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08/09/2022 | FRANCE | N°21/03127

France | France, Cour d'appel de Douai, Troisieme chambre, 08 septembre 2022, 21/03127


République Française

Au nom du Peuple Français





COUR D'APPEL DE DOUAI



TROISIEME CHAMBRE



ARRÊT DU 08/09/2022



****





N° de MINUTE :22/282

N° RG 21/03127 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TVJY



Jugement (N° 20/00843) rendu le 22 avril 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras







APPELANTE



Caisse Crama du Nord Est, exercant sous l'enseigne Groupama Nord Est la dénomination complète de la cliente est : Caisse Regionale d'Assurances mutuelles

agricoles du nord est), agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 6]



Représentée par Me Catherine Camus-...

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

TROISIEME CHAMBRE

ARRÊT DU 08/09/2022

****

N° de MINUTE :22/282

N° RG 21/03127 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TVJY

Jugement (N° 20/00843) rendu le 22 avril 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras

APPELANTE

Caisse Crama du Nord Est, exercant sous l'enseigne Groupama Nord Est la dénomination complète de la cliente est : Caisse Regionale d'Assurances mutuelles agricoles du nord est), agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 6]

Représentée par Me Catherine Camus-Demailly, avocat au barreau de Douai, et Me Ludiwine Passe, avocat au barreau d'Arras

INTIMÉES

Madame [B] [F]

née le [Date naissance 3] 1972 à [Localité 9]

[Adresse 5]

[Localité 11]

SA Axa France Iard

[Adresse 4]

[Localité 8]

Représentées par Me Pierre Vandenbussche, avocat au barreau de Lille

Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Artois

[Adresse 1]

[Localité 7]

A laquelle la déclaration d'appel a été signifiée le 5 août 2022 à personne habilitée

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ

Guillaume Salomon, président de chambre

Claire Bertin, conseiller

Danielle Thébaud, conseiller

---------------------

GREFFIER LORS DES DÉBATS : Fabienne Dufossé

DÉBATS à l'audience publique du 05 mai 2022 après rapport oral de l'affaire par Claire Bertin

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 08 septembre 2022 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président, et Fabienne Dufossé, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 25 avril 2022

****

EXPOSE DU LITIGE

1. Les faits et la procédure antérieure :

Le 30 septembre 2017 à [Localité 10], est survenu un accident de la circulation routière entre une ensileuse équipée d'un outil frontal, véhicule agricole conduit par M.'Aurélien [W], assuré auprès de la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles du nord-est (CRAMA) exerçant sous l'enseigne Groupama nord-est, et un véhicule automobile Peugeot 406 circulant en sens inverse, conduit par Mme [B] [F], assuré auprès de la société Axa France iard (Axa).

A l'entrée de l'agglomération, Mme [F] a freiné à la vue du véhicule agricole qui progressait en sens opposé, perdu le contrôle de son propre véhicule, s'est déportée sur la gauche de la chaussée, et est venue percuter l'ensileuse de face.

Mme [F] a été grièvement blessée à la suite de l'accident par suite d'un traumatisme crânien.

La CRAMA a confié au cabinet [Z] une mesure d'expertise amiable afin de déterminer les causes de l'accident, lequel a rendu son rapport le 7 mars 2018, tandis qu'Axa a pour sa part mandaté le cabinet Erget, expert en accidentologie.

A la demande de la CRAMA et de M.'[W], et au contradictoire de Mme [F] et d'Axa, une mission d'expertise judiciaire en accidentologie a été confiée à M. [O] par ordonnance du 12 juillet 2018 rendue par le juge des référés du tribunal de grande instance d'Arras.

L'expert [O] a déposé son rapport définitif le 8 avril 2020.

Par courrier du 29 mai 2020 adressé à Axa, la CRAMA a considéré que les fautes commises par la victime lui permettaient d'exclure son droit à indemnisation sur le fondement de l'article 4 de la loi du 5 juillet 1985.

Par acte d'huissier du 16 juillet 2020, Mme [F] et son assureur Axa ont fait assigner la CRAMA devant le tribunal judiciaire d'Arras afin d'obtenir indemnisation de l'entier préjudice.

Par acte du 29 juillet 2020, cette assignation a été signifiée à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de l'Artois.

2. Le jugement dont appel :

Par jugement rendu le 22 avril 2021, le tribunal judiciaire d'Arras a :

1. condamné la CRAMA à la réparation du préjudice corporel subi par Mme [F] par suite de l'accident du 30 septembre 2017 à hauteur de 70%';

2. condamné la CRAMA à verser à Axa subrogée dans les droits de Mme [F] la somme de 119'000 euros en remboursement des provisions versées au 5 juin 2020 et à proportion du droit à réparation de Mme [F]';

3. condamné la CRAMA à verser à Mme [F] une provision de 150'000 euros à valoir sur la réparation de ce préjudice';

4. condamné la CRAMA à payer à Mme [F] et Axa la somme de 3'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile';

5. débouté la CRAMA de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile';

6. condamné la CRAMA aux dépens';

7. rejeté toutes les demandes plus amples ou contraires.

3. La déclaration d'appel :

Par déclaration du 7 juin 2021, la CRAMA a formé appel de ce jugement en toutes ses dispositions, dans des conditions de forme et de délai non contestées.

4. Les prétentions et moyens des parties :

4.1. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 3 janvier 2022, la CRAMA, appelante principale, demande à la cour d'infirmer le jugement critiqué en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau au visa de l'article 4 de la loi du 5 juillet 2015, de :

à titre principal,

- juger que Mme [F] a commis des fautes de conduite d'une gravité telle que son droit à indemnisation est exclu en application de l'article 4 de la Loi du 5 juillet 1985';

- débouter Mme [F] de toutes ses demandes';

- débouter de la même manière et pour les mêmes causes Axa de ses demandes au titre du recours sur les indemnités contractuelles qu'elle a versées à son assurée';

à titre subsidiaire,

- juger que Mme [F] a commis des fautes de conduite d'une gravité telle que son droit à indemnisation doit être limité dans des proportions bien plus importantes que celles de 30% retenues par le tribunal';

- fixer sa part de responsabilité à 80%';

- juger que la très éventuelle part d'indemnisation qui serait retenue au profit de Mme [F] limiterait, au prorata de son pourcentage, le bien-fondé du recours d'Axa et ce, après désintéressement des organismes sociaux';

- débouter Mme [F] de toutes prétentions plus amples ou contraires et en particulier, de sa demande tendant à l'indemnisation intégrale de son préjudice';

- limiter en tout état de cause la demande d'indemnité provisionnelle de Mme [F] au regard de l'indemnité contractuelle de 450'000 euros déjà perçue';

en tout état de cause,

- dire le jugement à intervenir commun à la CPAM de l'Artois';

- condamner in solidum Mme [F] et Axa à lui payer une indemnité de 3'500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

- condamner in solidum Mme [F] et Axa en tous les frais et dépens, et en particulier aux frais d'expertise de M.'[O].

A l'appui de ses prétentions, la CRAMA fait valoir que :

- en sa qualité de conductrice, Mme [F] est susceptible de se voir opposer une faute de nature à exclure ou limiter son indemnisation, en l'espèce sa vitesse excessive et son défaut de maîtrise, lesquels sont établis par les constatations des gendarmes qui révèlent la longueur des traces de freinage sur 36 mètres et la violence de l'impact ayant provoqué un recul de plusieurs mètres de l'engin agricole ; - la faute de la victime ayant concouru à la réalisation de son dommage s'apprécie au sens de l'article 4 de la loi du 5 juillet 1985 sans aucune référence au comportement du véhicule adverse ;

- Mme [F] circulait certes entre 79 et 87 km/h selon l'expert, mais sur une chaussée étroite, dans une courbe qui lui masquait la visibilité, et à l'abord d'une agglomération ; elle a omis d'adapter sa vitesse aux circonstances de circulation ;

- sa fille passagère a déclaré qu'elles circulaient vite, car elles étaient en retard ;

- le véhicule était dépourvu d'assistance à la conduite, au dérapage, et au freinage ;

- selon l'expert judiciaire, le blocage des roues avant a été favorisé par la vitesse à laquelle circulait la conductrice au moment du puissant freinage ; si elle n'avait pas bloqué ses roues, l'accident ne serait pas survenu ;

- le premier juge a minimisé les fautes de conduite commises par Mme [F], en tenant compte du comportement de l'ensileuse qui dépassait de sa voie de circulation, ce qui est juridiquement erroné ;

- en application de l'article R. 412-6 du code de la route, tout conducteur a un devoir général de vigilance, est tenu d'adopter un comportement prudent et respectueux envers les autres usagers des voies ouvertes à la circulation, et de se tenir constamment en état et en position d'exécuter commodément et sans délai toutes les man'uvres qui lui incombent ;

- la circulation sur la partie gauche de la chaussée est totalement fautive, fût-elle provoquée par la puissance du freinage, et constitue une faute de nature à exclure le droit à indemnisation de la victime ;

- la présence d'un engin agricole sur la chaussée en zone rurale ne constitue pas un obstacle imprévisible et irrésistible pour le conducteur circulant en sens inverse, et ne justifie pas un réflexe de freinage d'urgence mal maîtrisé ;

- la place sur la chaussée était suffisante pour croiser l'engin agricole ;

- la gravité de la faute de la victime exclut son droit à indemnisation, et doit s'apprécier indépendamment du comportement de l'autre conducteur.

4.2. Aux termes de ses conclusions notifiées le 5 octobre 2021, Mme [F] et Axa, intimées et appelantes incidentes, demandent à la cour, au visa des dispositions de la loi du 5 juillet 1985, de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la CRAMA à verser à Mme [F] une provision de 150'000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice ;

- le réformer pour le surplus et, statuant à nouveau :

- condamner la CRAMA à la réparation intégrale du préjudice corporel subi par Mme [F] ensuite de l'accident du 30 septembre 2017 ;

- condamner en conséquence la CRAMA à verser à Axa, subrogée dans les droits de Mme [F], la somme de 450'000 euros en remboursement des provisions versées ;

- condamner la CRAMA à la somme de 10'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, de même qu'aux entiers frais et dépens de l'instance.

A l'appui de leurs prétentions, Mme [F] et Axa font valoir que :

- Mme [F], qui était une excellente conductrice depuis plus de 14 ans, a circulé au volant d'un véhicule, certes ancien, mais parfaitement entretenu, et respectait la limitation de vitesse à 90 km/h, mais a été surprise dans une courbe à droite par la présence d'un engin agricole arrivant en sens inverse, qui empiétait largement sur sa propre voie de circulation';

- elle a freiné brusquement pour tenter d'immobiliser son véhicule à distance de ce danger immédiat, mais ses roues se sont bloquées, et sa voiture s'est dirigée en ligne droite en direction de l'engin qu'elle cherchait à éviter';

- M. [W] a cherché à minimiser sa responsabilité en prétendant avoir serré au maximum à droite, et en affirmant que la conductrice roulait trop vite et avait perdu le contrôle de sa voiture en arrivant face à lui';

- l'expert [O] n'a relevé aucune faute de conduite imputable à Mme [F] qui aurait participé à la survenue d l'accident';

- au moment de l'impact, la victime portait sa ceinture de sécurité, n'avait consommé ni alcool ni stupéfiants, et circulait à 28 km/h en agglomération';

- aucune vitesse excessive n'est susceptible d'être reprochée à cette dernière';

- la cause de sa trajectoire rectiligne par suite de son puissant freinage n'est pas à rechercher dans un défaut de maîtrise de sa part, mais dans l'absence d'équipement ABS de son véhicule, mis en circulation en 1996';

- elle a tenté par réflexe un freinage d'urgence plutôt que d'essayer de glisser son véhicule de 187 centimètres de large dans l'espace de 220 centimètres, dont elle disposait à une distance de seulement 30 mètres';

- Mme [F] a droit à l'indemnisation intégrale de son préjudice ;

- M. [W] est seul à l'origine de la gravité des conséquences de l'accident, dès lors qu'il a laissé l'outil frontal de l'ensileuse à 130 centimètres du sol au lieu des 40 préconisés par le constructeur, qu'il n'a pas installé sur son engin les bâches latérales munies de bandes réfléchissantes, ni le listeau de protection avant, qu'il ne serrait pas suffisamment la droite de la chaussée, et enfin qu'il n'a pas arrêté son engin pour faciliter le passage du véhicule qui arrivait en face de lui ;

- c'est par suite d'une lecture erronée du procès-verbal du 6 octobre 2020 que le premier juge a cru que les indemnités provisionnelles versées à Mme [F] se limitaient à 170'000 euros, alors qu'elle s'élèvent d'ores et déjà à un total de 450'000 euros, atteignant ainsi le plafond de la garantie conducteur souscrite auprès d'Axa ; - le préjudice subi par Mme [F] dépasse largement ce plafond de garantie ;

- suivant rapport d'expertise médicale amiable du 30 juin 2020, les docteurs [D] et [K], mandatés respectivement par Axa et la CRAMA, ont fixé son déficit fonctionnel permanent à 70% et retenu un besoin viager en aide humaine à raison de 24 heures sur 24.

4.3. La CPAM de l'Artois, régulièrement intimée en appel, n'a pas constitué avocat devant la cour.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'instruction du dossier a été clôturée par ordonnance du 25 avril 2022.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, en application de l'article 954 du code de procédure civile, la cour rappelle qu'elle n'est pas tenue de statuer sur les «'dire et juger'» et les «'constater'» qui ne sont pas des prétentions en ce qu'ils ne confèrent pas de droit à la partie qui les requiert dès lors qu'ils s'analysent en réalité comme le rappel des moyens invoqués, ou en ce qu'ils formulent exclusivement des réserves alors que la partie qui les exprime n'est pas privée de la possibilité d'exercer ultérieurement les droits en faisant l'objet.

Sur l'étendue du droit à indemnisation de la conductrice victime

Le premier juge a considéré que Mme [F] avait commis une faute de nature à réduire de 30% l'indemnisation des dommages qu'elle avait subis suite à l'accident de la circulation survenu le 30 septembre 2017, impliquant le véhicule terrestre à moteur et l'ensileuse automotrice conduite par M.'[W].

La CRAMA, assureur de l'engin agricole, demande à la cour d'exclure le droit à indemnisation de Mme [F], ou à titre subsidiaire de le réduire de 80%, faisant valoir que la faute de celle-ci en relation avec son dommage devait s'apprécier en faisant abstraction du comportement de l'autre conducteur impliqué. Elle expose que Mme [F] circulait à vitesse excessive à l'abord d'une agglomération, qu'à la vue de l'engin agricole, elle a effectué un brusque freinage qui a provoqué le blocage de ses roues, qu'elle a alors perdu le contrôle de son véhicule qui, se déportant sur la voie de gauche, est venu percuter de face l'ensileuse arrivant en sens inverse.

Mme [F] et son assureur Axa sollicitent la reconnaissance d'un droit à indemnisation intégral, considérant que celle-ci n'avait commis aucune faute de conduite, dès lors qu'elle circulait sous la vitesse maximale autorisée, et avait perdu le contrôle de son véhicule par suite d'un freinage d'urgence.

Sur ce, l'article 2 de la loi du 5 juillet 1985 dispose que les victimes, y compris les conducteurs, ne peuvent se voir opposer la force majeure ou le fait d'un tiers par le conducteur ou le gardien d'un véhicule. La seule cause d'exonération admise est donc la faute de la victime.

L'article 4 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 dispose ainsi que lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l'indemnisation des dommages qu'il a subis, sauf s'il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice.

Toute faute quelconque d'une victime elle-même conductrice ayant eu un rôle causal dans la survenance du dommage peut lui être opposée non seulement pour réduire son droit à indemnisation, mais également, selon l'appréciation de la force causale de sa faute, pour la priver totalement de ce droit, quand bien même sa faute ne revêtirait pas les caractères de la force majeure.

L'absence de rôle causal de la faute ne peut être déduite de la gravité de la faute du conducteur responsable ; l'intensité de la transgression par ce dernier aux règles de conduite, impropre à l'établir, n'est donc pas significative. Le rôle causal de la faute de la victime conductrice doit être apprécié indépendamment du comportement de tout autre conducteur impliqué dans l'accident.

Des procès-verbaux d'enquête de gendarmerie, il apparaît que le 30 septembre 2017 vers 18'heures'15 à [Localité 10] (62) est survenu un accident corporel de la circulation routière entre l'automobile Peugeot 406 conduite par Mme [F] qui, circulant à vive allure, surprise à l'entrée de l'agglomération par la présence d'un engin agricole arrivant en sens inverse, a freiné brusquement, perdu le contrôle de son véhicule, et est venue percuter de face l'ensileuse conduite par M.'[W]. Les enquêteurs ont précisé que Mme [F] avait freiné sur une distance de 36 mètres, et s'était déportée totalement sur la voie de gauche en direction de l'ensileuse.

Entendu, M. [W] a expliqué qu'il serrait au maximum l'accotement herbeux sur sa droite pour ne pas dépasser l'axe central de la route, qu'il avait vu un véhicule arriver trop vite en sens inverse, que le conducteur avait «'pilé'», qu'il avait même vu de la fumée s'échapper des pneumatiques avant, puis que le conducteur, perdant le contrôle, était «'arrivé droit devant lui'».

La fille de la victime, passagère avant de la Peugeot 406, a indiqué qu'en entrant dans [Localité 10], après un virage sur la droite, sa mère avait été surprise de voir arriver en face d'elle un «'gros'» et «'large'» engin agricole, que celle-ci avait freiné brusquement et que la voiture s'était déportée à gauche vers l'avant de l'engin agricole.

Dans son rapport d'expertise en accidentologie du 8 avril 2020, l'expert [O] a conclu que :

- avant l'accident, Mme [F] circulait au volant du véhicule Peugeot 406 sur la route départementale 94, dans le sens [Localité 11] vers [Localité 10], à une vitesse comprise entre 79 et 87 km/h, tandis qu'au même instant, M.'[W] circulait en sens opposé au volant de l'ensileuse équipée d'un outil frontal à une vitesse proche de 20 km/h ;

- alors qu'elle se trouvait à trente mètres de l'entrée de l'agglomération, Mme [F] a aperçu l'imposante ensileuse, et amorcé alors un puissant freinage non maitrisé, ce qui a provoqué le blocage des roues avant de son véhicule dépourvu de dispositif de freinage ABS ; elle a alors perdu aussitôt la maîtrise de sa trajectoire ;

- le blocage des roues s'est produit huit mètres après le panneau d'entrée de l'agglomération de [Localité 10], alors que la vitesse de la Peugeot 406 était encore proche de 80 km/h ;

- au moment de la collision, la vitesse du véhicule Peugeot avoisinait les 28 km/h, tandis que celle de l'ensemble agricole était toujours de l'ordre de 20 km/h ;

- au jour et à l'heure de l'accident, si les conditions de circulation et de visibilité étaient bonnes, la conductrice n'avait pas de visibilité au delà du virage situé à l'entrée de l'agglomération ;

- la collision s'était produite entièrement dans la voie de circulation de l'ensileuse vers laquelle s'était déporté le véhicule Peugeot ;

- au moment de l'impact, l'engin agricole dépassait la largeur de sa voie de circulation d'environ 40 centimètres à gauche, et 30 centimètres à droite.

La cour rappelle que la faute de conduite reprochée à Mme [F] doit s'apprécier indépendamment du comportement du conducteur de l'engin agricole, de sorte que la cour n'a pas à rechercher si l'ensileuse empiétait sur la voie de circulation opposée, ni si son conducteur avait omis de baisser l'outil frontal, d'équiper celui-ci de son listeau de protection avant, ou encore d'installer les bâches latérales munies de bandes réfléchissantes.

De l'ensemble des éléments d'enquête, pièces, et constatations, il ressort à l'évidence que le comportement de Mme [F] a contribué à la réalisation de son propre dommage, dès lors qu'il est établi qu'elle conduisait à la vitesse excessive de 80 km/h à l'entrée de l'agglomération au lieu des 50 km/h autorisés, que surprise par l'arrivée en sens inverse d'un engin agricole, elle a effectué un puissant freinage qu'elle n'a pas su maîtriser, perdant ainsi totalement le contrôle de sa trajectoire et de son véhicule, et qu'elle est venue percuter frontalement l'ensileuse dans la voie de circulation réservée à cette dernière.

Mme [F] a ainsi commis une faute d'imprudence et d'inadaptation de sa vitesse aux conditions de visibilité et de circulation en zone rurale, puis un défaut de maîtrise, lesquels sont en relation de causalité directe et certaine avec son préjudice, et ont pour effet d'en limiter l'indemnisation.

La cour juge qu'il y a lieu de retenir la commission par la victime d'une faute ayant contribué à la réalisation de son propre préjudice dans une proportion qu'elle fixe à 65%.

Le droit à indemnisation de Mme [F] sera par conséquent limité à 35%.

La cour condamnera la CRAMA à réparer les préjudices subis par Mme [F] à la suite de l'accident survenu le 30 septembre 2017 à hauteur de 35%.

Le jugement dont appel sera infirmé sur ce point.

Sur le recours subrogatoire de l'assureur de la victime

Aux termes de l'article L.'211-25 du code des assurances, les deux premiers alinéas de l'article 33 de la loi n°85-677 du 5 juillet 1985 sont applicables aux assureurs.

Lorsqu'il est prévu par le contrat, le recours subrogatoire de l'assureur qui a versé à la victime une avance sur indemnité du fait de l'accident peut être exercé contre l'assureur de la personne tenue à réparation dans la limite du solde subsistant après paiement aux tiers visés à l'article 29 de la même loi du 5 juillet 1985. Il doit être exercé, s'il y a lieu, dans les délais impartis par la loi aux tiers payeurs pour produire leurs créances.

Aux termes de l'article 33 de la loi du 5 juillet 1985, hormis les prestations mentionnées aux articles 29 et 32, aucun versement effectué au profit d'une victime en vertu d'une obligation légale, conventionnelle ou statutaire n'ouvre droit à une action contre la personne tenue à réparation du dommage ou son assureur.

Tous disposition contraire aux prescriptions des articles 29 et 32 et du présent article est réputée non écrite à moins qu'elle ne soit plus favorable à la victime. [...]

Cette action n'est ainsi possible qu'à l'encontre de l'assureur de la personne tenue à réparation, en exécution d'une clause contractuelle d'avance sur indemnité et ne peut s'exercer que dans la limite du solde subsistant après paiement aux tiers-payeurs visés à l'article'29 de la loi de 1985 précitée.

En l'espèce, Axa ne verse pas au débat les conditions générales et particulières du contrat d'assurance du véhicule impliqué dans l'accident, de sorte qu'elle échoue à rapporter la preuve que le recours subrogatoire est bien prévu au contrat.

En outre, Axa ne rapporte pas davantage la preuve du paiement effectif à son assurée des provisions acceptées par celle-ci suivant six procès-verbaux de «'transaction provisionnelle'» pour des montants de 50'000 euros le 23 juin 2018, 10'000 euros le 27 octobre 2018, 35'000 euros le 14 janvier 2019, 35'000 euros le 17 juin 2019, 40'000 euros le 5 juin 2020, et 280'000 euros le 6 octobre 2020, soit une provision globale de 450'000 euros d'un montant égal au plafond de la garantie conducteur souscrite par Mme [F] auprès d'Axa.

A ce stade, eu égard au recours subrogatoire des tiers payeurs, à la limitation du droit à indemnisation de la victime, et à l'exercice du droit de préférence de celle-ci, il n'y a pas lieu de faire droit, avant le désintéressement de la victime et des tiers payeurs, au recours subrogatoire d'Axa dirigé contre la CRAMA.

Le jugement dont appel sera infirmé de ce chef.

Sur la demande de provision complémentaire

Mme [F] et Axa sollicitent la confirmation du jugement dont appel en ce qu'il a condamné la CRAMA à verser à la victime une provision de 150'000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice.

La CRAMA demande à la cour de limiter le demande d'indemnité provisionnelle de Mme [F] au regard de l'indemnité contractuelle de 450'000 euros déjà perçue.

Au soutien de sa demande, Mme [F] produit une note complémentaire du 30 juin 2020 des docteurs [M] et [U], mandatés respectivement par Axa et la CRAMA, lesquels fixent sa date de consolidation au 19 juillet 2019 et son déficit fonctionnel permanent à 70%, prévoient un besoin viager en aide humaine de 8 heures par jour pour l'aide active et la stimulation, outre 16 heures par jour de présence responsable, ainsi que des frais de logement adapté et de véhicule adapté, et des aides techniques avec fauteuil roulant électrique et manuel, et lit médicalisé.

Compte-tenu de l'importance du préjudice viager subi par Mme [F], le jugement dont appel sera confirmé, nonobstant la réduction du droit à indemnisation, en ce qu'il a condamné la CRAMA à lui verser une provision complémentaire de 150'000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice.

Sur les autres demandes

La CPAM de l'Artois étant partie intimée à l'instance d'appel, il n'y a pas lieu de lui déclarer commun l'arrêt à intervenir.

Le sens de l'arrêt conduit à confirmer le jugement critiqué sur les dépens et l'indemnité de procédure en application de l'article 700 du code de procédure civile, sauf à préciser que les dépens de première instance comprennent le coût de l'expertise judiciaire en accidentologie confiée à M.'[O].

Mme [F] et Axa qui succombent en appel seront condamnées in solidum aux entiers dépens d'appel.

L'équité conduit à débouter en cause d'appel la CRAMA, d'une part, et Mme [F] et Axa, d'autre part, de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant par mise à disposition au greffe,

Confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 22 avril 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras, sauf en ce qu'il a :

- condamné la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles du nord-est (CRAMA) exerçant sous l'enseigne Groupama nord-est à la réparation du préjudice corporel subi par Mme [B] [F] par suite de l'accident du 30 septembre 2017 à hauteur de 70%';

- condamné la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles du nord-est (CRAMA) exerçant sous l'enseigne Groupama nord-est à verser à la société Axa France iard, subrogée dans les droits de Mme [B] [F], la somme de 119'000 euros en remboursement des provisions versées au 5 juin 2020 et à proportion du droit à réparation de Mme [B] [F]';

L'infirme de ces chefs ;

Prononçant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Dit que Mme [F] a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son propre préjudice laquelle limite son droit à indemnisation à 35% ;

Condamne la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles du nord-est (CRAMA) exerçant sous l'enseigne Groupama nord-est à la réparation du préjudice subi par Mme [B] [F] par suite de l'accident du 30 septembre 2017 à hauteur de 35%';

Déboute la société Axa France iard de sa demande de condamnation de la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles du nord-est (CRAMA) exerçant sous l'enseigne Groupama nord-est à lui payer la somme de 450'000 euros en remboursement des provisions versées ;

Dit que les dépens de première instance comprennent le coût de l'expertise en accidentologie confiée à l'expert, M.'Philippe [O] ;

Rejette les plus amples prétentions des parties ;

Condamne in solidum Mme [B] [F] et la société Axa France iard aux dépens d'appel ;

Déboute en cause d'appel les parties de leur demande d'indemnité de procédure sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le GreffierLe Président

F. DufosséG. Salomon


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Douai
Formation : Troisieme chambre
Numéro d'arrêt : 21/03127
Date de la décision : 08/09/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-09-08;21.03127 ?
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