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06/06/2024 | FRANCE | N°22/03377

France | France, Cour d'appel de Douai, Chambre 8 section 1, 06 juin 2024, 22/03377


République Française

Au nom du Peuple Français



COUR D'APPEL DE DOUAI

CHAMBRE 8 SECTION 1

ARRÊT DU 06/06/2024



N° de MINUTE : 24/486

N° RG 22/03377 - N° Portalis DBVT-V-B7G-UML6

Jugement (N° 20/05632) rendu le 31 Mai 2022 par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de Lille



APPELANT



Monsieur [K] [W]

né le [Date naissance 2] 1983 à [Localité 13] - de nationalité Française

[Adresse 5]

[Localité 4]



Représenté par Me Charlotte Herbaut, avocat au barreau

de Lille, avocat constitué





INTIMÉES



SA CCF] venant aux droits de la Société [9] suite à la réalisation, en date du 1er janvier 2024, de l'apport partiel d'actif s...

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

CHAMBRE 8 SECTION 1

ARRÊT DU 06/06/2024

N° de MINUTE : 24/486

N° RG 22/03377 - N° Portalis DBVT-V-B7G-UML6

Jugement (N° 20/05632) rendu le 31 Mai 2022 par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de Lille

APPELANT

Monsieur [K] [W]

né le [Date naissance 2] 1983 à [Localité 13] - de nationalité Française

[Adresse 5]

[Localité 4]

Représenté par Me Charlotte Herbaut, avocat au barreau de Lille, avocat constitué

INTIMÉES

SA CCF] venant aux droits de la Société [9] suite à la réalisation, en date du 1er janvier 2024, de l'apport partiel d'actif soumis au régime des scissions par lequel la Société [9] a apporté son activité de banque de détail en France à la Société CCF

(INTERVENANT VOLONTAIRE)

[Adresse 1]

[Localité 6]

SA [9] anciennement dénommée [10]

[Adresse 3]

[Localité 7]

Représentées par Me Régis Debavelaere, avocat au barreau de Lille, avocat constitué

DÉBATS à l'audience publique du 21 février 2024 tenue par Samuel Vitse magistrat chargé d'instruire le dossier qui a entendu seul(e) les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe

GREFFIER LORS DES DÉBATS :Gaëlle Przedlacki

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ

Yves Benhamou, président de chambre

Samuel Vitse, président de chambre

Catherine Ménegaire, conseiller

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 6 juin 2024 après prorogation du délibéré du 23 mai 2024 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Yves Benhamou, président et Gaëlle Przedlacki, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU 9 février 2024

FAITS ET PROCEDURE

M. [K] [W], qui est titulaire d'un compte ouvert le 12 janvier 2017 dans les livres de la société [10], devenue [9], a souhaité acquérir un véhicule automobile via un site internet dénommé www.Kettemer.eu, le vendeur désigné étant la société Kettemer Automobile GmbH ayant son siège en Allemagne.

Le 22 février 2019, il a effectué à cette fin un virement en ligne d'un montant de

34 700 euros au bénéfice de Kettemer AG sur un compte [XXXXXXXXXX08] ouvert dans les livres de la banque [14] en Allemagne.

Ce virement a été opéré mais son montant restitué le 11 mars 2019 à M. [W], lequel a été invité par son interlocuteur en ligne se disant vendeur à effectuer un nouveau virement sur un compte ouvert dans les livres de la banque [11] aux Pays-Bas.

C'est ainsi que M. [W] a, le 12 mars 2019, effectué un second virement en ligne d'un montant de 34 700 euros au bénéfice de Kettemer AG sur un compte [XXXXXXXXXX012] ouvert dans les livres de la banque [11].

Le véhicule commandé n'a toutefois jamais été livré, M. [W] ayant été victime d'une escroquerie, le prétendu vendeur ayant usurpé l'identité de la société Kettemer Automobile GmbH.

Après avoir déposé plainte, M. [W] a, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 30 avril 2019, vainement demandé à la société [9] d'indemniser son entier préjudice correspondant au montant du virement effectué, son compte étant toutefois crédité d'une somme de 16 902 euros.

Par acte du 15 septembre 2020, M. [W] a assigné la société [9] devant le tribunal judiciaire de Lille afin que celle-ci soit déclarée responsable du préjudice subi à l'occasion du second virement de 34 700 euros, condamnée à lui payer la somme de 17 798 euros au titre du solde dû avec intérêts à compter du 13 mars 2019, outre une indemnité de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par jugement du 31 mai 2022, le tribunal judiciaire de Lille a rejeté l'ensemble des demandes de M. [W] et condamné celui-ci au dépens ainsi qu'à payer la somme de 5 000 euros à la société [9] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 12 juillet 2022, M. [W] a interjeté appel du jugement.

La société CCF, qui vient aux droits de la société [9], est intervenue volontairement à l'instance.

Dans ses dernières conclusions remises le 8 février 2024, M. [W] demande à la cour de :

- réformer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau

- débouter la société CCF de toutes ses demandes ;

- dire que la société CCF a manqué à son obligation de vigilance ;

- condamner la société CCF à lui payer la somme de 17 798 euros à titre de dommages et intérêts ;

- condamner la même aux dépens et à lui payer la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et celle de 3 000 euros au titre de ceux d'appel.

Dans leurs dernières conclusions remises le 26 janvier 2024, la société CCF et la société [9] demandent à la cour de :

- déclarer recevable l'intervention volontaire de la société CCF ;

- mettre hors de cause la société [9] ;

- confirmer le jugement entrepris ;

- débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes ;

- le condamner au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions précitées des parties pour le détail de leurs prétentions et moyens.

L'instruction de l'affaire a été clôturée par ordonnance du 9 février 2024.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, il y a lieu de recevoir l'intervention volontaire de la société CCF venant aux droits de la société [9] et de mettre celle-ci hors de cause.

Sur la responsabilité de la banque

Aux termes de l'article L. 133-6 du code monétaire et financier, une opération de paiement est autorisée si le payeur a donné son consentement à son exécution.

Selon l'article L. 133-13 du même code, le montant de l'opération de paiement est crédité sur le compte du prestataire de services de paiement du bénéficiaire au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment de réception de l'ordre de paiement tel que défini à l'article L. 133-9.

L'article L. 133-21 du même code énonce pour sa part qu'un ordre de paiement exécuté conformément à l'identifiant unique fourni par l'utilisateur du service de paiement est réputé dûment exécuté pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l'identifiant unique. Si l'identifiant unique fourni par l'utilisateur du service de paiement est inexact, le prestataire de services de paiement n'est pas responsable de la mauvaise exécution ou de la non-exécution de l'opération de paiement. Toutefois, le prestataire de services de paiement du payeur s'efforce de récupérer les fonds engagés dans l'opération de paiement.

Il résulte des dispositions qui précèdent qu'un virement autorisé doit être effectué avec célérité au vu de l'identifiant unique fourni à la banque par son client, sans que la responsabilité de celle-ci puisse être engagée lorsque l'identifiant fourni ne permet pas de désintéresser le bénéficiaire escompté par le donneur d'ordre.

Etant tenue de ne pas s'ingérer dans les affaires de son client, la banque n'a pas, en principe, à vérifier que l'opération souhaitée n'est pas illicite ou viciée par la fraude d'un tiers.

Ce principe de non-ingérence ne permet toutefois pas à la banque d'échapper à sa responsabilité lorsqu'elle accepte de procéder à une opération dont l'irrégularité ressort d'une anomalie apparente, qu'elle soit matérielle ou intellectuelle.

Cette obligation générale de vigilance impose à la banque de prendre les mesures adaptées pour qu'aucun préjudice ne soit subi par son client, de telle mesures pouvant notamment consister à refuser d'exécuter l'opération ou à l'annuler, étant précisé que la banque est à cet égard tenue d'une obligation de moyens.

Le manquement de la banque à une telle obligation lui impose de réparer le préjudice subi par son client, en application de l'article 1231-1 du code civil, dont il résulte que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure.

En l'espèce, M. [W] soutient que le premier ordre de virement du 22 février 2019 a donné lieu à un rejet, ce qui aurait dû alerter la société [9] et l'inciter à faire preuve d'une vigilance accrue. Il ajoute, s'agissant du second ordre de virement du 12 mars 2019, que la société [9] aurait reçu, dès le lendemain, un message SWIFT en provenance de la société [11] l'invitant à s'assurer que la transaction n'était pas constitutive d'une fraude. Il reproche à la société [9] d'avoir tardé à solliciter la société [11] pour que celle-ci procède au blocage et au retour des fonds, leur dissipation lui ayant causé un préjudice qui n'a pas été intégralement réparé.

En réponse, la société CCF, qui vient aux droits de la société [9], expose que le premier ordre de virement n'a pas donné lieu à un rejet mais à une restitution, laquelle n'était pas de nature à faire naître une suspicion de fraude. Elle ajoute, s'agissant du second ordre de virement, qu'elle a rapidement fait diligence après le message SWIFT reçu de la société [11], sans pouvoir obtenir de celle-ci le retour des fonds qui avaient déjà été dissipés.

Sur ce

A titre préalable, il convient de préciser que M. [W] ne saurait fonder sa demande indemnitaire sur les articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier, dès lors que l'obligation spéciale de vigilance prévue par ces textes a pour seule finalité la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, sans donc permettre la réparation d'agissements frauduleux (Com., 21 septembre 2022, pourvoi n° 21-12.335).

C'est en conséquence uniquement à l'aune de l'obligation générale de vigilance procédant des articles L. 133-6 et suivants du code monétaire et financier que doit être appréciée la responsabilité de la société [9], aux droits de laquelle vient la société CCF.

Contrairement à ce que soutient M. [W], le premier virement litigieux, en date du 22 février 2019, n'a pas été rejeté mais retourné en raison de la politique commerciale de la société Payoneer, intervenue en tant qu'entreprise de services monétaires exerçant une activité de transfert de fonds, dont les conditions générales (article 20.2) interdisent d'effectuer tout paiement international ayant pour objet la vente de véhicules neufs ou d'occasion. M. [W] indique du reste lui-même dans ses écritures que ce premier virement a bien été exécuté et n'a pas fait l'objet d'un rejet (p. 2, souligné par la cour).

Il n'est en outre pas établi que ce premier virement aurait présenté une anomalie apparente de nature matérielle propre à susciter la vigilance accrue de la banque, tandis que celle-ci avait précédemment été informée par M. [W] de son projet d'acheter un véhicule d'occasion en Allemagne pour un montant de 35 000 euros, de sorte que l'ordre de virement d'un montant de 34 700 euros effectué par l'intéressé au profit du titulaire d'un compte ouvert outre-Rhin n'était pas de nature à constituer une anomalie apparente de nature intellectuelle.

Il n'est pas davantage établi que le second virement, en date du 12 mars 2019, aurait présenté une anomalie apparente de nature matérielle. La banque aurait en revanche pu s'étonner d'un virement effectué aux Pays-Bas et non en Allemagne comme indiqué initialement par son client, même si l'identité de montant entre les deux virements successifs était de nature à conforter le renouvellement de la même opération selon des modalités différentes, cette dernière circonstance commandant de relativiser cette anomalie apparente de nature intellectuelle et justifiant qu'ait prédominé le devoir de non-ingérence de la banque dans les affaires de son client.

S'il apparaît donc que la banque n'a pas manqué à son obligation de vigilance lors de l'exécution de chacun des virements successifs, son traitement de l'alerte consécutive au second d'entre eux s'avère en revanche de nature à engager sa responsabilité.

En effet, à supposer même, comme elle le prétend, qu'elle ait reçu le message SWIFT de la société [11] seulement le 20 mars 2019, ce qui apparaît au demeurant peu probable au regard de la date du second virement et ne transparaît clairement d'aucune ligne d'écriture du message SWIFT, elle ne justifie pas avoir informé sans délai son client de ce message d'alerte (Please verify if the transaction is genuine / Fraud or a scam) valant anomalie apparente et reconnaît elle-même avoir demandé à la société [11] de bloquer et retourner les fonds seulement le 26 mars 2019, soit au mieux six jours après l'alerte SWIFT, sans démontrer qu'un tel délai de réponse s'expliquerait pas la confirmation tardive d'une fraude par son client, le message de celui-ci en ce sens n'étant pas versé aux débats.

En l'état des pièces produites, la banque, dont l'obligation de vigilance n'est pas cantonnée à l'exécution du virement mais s'étend aux signaux d'alerte que peut lui adresser le prestataire de services de paiement du bénéficiaire, n'apporte pas la preuve qu'elle aurait agi avec célérité pour organiser le retour (recall) du second virement, dont le caractère frauduleux était suspecté puis avéré.

Il importe peu que la société [11] ait indiqué dans un message en réponse du 4 avril 2019 que les fonds avaient été dissipés, ce qui signe au demeurant le préjudice de l'appelant, une telle circonstance n'étant pas de nature à exonérer la banque de sa responsabilité.

C'est enfin de manière surabondante qu'il sera observé que la société [9] a crédité le 16 avril 2020 le compte de M. [W] d'une somme de 16 902 euros, ce dernier soutenant, sans être contredit, qu'il s'agissait de l'indemniser du préjudice consécutif à l'opération litigieuse.

Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu d'accueillir la demande indemnitaire de M. [W], le jugement étant réformé de ce chef.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

L'issue du litige commande d'infirmer la décision entreprise du chef des dépens et frais irrépétibles. La société CCF, qui succombe, sera tenue aux dépens de première instance et d'appel et condamnée à payer à M. [W] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, tandis qu'elle sera elle-même déboutée de sa propre demande formée au même titre.

PAR CES MOTIFS

Reçoit l'intervention volontaire de la société CCF venant aux droits de la société [9] ;

Met hors de cause la société [9] ;

Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne la société CCF à payer à M. [K] [W] la somme de 17 798 euros à titre de dommages et intérêts ;

La condamne à payer au même la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

La déboute de sa propre demande formée au même titre ;

La condamne aux dépens de première instance et d'appel.

Le greffier

Gaëlle PRZEDLACKI

Le président

Yves BENHAMOU


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Douai
Formation : Chambre 8 section 1
Numéro d'arrêt : 22/03377
Date de la décision : 06/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 13/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-06;22.03377 ?
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