de chance de survie subi par [W] [N] ;

condamné M. [X] aux entiers dépens de l'instance ;

condamné M. [X] à verser à MM. [Y] et [T] [N] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

rappelé l'exécution provisoire de droit de la décision.

Et statuant à nouveau sur les chefs réformés :

Dit que M. [J] [X] est responsable du décès de [W] [N] ;

Dit que M. [J] [X] est tenu d'indemniser intégralement les préjudices subis par [W] [N] et par MM. [Y] et [T] [N] ;

Condamne en conséquence M. [J] [X] à payer à :

MM. [Y] et [T] [N], en leur qualité d'ayants droit de [W] [N], la somme de 20 000 euros, au titre des souffrances endurées par [W] [N] ;

M. [Y] [N], en son nom personnel, la somme de 6 372,09 euros, au titre des frais funéraires ;

M. [Y] [N], en son nom personnel, la somme de 25 000 euros, au titre d'un préjudice d'affection ;

M. [T] [N], en son nom personnel, la somme de 12 500 euros, au titre d'un préjudice d'affection ;

Déboute MM. [Y] et [T] [N], en leur nom personnel, de leur demande respective au titre d'un préjudice d'accompagnement ;

Condamne M. [J] [X] aux dépens d'appel ;

Dit qu'en application de l'article 699 du code de procédure civile, Me Frédérique Sedlak recouvrera directement contre M. [J] [X] les dépens d'appel dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision ;

Condamne M. [J] [X] à payer à MM. [Y] et [T] [N] la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles qu'ils ont exposés en appel, en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Le greffier

Harmony POYTEAU

Le président

Guillaume SALOMON


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Douai
Formation : Troisieme chambre
Numéro d'arrêt : 23/01673
Date de la décision : 20/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 26/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-20;23.01673 ?
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