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24/11/2022 | FRANCE | N°21/03972

France | France, Cour d'appel de Douai, Troisieme chambre, 24 novembre 2022, 21/03972


République Française

Au nom du Peuple Français





COUR D'APPEL DE DOUAI



TROISIEME CHAMBRE



ARRÊT DU 24/11/2022





****





N° de MINUTE : 22/440

N° RG 21/03972 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TX6R



Jugement (N° 20/00271) rendu le 30 Juin 2021 par le tribunal judiciaire de Lille





APPELANTE



SAS [S] prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 7]

[Localité 6]


>Représentée par Me Loïc Jarsaillon, avocat au barreau de Lille, avocat constitué,



INTIMÉS



Monsieur [N] [U]

né le [Date naissance 4] 1968 à [Localité 5] ([Localité 5])

de nationalité Française

[Adresse 3]

[...

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

TROISIEME CHAMBRE

ARRÊT DU 24/11/2022

****

N° de MINUTE : 22/440

N° RG 21/03972 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TX6R

Jugement (N° 20/00271) rendu le 30 Juin 2021 par le tribunal judiciaire de Lille

APPELANTE

SAS [S] prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 7]

[Localité 6]

Représentée par Me Loïc Jarsaillon, avocat au barreau de Lille, avocat constitué,

INTIMÉS

Monsieur [N] [U]

né le [Date naissance 4] 1968 à [Localité 5] ([Localité 5])

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 5]

Madame [B] [P] épouse [U]

née le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 5] ([Localité 5])

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 5]

Représentés par Me Ludovic Denys, avocat au barreau de Lille, avocat constitué

DÉBATS à l'audience publique du 28 septembre 2022 tenue par Claire Bertin magistrat chargé d'instruire le dossier qui, a entendu seul(e) les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la cour dans son délibéré (article 805 du code de procédure civile).

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe

GREFFIER LORS DES DÉBATS :Harmony Poyteau

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ

Guillaume Salomon, président de chambre

Claire Bertin, conseiller

Yasmina Belkaid, conseiller

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 24 novembre 2022 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président et Harmony Poyteau, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 23 mai 2022

****

EXPOSE DU LITIGE :

1. Les faits et la procédure antérieure :

M. [N] [U] et Mme [B] [P], épouse [U] (les époux [U]) sont propriétaires d'un immeuble à usage d'habitation situé au [Adresse 3]. La SAS [S] ([S]) était titulaire d'un marché portant sur l'exécution de prestations de collecte de déchets ménagers et assimilés, des corbeilles publiques et des dépôts sauvages et des prestations de nettoiement des espaces publics à effet du 1er mai 2014 au 31 décembre 2020.

Pour les besoins de l'exécution de ce marché, [S] a conclu un bail commercial le 26 mars 2014 portant sur un ensemble immobilier situé [Adresse 2], comprenant un immeuble à usage d'habitation et un terrain. Cet ensemble immobilier est voisin de l'immeuble des époux [U].

Se plaignant que l'activité de [S] générait d'importantes nuisances, les époux [U] ont adressé plusieurs réclamations à celle-ci, ont alerté les services municipaux puis ont saisi le juge des référés afin de voir désigner un expert judiciaire.

Par ordonnance du 12 décembre 2017, le juge des référés a ordonné une expertise.

M. [I], expert judiciaire, a déposé son rapport le 26 juillet 2019.

Par acte du 6 janvier 2020, les époux [U] ont fait assigner [S] devant le tribunal judiciaire de Lille afin de la voir condamnée à les indemniser de leur préjudice.

2. Le jugement dont appel :

Par jugement rendu le 30 juin 2021, le tribunal judiciaire de Lille a :

- condamné [S] à payer aux époux [U] la somme de 11 800 euros ;

- débouté les époux [U] du surplus de leurs demandes ;

- condamné [S] à leur payer la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté [S] de sa demande au titre de ses frais irrépétibles non compris dans les dépens ;

- condamné [S] aux dépens, en ce compris les frais de référé et d'expertise judiciaire, avec faculté de recouvrement direct au profit de Maître Ludovic Denys ;

- rappelé que le jugement était de droit exécutoire à titre provisoire.

3. La déclaration d'appel :

Par déclaration du 16 juillet 2021, [S] a formé appel de ce jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a débouté les époux [U] du surplus de leurs demandes.

4. Les prétentions et moyens des parties :

4.1. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 25 février

2022, [S], demande à la cour, au visa de l'article 1343-2 du code civil, de :

=$gt; infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Lille du 30 juin 2021 en ses chefs critiqués, objets de la déclaration d'appel, et notamment pour avoir statué sur des troubles anormaux de voisinage au visa de l'article 1240 du code civil ;

Statuant à nouveau,

- rejeter les conclusions de l'expert judiciaire au titre des émergences à défaut des vérifications périodiques et des mesures d'étalonnage des appareils de mesure utilisés par l'expert ;

- rejeter les conclusions de l'expert judiciaire quant à la nature et l'importance des travaux à réaliser au regard du principe de proportionnalité, sous réserve de la preuve de l'existence de troubles anormaux de voisinage ;

- débouter les époux [U] de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions à son encontre en l'absence de preuve de l'existence de troubles anormaux de voisinage ;

- les condamner au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- les condamner aux frais et dépens de la procédure d'appel, de la procédure de référé et des frais d'expertise et à rembourser le montant payé au titre de l'exécution provisoire soit la somme de 18 192,44 euros avec intérêts au taux légal à compter de la date du virement, soit le 16 août 2021 et ordonner la capitalisation par année entière ;

- les condamner, à défaut de règlement spontané des remboursements prononcés par l'arrêt à intervenir et en cas d'exécution par voie extrajudiciaire, à payer les sommes retenues par l'huissier instrumentaire, en application des dispositions de l'article 10 du décret du 8 mars 2001, en plus de l'indemnité mise à sa charge, sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

à titre subsidiaire, si la cour entendait confirmer partiellement le jugement en ce qu'il l'a condamnée au paiement de la somme de 11'800 euros,

=$gt; infirmer en son quantum, compte tenu des premières plaintes des époux [U] en septembre 2016 et les condamner en conséquence à lui rembourser la somme de 5'800 euros avec intérêts au taux légal à compter de la date du virement du montant des condamnations de première instance, soit le 16 août 2021 ;

- ordonner la capitalisation par année entière, avec la condamnation également des époux [U], en cas d'exécution forcée, au paiement des sommes retenues par l'huissier instrumentaire, en application des dispositions de l'article 10 du décret du 8 mars 2001 ;

- débouter les époux [U] de leur demande d'infirmation du jugement à hauteur de 28'800 euros ;

- les débouter de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- les condamner aux frais et dépens de la présente procédure.

A l'appui de ses prétentions, [S] fait valoir que :

- le jugement encourt la réformation et l'infirmation pour avoir statué sur des troubles anormaux de voisinage au visa de l'article 1240 du code civil ;

- l'anormalité du trouble de voisinage ne peut se déduire du seul non-respect d'une disposition réglementaire ;

- l'arrêté modifié du 5 décembre 2006 relatif aux modalités de mesurage des bruits de voisinage prévoit que la mesure doit être réalisée «'avec un sonomètre intégrateur homologué de classe 1 ou de classe 2, homologué, agréé et à jour de ses vérifications périodiques'» ;

- or, l'expert judiciaire n'a pas justifié des vérifications périodiques ni des mesures d'étalonnages de ses appareils de mesure comme l'y oblige la réglementation ;

- la fiabilité des résultats obtenus à l'aide de ses appareils pour les nuisances sonores n'est donc pas vérifiée et le jugement doit être infirmé en ce qu'il n'a pas écarté ces données ;

- la comparaison des relevés des mesures acoustiques effectuées par l'expert judiciaire et par les services municipaux démontrent l'insuffisance des mesures effectuées par l'expert ;

- les travaux de remplacement des menuiseries réalisés par les époux [U] en 2008 ne précisent pas la qualité acoustique des fenêtres posées ni de la porte de la cuisine donnant sur la terrasse et qui laisse passer plus de bruit lorsqu'elle est fermée que lorsqu'elle est ouverte ;

- les données relevées par l'expert sont ainsi défectueuses ;

- dans ces conditions, la démonstration du caractère anormal du trouble de voisinage ou d'une faute n'est pas rapportée ;

- les époux [U], en acquérant leur habitation, avaient pleinement conscience de l'existence d'une zone d'activités à vocation industrielle et artisanale à maintenir, privilégier et renforcer ;

- la jurisprudence prévoit que les riverains d'une telle zone sont tenus de supporter les inconvénients normaux résultant d'un tel voisinage industriel ;

- les époux [U] se sont opposés à la désignation d'un médiateur lors de la phase d'expertise judiciaire ;

- elle a procédé au remplacement de sept véhicules par des véhicules équipés d'un dispositif plus silencieux ;

- elle a eu la volonté de minimiser les impacts de son activité au prix d'efforts importants et les troubles n'excèdent pas les inconvénients normaux de voisinage ;

le jugement a retenu à tort une période d'indemnisation à compter de son installation le 26 mars 2014, date de prise du bail, alors que l'exploitation du marché a débuté le 1er mars 2014 ;

- elle a déménagé depuis le 1er mars 2019 ;

- le jugement s'est contenté de retenir «'la privation de jouir paisiblement de leur bien à certains horaires'» sans qualifier cette prétendue privation de jouissance de trouble anormal de voisinage, ni indiquer les horaires de privation concernés ;

concernant les places de stationnement, l'expert judiciaire a rappelé que les règles d'urbanisme étaient respectées ;

- l'expert judiciaire n'a pas constaté la présence de nuisibles ;

- il n'a pas non plus constaté d'odeurs par forte chaleur et a émis la possibilité d'une ampleur plus importante dans l'hypothèse de forte chaleur sans l'avoir constatée ;

- elle avait déjà fait mettre en place des diffuseurs d'essences naturelles pour combattre les éventuelles odeurs susceptibles de se dégager par forte chaleur avant que l'expert judiciaire intervienne ;

- les équipes chargées du nettoyage des camions avaient accentué le nettoyage de ceux-ci et les préconisations de l'expert au sujet des odeurs avaient déjà été mises en place.

4.2. Aux termes de leurs conclusions notifiées le 30 novembre 2021,

les époux [U], intimés et appelants incidents, demandent à la cour de :

=$gt; confirmer le jugement du tribunal judiciaire du 30 juin 2021 en ce qu'il a déclaré responsable la société [S] des préjudices qu'ils ont subis au titre du trouble de jouissance et du trouble dans leurs conditions d'existence en lien avec l'activité exploitée par [S] dans le bâtiment voisin de leur habitation et en ce qu'il a condamné [S] à leur payer la somme de 2'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers frais et dépens en ce compris les frais de référé et d'expertise judiciaire ;

=$gt; infirmer le jugement en ce qu'il a limité leur indemnisation à la somme de 11'800 euros ;

Statuant à nouveau,

- condamner [S] à leur payer la somme de 28'800 euros à titre de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis ;

- la condamner à leur payer la somme de 3'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ainsi qu'aux entiers frais et dépens d'appel ;

- la débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

dans l'hypothèse où la cour viendrait infirmer partiellement ou totalement - le jugement, débouter [S] de sa demande d'application des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts par année entière au titre du remboursement des sommes réglées dans le cadre de l'exécution provisoire du jugement de première instance.

A l'appui de leurs prétentions, M.'et Mme [U] font valoir que :

- il ressort des constats effectués par l'expert judiciaire que les nuisances sonores du fait de l'activité exercée par [S] dans le bâtiment voisin et mitoyen à leur habitation dépassent les tolérances admissibles au sens des dispositions des articles R.'1334-31 du code de la santé publique ;

- l'expert a également constaté des nuisances olfactives ;

- durant six années, ils ont subi de manière permanente les allées et venues des véhicules de [S] et toutes les nuisances étaient subies sept jours sur sept, y compris les weekends, les jours fériés et les vacances ;

- ils ont également eu à subir les avertisseurs sonores des radars de recul des camions de [S] ;

- ils ont également subi des invasions d'insectes ;

- ils ont ainsi subi un important préjudice de jouissance et d'importantes perturbations dans leurs conditions d'existence ;

- les services techniques de la ville et le rapport d'expertise judiciaire ont considéré de manière claire et non équivoque que l'activité de [S] était à l'origine des troubles et des nuisances subies ;

- leur habitation est située en zone urbaine et non dans une zone industrielle comme l'affirme [S] ;

- dès l'arrivée de [S] en 2013, ils ont eu à subir immédiatement et de manière permanente les troubles ;

- le bâtiment dans lequel [S] a exercé son activité n'était pas adapté ;

- les services municipaux ont bien constaté les troubles ;

- en revanche, les différences entre les relevés de l'expert et ceux des services municipaux s'expliquent par le fait que les relevés n'ont pas été effectués au même moment et il n'est pas incohérent que d'une pièce à l'autre, d'une heure à une autre, les résultats ne soient pas strictement identiques, puisque ces différences s'expliquent par les variations d'activités de [S], en fonction des allées et venues des véhicules qui ne sortent et ne rentrent pas tous au même moment, de sorte qu'une mesure effectuée à un moment précis peut être très différente d'une autre mesure effectuée seulement quelques instants plus tard ;

- en ce qui concerne les nuisances olfactives, l'expert les a constatées, et [S] reconnaît leur réalité en indiquant avoir fait installer des diffuseurs d'essences naturelles pour y remédier ;

- malgré l'installation de ces diffuseurs, l'expert a pu tout de même constater les nuisances olfactives ;

- les mesures prises par [S] pour limiter les troubles sont tardives puisqu'elles n'ont été adoptées qu'à compter de juillet 2016 pour les premières d'entre-elles, et après de multiples réclamations et mises en demeure effectuées par les services municipaux ;

- [S] est ainsi de mauvaise foi.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 23 mai 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur le fondement de la responsabilité :

Le devoir de qualification ou de requalification des actes et faits litigieux conduit la cour, sauf si les parties l'ont expressément liée par une qualification juridique, à ne trancher une question juridique relativement à un fait ou un acte que sous son exacte qualification juridique et non sous une qualification erronée donnée par les parties.

Lorsqu'un ou plusieurs fondements juridiques sont invoqués au soutien d'une prétention, la cour tranche le litige selon les règles de droit qui lui sont applicables, conformément à l'article 12 alinéa 1 du code de procédure civile. Il lui appartient par conséquent de vérifier si toutes les conditions d'application de la règle de droit ou des règles de droit invoquées par la partie sont ou non réunies.

La cour observe que les époux [U] ont fondé leur action en première instance sur les dispositions de l'article 1240 du code civil et qu'ils reprennent ce fondement en cause d'appel tout en soutenant, à titre subsidiaire dans leurs moyens, que la responsabilité de [S] est engagée sur le fondement prétorien des troubles anormaux de voisinage.

L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Il incombe à la partie se prévalant être victime d'une faute de prouver le lien de causalité entre la faute commise et le préjudice qui en résulte.

Concernant les troubles anormaux de voisinage, aux termes de l'article 544 du code civil, la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par la loi ou les règlements.

Il résulte de l'article 651 du même code que la loi assujettit les propriétaires à différentes obligations l'un à l'égard de l'autre, indépendamment de toute convention.

Il est constant que nul ne doit causer à autrui un trouble anormal du voisinage ; il appartient aux juges du fond de rechercher si les nuisances, même en l'absence de toute infraction aux règlements, n'excèdent pas les inconvénients normaux du voisinage.

S'agissant d'un régime de responsabilité objectif, spécifique et autonome, le constat d'un dommage en lien certain et direct de cause à effet avec le trouble anormal suffit à entraîner la mise en 'uvre du droit à réparation de la victime du dommage indépendamment de toute faute commise.

Il convient ainsi de déterminer si les faits soumis à l'appréciation de la cour engage la responsabilité de [S] sur le fondement de l'article 1240 du code civil ou sur le fondement du régime prétorien des troubles anormaux de voisinage.

Sur l'expertise judiciaire

Il résulte de l'article 9 du code de procédure civile, aux termes duquel «'il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention'», et de l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qu'un mode de preuve n'est admissible que s'il est licite et s'il n'a pas été obtenu dans des circonstances déloyales.

En tout état de cause, le juge n'est pas lié par l'avis de l'expert, qui demeure soumis à son appréciation et peut être critiqué et discuté par les parties.

Si [S] demande à la cour d'écarter les conclusions de l'expert judiciaire en ce qui concerne les nuisances sonores au motif qu'il n'a pas justifié que les appareils qu'il a utilisés ont bien fait l'objet de vérifications périodiques prévues par l'arrêté du 5 décembre 2006 relatif aux modalités de mesures des bruits de voisinage. Il n'appartient pas toutefois à la cour de 'rejeter les conclusions' de l'expert, mais exclusivement d'apprécier leur caractère probant ou non, dès lors que la nullité du rapport d'expertise n'est pas allégués au titre des irrégularités allégués.

En outre, contrairement à ce que soutient [S], l'arrêté ci-dessus cité, dans sa version applicable en l'espèce, ne prévoit pas dans ses articles 1 à 4 que les mesures doivent être effectuées «'avec un sonomètre intégrateur homologué de classe 1 ou de classe 2, homologué, agréé et à jour de ses vérifications périodiques'» comme l'affirme [S].

L'expert précise dans son rapport qu'il a procédé aux mesures acoustiques conformément au code de la santé publique et rappelle que l'émergence spectrale n'est à rechercher que lorsque le niveau de bruit ambiant mesuré comportant le bruit particulier est supérieur à 25 dB(A).

Il indique également qu'il a utilisé un sonomètre de marque RION de classe 1 NL ' 52, numéro de série 142 635, microphone RION, UC ' 59 ; numéro de série 06079, calibreur RION, modèle NC ' 74, numéro de série 34104570 ainsi qu'un calibreur adapté de classe 1.

Enfin, il précise qu' «'il s'agit de matériel homologué contrôlé par le Laboratoire national de métrologie et d'essais'».

Il en résulte que les relevés de mesures sonores et acoustiques ont été effectués conformément à l'arrêté précédemment cité.

La cour valide par conséquent le caractère probant des constations faites par l'expert au titre des émergences.

Sur les nuisances sonores

L'article R.'1334-32 du code de la santé publique dispose que «'Lorsque le bruit mentionné à l'article R.'1334-31 a pour origine une activité professionnelle autre que l'une de celles mentionnées à l'article R.'1334-36 ou une activité sportive, culturelle ou de loisir, organisée de façon habituelle ou soumise à autorisation, et dont les conditions d'exercice relatives au bruit n'ont pas été fixées par les autorités compétentes, l'atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l'homme est caractérisée si l'émergence globale de ce bruit perçu par autrui, telle que définie à l'article R.'1334-33, est supérieure aux valeurs limites fixées au même article.

Lorsque le bruit mentionné à l'alinéa précédent, perçu à l'intérieur des pièces principales de tout logement d'habitation, fenêtres ouvertes ou fermées, est engendré par des équipements d'activités professionnelles, l'atteinte est également caractérisée si l'émergence spectrale de ce bruit, définie à l'article R.'1334-34, est supérieure aux valeurs limites fixées au même article (1).

Toutefois, l'émergence globale et, le cas échéant, l'émergence spectrale ne sont recherchées que lorsque le niveau de bruit ambiant mesuré, comportant le bruit particulier, est supérieur à 25 décibels A si la mesure est effectuée à l'intérieur des pièces principales d'un logement d'habitation, fenêtres ouvertes ou fermées, ou à 30 dB (A) dans les autres cas'».

Les époux [U] et [S] produisent le rapport d'expertise établi par l'expert mandaté par leur assureur protection juridique, deux courriers des services municipaux et le rapport établis par les services techniques de la ville et le rapport d'expertise judiciaire.

1. Le rapport d'expertise amiable

A titre liminaire, la cour rappelle qu'une juridiction ne peut refuser d'examiner un rapport d'expertise établi unilatéralement à la demande d'une partie, dès lors qu'il est régulièrement versé aux débats, soumis à la discussion contradictoire et corroboré par d'autres éléments de preuve.

A cet égard, la cour observe que la société [S] a bien été représentée lors des opérations d'expertise effectuées dans le cadre de cette expertise amiable. Dès lors, ce rapport d'expertise est bien contradictoire.

La lecture de ce rapport enseigne que le directeur de projet de la société Esterra, dont la société [S] est la filiale, M.'[E], a indiqué notamment que :

«'depuis juillet 2014 la concertation avec les riverains a conduit à améliorer le process et à réduire les nuisances subies par les riverains et plus spécifiquement par M. et Mme [U]'» ;

«'le compresseur a été capoté acoustiquement'» ;

«'amélioration du respect des horaires de fonctionnement'» ;

«'affichage interne à destination des équipes concernant les nuisances sonores'» ;

«'concernant les feux de recul une étude financière est en cours pour le remplacement des BIP de recul'» ;

«'concernant le bruit des moteurs, un essai a été réalisé lors de la réunion d'expertise, et n'a pas permis de mettre en évidence un désordre spécifique. Cependant un démarrage à 4h du matin n'a pas le même impact qu'en pleine après-midi'».

Ces déclarations constituent un aveu et permettent d'établir la réalité de nuisances sonores et de plaintes des riverains avant le mois de juillet 2014.

2. Les constats municipaux

Par courrier du 4 janvier 2017 adressé aux époux [U], la ville de [Localité 5] les a informés qu'elle avait saisi l'opérateur [S] afin qu'il trouve des solutions pour limiter les nuisances subies et que des modifications avaient été réalisées notamment sur le coffrage du compresseur d'air afin de limiter les nuisances sonores.

La municipalité a également adressé un courrier à [S] le 11 juillet 2017 dans lequel elle l'informait que le service communal d'hygiène et de santé avait procédé le 20 juin 2017 à un relevé sonométrique et que l'enquête effectuée par l'inspecteur de salubrité avait permis de constater les faits suivants :

«'les valeurs de l'émergence admissible (soit 5 dB(A) en période nocturne sont respectées lors de l'activité du site'» ;

«'les valeurs des émergences spectrales admissibles sont dépassées sur les centrales d'octaves 1kHz et 2 kHz lors de l'activité du site (sortie des véhicules)'».

Ce courrier indique également que «'ces dépassements sont aléatoires en fonction de l'importance de l'activité et de la pratique des chauffeurs'».

La mairie de [Localité 5] indiquait ainsi à [S] que l'activité du site était en infraction à l'article R.'1334-34 du code de la santé publique.

Des troubles sonores sont ainsi établis par les constats effectués par les services municipaux.

3. Le rapport d'expertise judiciaire

L'expert judiciaire indique avoir effectué deux réunions. La première a été effectuée contradictoirement le 14 mai 2018 à 9 heures 30. La seconde a été effectuée le 28 mai 2018 à 4 heures 30, l'expert précisant s'être rendu sur les lieux afin de pouvoir réaliser des mesures acoustiques inopinées.

Il rapporte ne pas avoir constaté de gêne manifeste en période diurne, soit de 7 heures à 22 heures. En revanche, pour la période nocturne, de 22 heures à 7 heures, il fait état de non-respect des dispositions des articles R.'1334-32 et R.'1334-33 du code de la santé publique en raison d'émergences acoustiques globales non conformes au niveau de la terrasse située à l'arrière de la maison, au niveau de la cuisine située au rez-de-chaussée (porte fermée) et au niveau de la chambre au 1er étage située à l'arrière. Il fait également état du non-respect de la réglementation acoustique (article R.'1334-34 du code de la santé publique) du fait des non-conformités aux mêmes endroits concernant des émergences spectrales pour quasiment toutes les bandes d'octaves.

Il précise s'être rendu à 5 heures du matin à l'intérieur de l'entrepôt et qu'il a pu constater que celui-ci était rempli de camions prêts à démarrer et qu'il y avait 16 bennes à ordures de type poids lourds, 10 grosses balayeuses de voirie, 4 petites balayeuses de voirie, et 4 petits camions.

Le détail des relevés qu'il a effectués fait état de très nombreuses non-conformités. Il a ainsi constaté six non-conformités eu égard aux émergences admissibles dans les mesures effectuées au niveau de la terrasse arrière, six non-conformités au niveau de la cuisine lorsque la porte est fermée et cinq non-conformités au niveau de la chambre au 1er étage.

Il résulte des éléments ci-dessus que l'activité de [S] a bien occasionné des troubles sonores.

[S] fait valoir que l'habitation des époux [U] se situe sur une zone UF, soit une zone d'activités à vocation industrielle et artisanale à maintenir, privilégier et renforcer et que par conséquent, ces troubles ne seraient pas des troubles anormaux de voisinage.

Le certificat d'urbanisme délivré le 28 juillet 1995 aux époux [U] indique bien que le terrain qu'ils ont acquis se situe en zone UF.

Toutefois, si [S] soutient que la jurisprudence considère que les riverains d'une zone industrielle sont tenus de supporter les inconvénients normaux résultant d'un tel voisinage, l'activité exercée par [S] est tenue de respecter les valeurs fixées aux articles R.'1334-33 et R.'1334-34 du code de la santé publique conformément à l'article R.'1334-32 du même code.

Or, les valeurs mesurées étant supérieures aux valeurs fixées à ces articles, les troubles sonores générés par l'activité de [S] sont constitutifs d'une faute sur le fondement de l'article 1240 du code civil, y compris dans le cadre d'une zone UF, dès lors qu'une infraction à une norme a bien été constatée.

Sur les nuisances olfactives

S'agissant des nuisances olfactives, le rapport d'expertise amiable indique que M.'[E] a expliqué qu'un système de pulvérisation d'un désodorisant permettant d'inhiber les odeurs a été mis en place la veille de la réunion d'expertise, soit le 24 juillet 2017.

L'expert judiciaire fait toutefois état d'une odeur persistante en liaison avec les déchets, notamment en période de forte chaleur et indique que les diffuseurs installés par [S] ne peuvent supprimer complètement l'odeur.

Si il précise que les véhicules sont parfaitement entretenus et nettoyés, une odeur en lien avec les déchets qui sont l'objet de l'activité de [S] persiste selon ses propres constatations.

Les éléments produits permettent ainsi de retenir la réalité des nuisances olfactives et leur persistance malgré l'installation d'un système de pulvérisation d'huiles essentielles.

L'activité de [S] à l'origine des nuisances olfactives n'étant en infraction avec aucune norme, il s'ensuit que la commission de ces nuisances n'engage pas la responsabilité de [S] sur le fondement de l'article 1240 du code civil.

Toutefois, la persistance des odeurs en dépit des mesures entreprises par [S] permet de considérer que ce trouble excède les inconvénients normaux de voisinage et engage par conséquent sa responsabilité sur ce fondement, dès lors qu'une telle nuisance est permanente et qu'elle s'aggrave encore davantage en intensité sur les périodes de forte chaleur.

Sur les autres troubles

- D'une part, le rapport d'expertise amiable constate la présence de nuisibles mais indique que le lien de causalité avec l'activité de [S] n'est pas établi. L'expert judiciaire n'a pas lui-même constaté la présence de nuisibles et rapporte que les déchets, objets de l'activité de [S], ne sont pas susceptibles de pouvoir favoriser leur installation.

Par conséquent, la réalité d'un trouble lié à la présence de nuisibles n'est pas rapportée.

- D'autre part, la projection d'un produit inconnu sur la façade de l'immeuble des époux [U] n'a pas été constatée par les experts et aucune pièce produite ne permet d'établir la réalité de ce fait.

- Enfin, l'expert judiciaire indique que les difficultés de stationnement sont réelles et s'expliquent par l'effectif de [S] qu'il évalue à environ 70 personnes et pour lesquelles le besoin en stationnement est au minimum d'une trentaine de places. Néanmoins, l'expert explique que cette présente est justifiée par l'activité de [S] conformément au plan d'urbanisme. Il ajoute que [S] encourage fortement son personnel à utiliser les transports en commun.

La cour considère que les difficultés de stationnement rapportées ne sont pas constitutives d'un trouble anormal de voisinage dès lors que le plan d'urbanisme est respecté et que l'immeuble des époux [U] et le terrain sur lequel [S] exerçait son activité est une zone UF.

Sur l'indemnisation du préjudice

Le préjudice des époux [U] consiste en un trouble de jouissance. Ce trouble de jouissance du fait des odeurs était permanent tandis que le trouble de jouissance causé par les nuisances sonores était nocturne, comme cela a été constaté précédemment.

Concernant la durée du trouble de jouissance, si les époux [U] indiquent que les nuisances ont commencé dès le début de l'activité de [S], aucun élément ne permet de l'établir avec certitude.

En revanche, M.'[E] ayant indiqué que «'depuis juillet 2014, la concertation avec les riverains a conduit à améliorer le process et à réduire les nuisances'», il convient de retenir le 1er juillet 2014 comme date d'apparition des troubles.

[S] ayant quitté les lieux le 1er mars 2019, il convient de retenir un trouble de jouissance du 1er juillet 2014 au 1er mars 2019.

Le préjudice des époux [U] sera intégralement indemnisé par une somme de 400 euros par mois, soit une somme totale de 22'000 euros (55 mois x 400 euros).

Le jugement querellé sera ainsi infirmé en ce qu'il a condamné [S] a payer aux époux [U] la somme de 11'800 euros.

Sur la demande relative aux travaux à réaliser

[S] demande à la cour de rejeter les conclusions de l'expert quant aux travaux à effectuer.

Aucune demande n'est formée par les époux [U] à ce titre, et [S] a quitté les lieux depuis le 1er mars 2019, de sorte que la demande de cette dernière est sans objet.

Sur les dépens et les frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile

Le sens du présent arrêt et l'équité conduisent :

- d'une part à confirmer le jugement attaqué sur ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,

- et d'autre part, à condamner [S], outre aux entiers dépens d'appel, à payer aux époux [U] la somme de 2'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'instance d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement rendu le 30 juin 2021 par le tribunal judiciaire de Lille sauf en ce qu'il a condamné la SAS [S] à payer à M. [N] [U] et à Mme [B] [P], épouse [U], la somme de 11'800 euros ;

L'infirme de ce seul chef ;

Statuant à nouveau et y ajoutant':

Condamne la SAS [S] à payer à M.'[N] [U] et à Mme [B] [P], épouse [U], la somme de 22'000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi ;

Déboute la SAS [S] de l'intégralité de ses demandes ;

Condamne la SAS [S] aux dépens d'appel ;

Condamne la SAS [S] à payer à M.'[N] [U] et à Mme [B] [P], épouse [U], la somme de 2'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel.

Le Greffier

Harmony Poyteau

Le Président

Guillaume Salomon


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Douai
Formation : Troisieme chambre
Numéro d'arrêt : 21/03972
Date de la décision : 24/11/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-11-24;21.03972 ?
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