La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/06/2022 | FRANCE | N°21/02944

France | France, Cour d'appel de Douai, Troisieme chambre, 30 juin 2022, 21/02944


République Française

Au nom du Peuple Français



COUR D'APPEL DE DOUAI

TROISIÈME CHAMBRE

ARRÊT DU 30/06/2022





N° de MINUTE : 22/253

N° RG 21/02944 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TUV3



Jugement (N° 19/01867) rendu le 25 mars 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras





APPELANTS



Madame [H] [D]

née le [Date naissance 4] 1976 à [Localité 7] - de nationalité française

[Adresse 3]

[Localité 6]



Monsieur [L] [S]

né le [Date naissance 1] 1

978 à [Localité 7] - de nationalité française

[Adresse 3]

[Localité 6]



Représentés par Me Catherine Camus-Demailly, avocat au barreau de Douai constituée aux lieu et place de Me Bernard Fran...

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

TROISIÈME CHAMBRE

ARRÊT DU 30/06/2022

N° de MINUTE : 22/253

N° RG 21/02944 - N° Portalis DBVT-V-B7F-TUV3

Jugement (N° 19/01867) rendu le 25 mars 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras

APPELANTS

Madame [H] [D]

née le [Date naissance 4] 1976 à [Localité 7] - de nationalité française

[Adresse 3]

[Localité 6]

Monsieur [L] [S]

né le [Date naissance 1] 1978 à [Localité 7] - de nationalité française

[Adresse 3]

[Localité 6]

Représentés par Me Catherine Camus-Demailly, avocat au barreau de Douai constituée aux lieu et place de Me Bernard Franchi, avocat au barreau de Douai et Me Anne-Sophie Gabriel, avocat au barreau d'Arras

INTIMÉE

Société Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel Nord de France société coopérative à capital variable, agréée en tant qu'établissement de crédit, 440 676 559 rcs Lille métropole. société de courtage d'assurance immatriculée au registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance (orias) sous le n° 07 019 406

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me François-Xavier Wibault, avocat au barreau d'Arras substitué par Me Cadouel, avocat au barreau de Lille

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ

Guillaume Salomon, président de chambre

Claire Bertin, conseiller

Danielle Thébaud, conseiller

---------------------

GREFFIER LORS DES DÉBATS : Fabienne Dufossé

DÉBATS à l'audience publique du 07 avril 2022 après rapport oral de l'affaire par Claire Bertin

Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 30 juin 2022 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Guillaume Salomon, président, et Fabienne Dufossé, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 21 mars 2022

EXPOSE DU LITIGE

1. Les faits et la procédure antérieure :

Afin de procéder à la construction d'un immeuble à usage d'habitation, M. [L] [S] et Mme [H] [D] ont conclu le 13 mai 2016 avec la société les Demeures de France un contrat de construction de maison individuelle (CCMI) avec fourniture de plans.

Le contrat prévoyait un coût du bâtiment à construire de 163 867,69 euros se décomposant de la façon suivante :

. 158 602,49 euros correspondant à la rémunération de tout ce qui était à la charge du constructeur, en ce compris le coût de la garantie de livraison,

. 5 265,20 euros à la charge des maîtres de l'ouvrage.

Il stipulait une possible révision du prix selon des modalités définies à l'article 3.2 des conditions générales du contrat de construction. Il mentionnait la compagnie Axa comme assureur responsabilité civile professionnelle et décennale, et assureur garantie de livraison au sens de l'article L. 231-6 du code de la construction et de l'habitation.

Cette construction a été financée au moyen de prêts consentis le 20 octobre 2016 par la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France (le Crédit agricole).

Le chantier a débuté le 29 décembre 2016. Plusieurs avenants ont été établis entre les acquéreurs et la société les Demeures de France.

Le 17 janvier 2017, le Crédit agricole a sollicité auprès des acquéreurs la communication de l'attestation de garantie de livraison en original avant de pouvoir débloquer les fonds.

Le 14 février 2017, Mme [D] a indiqué au Crédit agricole qu'elle lui avait déposé ladite attestation le 11 février 2017.

Le 28 février 2017, le Crédit agricole a informé les acquéreurs de l'impossibilité de procéder au déblocage, l'attestation produite étant une copie. Il a réclamé la communication de l'original, celui-ci ayant été déposé par le constructeur le 1er mars 2017.

Le déblocage progressif des fonds a été réalisé jusqu'au 28 mai 2018, date à laquelle le Crédit agricole a notifié aux acquéreurs l'arrêt des versements du fait de la non-conformité de la garantie de livraison.

La réception de l'immeuble avec réserves est intervenue le 16 juillet 2018 en présence d'un huissier de justice.

Bien que s'étant engagée à lever ces réserves au plus tard pour le 31 juillet 2018, la société les Demeures de France n'y a pas procédé. Elle a été placée en liquidation judiciaire sans poursuite d'activité par jugement du tribunal de commerce d'Arras du 12 septembre 2018 avec fixation de la date de cessation des paiements au 1er juillet 2018, la SELARL Depreux et associés ayant été désignée comme liquidateur.

Le 9 novembre 2018, les acquéreurs ont allégué avoir déclaré une créance de 52 941,70 euros dans le cadre de la liquidation judiciaire de leur constructeur.

Le 17 décembre 2018, la société Axa a informé M. [S] et Mme [D] de son refus de garantir le sinistre du fait de la résiliation depuis le 1er janvier 2016 du contrat d'assurance mentionné par le constructeur, celui-ci ne comprenant par ailleurs aucune garantie de livraison.

Par courrier du 22 mars 2019, le Crédit agricole a refusé de prendre en charge les désordres subis par les acquéreurs suite à la mise en liquidation judiciaire de leur constructeur.

Par acte du 24 octobre 2019, M. [S] et Mme [D] ont fait assigner le Crédit agricole devant le tribunal judiciaire d'Arras afin d'obtenir l'engagement de sa responsabilité pour faute suite à l'acceptation de l'attestation de garantie de livraison et au déblocage des fonds.

2. Le jugement dont appel :

Par jugement rendu le 25 mars 2021, le tribunal judiciaire d'Arras a :

. débouté M. [S] et Mme [D] de l'ensemble de leurs demandes ;

. débouté le Crédit agricole de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

. condamné M. [S] et Mme [D] aux dépens de l'instance.

3. La déclaration d'appel :

Par déclaration du 28 mai 2021, M. [S] et Mme [D] ont formé appel, dans des conditions de forme et de délai non contestées, de l'intégralité du dispositif de ce jugement.

4. Les prétentions et moyens des parties :

. Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées le 3 décembre 2021, M. [S] et Mme [D], appelants principaux, demandent à la cour d'infirmer le jugement dont appel en ce qu'il les a déboutés de l'ensemble de leurs demandes et condamnés aux dépens de l'instance et, statuant à nouveau, de :

- juger que le Crédit agricole a commis une faute engageant sa responsabilité à leur égard ;

- condamner le Crédit agricole à réparer les conséquences de cette faute et du préjudice subi s'établissant comme suit :

8 840 euros au titre des pénalités de retard ;

5 363 euros au titre des suppléments de prix illégaux ;

11 584,52 euros au titre des travaux non chiffrés ;

13 284,05 euros au titre des réserves levées ;

11 014,14 euros au titre des réserves non levées ;

8 000 euros au titre de leur préjudice moral ;

18,35 euros au titre du remplacement du conduit souple de la VMC ;

276 euros au titre de l'étude thermique de fin de travaux ;

55,05 euros au titre de la défaillance des autres conduits souples de la VMC ;

6 737,03 euros au titre des intérêts intercalaires ;

9 338,65 euros au titre du solde du prêt non débloqué ;

5 076,26 euros au titre de l'assurance du prêt ;

- condamner le Crédit agricole à leur payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- le condamner aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, dont distraction au bénéfice de la SCP Processuel en application de l'article 699 du code de procédure civile.

A l'appui de leurs prétentions, M. [S] et Mme [D]  font valoir que :

- le constructeur a remis en mains propres à la banque l'original de l'attestation de garantie de livraison, de sorte qu'ils n'ont pas été en mesure d'en prendre connaissance avant le déblocage des fonds, et n'ont pu en vérifier l'authenticité ;

- le Crédit agricole a débloqué au total 90% des fonds au profit du constructeur et des artisans mandatés par ce dernier, alors que l'attestation de garantie de livraison, rédigée par le constructeur lui-même, ne mentionnait pas l'assureur Axa comme garant, et était non conforme ;

- les insuffisances du document intitulé « attestation nominative de garantie de livraison à prix et délai convenus » devaient nécessairement attirer l'attention du Crédit

agricole ;

- le Crédit agricole a exigé que l'attestation de garantie lui soit fournie en original et non en copie, mais celle-ci ne comporte ni en-tête, ni identité du signataire, ni cachet de l'assureur ni numéro de contrat ou de police ;

- si la banque n'a pas d'obligation excédant le contrôle formel de l'existence de l'attestation de garantie, il reste que le document remis présente des anomalies flagrantes, n'a aucune validité, et s'avère donc inexistant ;

- le prêteur n'a pas respecté son obligation de conseil et de mise en garde envers ses cocontractants ;

- la banque a failli à son obligation de vérification de l'existence de la garantie de livraison et à son devoir d'information et de conseil en acceptant d'octroyer un prêt et en débloquant des fonds sur la base d'un document ne pouvant s'analyser en une garantie de livraison, les privant ainsi d'une chance de se retirer de la relation contractuelle avec un constructeur ne respectant pas les dispositions légales d'ordre public ;

- si le Crédit agricole n'avait pas débloqué les fonds sur la base de l'attestation litigieuse remise, ils auraient pu solliciter la résolution du contrat de construction et n'auraient pas subi les conséquences de la liquidation judiciaire du constructeur.

. Aux termes de conclusions notifiées le 5 janvier 2022, le Crédit agricole, demande , à la cour, au visa des articles 1103 et 1104 et suivants du code civil, L. 231-2, L. 231-6, L. 231-7, L. 231-10 et suivants du code de la construction et de l'habitation, de confirmer en toutes ses dispositions le jugement querellé, et de :

- déclarer mal fondé l'appel interjeté par M. [S] et Mme [D] ;

- les débouter de l'ensemble de leurs demandes ;

- les condamner solidairement à lui payer la somme de 3 500 euros au titre des frais irrépétibles d'appel sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- les condamner solidairement aux entiers frais et dépens de l'instance.

A l'appui de ses prétentions, le Crédit agricole font valoir que :

- les obligations du banquier prévues à l'article L. 231-10 du code de la construction et de l'habitation se limitent à un seul contrôle formel de l'existence de l'attestation de garantie de livraison, et non à un contrôle de sa régularité, de sa véracité ou de son efficacité ;

- la circonstance que l'attestation a été falsifiée n'est pas imputable à l'établissement prêteur, dès lors qu'il n'en est pas lui-même l'auteur ;

- le contrat de construction prévoyait expressément comme condition suspensive l'obtention d'une attestation nominative de garantie de livraison au nom des maîtres de l'ouvrage ;

- la seule obligation qui pesait sur lui, outre le contrôle formel des mentions prévues par l'article L. 231-2 du code précité, était de s'assurer qu'au jour du déblocage des fonds, les maîtres de l'ouvrage étaient effectivement en possession de l'attestation de garantie de livraison ;

- il a bien sollicité auprès de Mme [D], avant de débloquer les fonds, la communication de ladite attestation en original, ce qui démontre sa particulière

diligence ;

- les emprunteurs ont bien été en possession de l'attestation litigieuse puisqu'ils la lui ont remise en copie ;

- l'attestation litigieuse présentait une apparence de régularité dès lors qu'elle était accompagnée de conditions générales, et portait la signature d'un garant différente de celle du représentant du constructeur ;

- découvrant a-posteriori en cours d'exécution du contrat de prêt la possible anomalie de l'attestation, il a refusé de procéder à un nouveau déblocage de fonds ;

- pour établir l'éventuel préjudice de M. [S] et Mme [D], il convient de déterminer les seuls travaux qui auraient pu être pris en charge par l'assureur Axa dans le cadre de sa garantie de livraison, et non le coût des travaux non prévus au contrat ;

- les appelants ne démontrent pas avoir valablement déclaré leur créance au passif de la liquidation judiciaire de la société les Demeures de France dans le délai légal de deux mois à compter de la publication du jugement d'ouverture au BODACC qui leur était imparti ;

- il conteste l'existence de tout lien de causalité entre la prétendue faute commise et le prétendu préjudice des maîtres de l'ouvrage ;

- le fait qu'il n'ait pas détecté immédiatement les anomalies de l'attestation litigieuse ne constitue pas la cause générique, directe et immédiate, du préjudice allégué par les maîtres de l'ouvrage ;

- seul le constructeur, animé d'une volonté de tromper les maîtres de l'ouvrage et le prêteur de deniers, pourrait voir engager tant sa responsabilité civile que pénale.

Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'instruction du dossier a été clôturée par ordonnance du 21 mars 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I - Sur le manquement contractuel du prêteur à son obligation de conseil et de mise en garde

Aux termes des articles 1103 et 1104 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.

Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés, de bonne foi.

Cette disposition est d'ordre public.

Selon l'article L. 231-2 du code de la construction et de l'habitation, le contrat de construction de maison individuelle avec fourniture du plan doit comporter les énonciations suivantes : [...]

k) Les justifications des garanties de remboursement et de livraison apportées par le constructeur, les attestations de ces garanties étant établies par le garant et annexées au contrat. [...]

Selon l'article L. 231-6 I du code précité, la garantie de livraison prévue au k de l'article L. 231-2 couvre le maître de l'ouvrage, à compter de la date d'ouverture du chantier, contre les risques d'inexécution ou de mauvaise exécution des travaux prévus au contrat, à prix et délais convenus.

En cas de défaillance du constructeur, le garant prend à sa charge :

a) Le coût des dépassements du prix convenu dès lors qu'ils sont nécessaires à l'achèvement de la construction, la garantie apportée à ce titre pouvant être assortie d'une franchise n'excédant pas 5 % du prix convenu ;

b) Les conséquences du fait du constructeur ayant abouti à un paiement anticipé ou à un supplément de prix ;

c) Les pénalités forfaitaires prévues au contrat en cas de retard de livraison excédant trente jours, le montant et le seuil minimum de ces pénalités étant fixés par décret.

La garantie est constituée par une caution solidaire donnée par un établissement de crédit, une société de financement ou une entreprise d'assurance agréés à cet effet.

Aux termes de l'article L. 231-10 dudit code, aucun prêteur ne peut émettre une offre de prêt sans avoir vérifié que le contrat comporte celles des énonciations mentionnées à l'article L. 231-2 qui doivent y figurer au moment où l'acte lui est transmis et ne peut débloquer les fonds s'il n'a pas communication de l'attestation de garantie de livraison.

Dans les cas de défaillance du constructeur visés au paragraphe II de l'article L. 231-6 et nonobstant l'accord du maître de l'ouvrage prévu au premier alinéa du paragraphe III de l'article L. 231-7, le prêteur est responsable des conséquences préjudiciables d'un versement excédant le pourcentage maximum du prix total exigible aux différents stades de la construction d'après l'état d'avancement des travaux dès lors que ce versement résulte de l'exécution d'une clause irrégulière du contrat.

Des pièces versées au débat, il apparaît que le 13 mai 2016 à [Localité 8], M. [S] et Mme [D] ont souscrit un contrat de construction d'une maison individuelle avec fourniture du plan auprès de la société les Demeures de France au prix TTC de

163 867,69 euros, lequel prévoyait, en application de l'article L. 231-6 du code précité, qu'une garantie de livraison serait, au nom des maîtres d'ouvrage, demandée au garant, désigné comme étant « la compagnie AXA 599 876 7904 ».

Pour financer cette construction, le prêt immobilier a été consenti par le Crédit agricole le 20 octobre 2016, et les travaux ont débuté le 29 décembre 2016.

Par courriel du 11 janvier 2017, Mme [D] qui venait de recevoir les premiers appels de fonds du constructeur, s'est rapprochée de sa banque pour savoir comment procéder.

Suivant message en réponse du 17 janvier 2017, la conseillère clientèle du Crédit agricole lui a demandé de bien vouloir réclamer en original au constructeur les attestations nominatives de dommages-ouvrage et de garantie de livraison.

Le 14 février 2017, Mme [D] a répondu qu'elle avait déposé le samedi précédent à l'agence bancaire « les pièces originales manquantes du constructeur pour le déblocage des fonds ».

Suivant courriel du 28 février 2017, la conseillère bancaire a informé Mme [D] que l'appel de fonds n'avait toujours pas été traité, car « la garantie de livraison et la dommage ouvrage fournis étaient des copies couleur, et non des originaux », et qu'il fallait donc les réclamer à nouveau.

Le 1er mars 2017, la conseillère bancaire a informé Mme [D] que le constructeur avait bien déposé lui-même les attestations manquantes à l'agence, qu'elle envoyait celles-ci sans attendre au service prêt avec une note pour un « déblocage rapide ».

Il s'est ensuivi un déblocage progressif des fonds par le Crédit agricole du 10 mars 2017 jusqu'au 28 mai 2018, date à laquelle celui-ci a notifié aux acquéreurs l'arrêt des versements du fait de la non-conformité de la garantie de livraison.

Dans des courriels du 28 et 29 mai 2018, le Crédit agricole a informé Mme [D] de la suspension du dernier déblocage de fonds, car il s'était aperçu « que l'attestation nominative de garantie à prix et délai convenu n'était pas conforme : celle-ci doit être délivrée par l'assureur (en l'occurrence ici AXA cf page 4 de votre contrat de construction), or l'attestation que vous nous avez fourni[e] a été rédigée par le constructeur lui-même ».

Par lettre du 17 décembre 2018, l'assureur Axa a informé Mme [D] que la société les Demeures de France avait souscrit auprès de lui deux contrats successifs n°599 876 7904 à effet du 1er octobre 2013 au 1er janvier 2016, puis n°698 008 3404 à effet du 1er janvier 2016 au 1er janvier 2018, lesquels garantissaient sa responsabilité civile exploitation et professionnelle, sa responsabilité décennale, et des garanties complémentaires, mais n'intégraient pas la garantie de livraison.

En l'espèce, l'examen de « l'attestation nominative de garantie de livraison à prix et délai convenu » du 8 février 2017, déposée le 1er mars 2017 à l'agence du Crédit agricole par la société les Demeures de France, montre que :

- ce document est exclusivement régularisé entre les maîtres de l'ouvrage et le constructeur ;

- il ne comporte aucun nom de caution, ni adresse, ni dénomination sociale, ni numéro d'immatriculation ou référence contractuelle, ni cachet commercial permettant d'identifier celle-ci ;

- rien ne permet davantage d'identifier la signature manuscrite apposée sous le terme « la caution ».

Si le Crédit agricole a pris soin de réclamer à deux reprises aux maîtres de l'ouvrage l'original de l'attestation de garantie de livraison avant de procéder au premier déblocage de fonds, il s'est ensuite contenté de recevoir des mains du constructeur un document dépourvu d'entête, de numéro de contrat d'assurance et même de tout élément permettant l'identification du garant.

Les insuffisances criantes de l'attestation litigieuse, laquelle a été vérifiée par le service financement de la banque, apparaissent à sa seule lecture, ce qui aurait dû attirer l'attention du prêteur professionnel, lequel avait l'obligation de procéder à un contrôle purement formel de ce document, et d'alerter ses clients, exerçant ainsi son devoir de conseil et de mise en garde, sur son irrégularité de forme très apparente.

S'il est constant que le prêteur de deniers n'est pas tenu d'une obligation excédant le contrôle purement formel de l'attestation de garantie de livraison avant le déblocage des fonds, il reste que le simple examen visuel du document produit suffit à démontrer l'évidence de son insuffisance, dès lors qu'en dépit de son intitulé « attestation nominative de garantie de livraison à prix et délai convenu », il est exclusivement rédigé entre le maître de l'ouvrage et le constructeur, sans désigner nominativement aucun garant, et que la signature sous le terme « la caution » s'avère impossible à identifier en l'absence de dénomination et de cachet commercial.

Il s'ensuit que la banque a failli à son obligation de vérification formelle de l'existence même de la garantie de livraison et à son devoir d'information et de conseil en acceptant d'octroyer un prêt et de débloquer des fonds sur la base d'un document ne pouvant s'analyser en une garantie accordée en bonne et due forme par un assureur, privant ainsi les maîtres de l'ouvrage d'une chance de se retirer de la relation contractuelle avec un constructeur qui ne respectait pas les dispositions légales d'ordre public prévues à l'article L. 231-10 du code précité.

Si le Crédit agricole n'avait pas débloqué les fonds sur la base de l'attestation litigieuse remise, les maîtres de l'ouvrage, dûment alertés de la difficulté, auraient pu solliciter la résolution du contrat de construction et n'auraient pas subi les conséquences de l'inachèvement de leur habitation par suite de la liquidation judiciaire du constructeur le 12 septembre 2018, dans une proportion que la cour apprécie à hauteur de 80%.

Le jugement dont appel sera infirmé en ce qu'il a écarté la responsabilité civile de la banque pour manquement fautif à son devoir de conseil et de mise en garde envers ses clients profanes, et les a déboutés de l'ensemble de leurs demandes.

II - Sur la réparation du préjudice des maîtres d'ouvrage

Aux termes des articles 1231-1, 1231-2 et 1231-3 du code civil, le débiteur est condamné s'il y a lieu au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par force majeure.

Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après.

Le débiteur n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat, sauf lorsque l'inexécution est due à une faute lourde ou dolosive.

Comme l'expose l'organisme prêteur, il convient pour déterminer le préjudice de M. [S] et Mme [D], de déterminer les seuls travaux entrant dans le champ de la garantie de livraison de l'assureur Axa.

En application de l'article L. 231-6 § I du code de la construction et de l'habitation, la garantie de livraison n'a vocation à couvrir les maîtres de l'ouvrage, à compter de la date d'ouverture du chantier, que contre les risques d'inexécution ou de mauvaise exécution des travaux prévus au contrat, à prix et délais convenus.

En cas de défaillance du constructeur, le garant prend à sa charge :

a) Le coût des dépassements du prix convenu dès lors qu'ils sont nécessaires à l'achèvement de la construction, la garantie apportée à ce titre pouvant être assortie d'une franchise n'excédant pas 5 % du prix convenu ;

b) Les conséquences du fait du constructeur ayant abouti à un paiement anticipé ou à un supplément de prix ;

c) Les pénalités forfaitaires prévues au contrat en cas de retard de livraison excédant trente jours, le montant et le seuil minimum de ces pénalités étant fixés par décret.

Il s'en déduit que la garantie de livraison ne s'applique qu'en cas de supplément au prix convenu rendu nécessaire à l'achèvement des travaux.

M. [S] et Mme [D] versent au débat une copie détaillée de leur déclaration de créance chirographaire au passif de la société les Demeures de France pour un montant de 52 941,70 euros, laquelle est reçue le 9 novembre 2018 par le liquidateur avec la mention « pour valoir accusé de réception sous réserve de vérification et d'admission » ; ils justifient ainsi de l'envoi de leur déclaration de créance au liquidateur dans le délai légal de deux mois à compter de la publication du jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire au BODACC le 27 septembre 2018.

Aucun texte n'exige des maîtres de l'ouvrage qu'ils recherchent préalablement la responsabilité pénale ou civile de leur constructeur du fait de la fausse attestation d'assurance rédigée par celui-ci, avant de pouvoir engager une action contre l'organisme prêteur qui a débloqué les fonds.

Sur les « suppléments de prix illégaux », M. [S] et Mme [D] réclament une somme de 5 363 euros laquelle excède le forfait définitif de leur marché en raison de travaux rendus nécessaires pour adapter leur construction aux prescriptions architecturales stipulées dans le règlement du lotissement.

Sur ce, l'examen des pièces montre que les maîtres de l'ouvrage ont régularisé le 3 octobre 2016 avec leur constructeur un avenant n°4 qui prévoit un remplacement des tuiles et une modification des pentes de toit au prix de 2 363 euros TTC, et le 28 avril 2017 un avenant n°6 qui prévoit le remplacement d'un joint gris par un joint blanc au prix de 3 000 euros TTC.

Ces deux avenants, sur lesquels s'engagent les maîtres de l'ouvrage, font référence à une faculté de révision du prix prévue à l'article 3.2 des conditions générales du contrat de construction, et modifient les prévisions et stipulations initiales convenues entre les parties.

Il s'ensuit que M. [S] et Mme [D] échouent à démontrer que ces frais supplémentaires qu'ils ont accepté de supporter avant même ou concomitamment au début du chantier, constituent un supplément au prix convenu dans le marché rendu nécessaire pour l'achèvement des travaux.

Il convient de rejeter leur demande au titre des suppléments de prix illégaux.

Sur les travaux non chiffrés, les appelants prétendent que certains travaux non chiffrés et non décrits incombent au constructeur dès lors que le contrat ne mentionne pas qu'ils en aient expressément accepté la charge.

Sur ce, contrairement aux allégations des appelants, la notice descriptive du contrat de construction liste les « ouvrages et fournitures non compris dans le prix convenu », au rang desquels figurent le cheminement extérieur et l'espace de stationnement en page 21, les peintures extérieures et intérieures en page 18.

L'avenant n°5 du 29 novembre 2016 prévoit la suppression des appareils sanitaires (fourniture et pose) moyennant une moins-value de 2 888 euros, et la suppression du carrelage (fourniture et pose) comprenant la chape pour une moins-value de 5 230 euros.

Enfin, les annotations manuscrites « à charge client » portées sur le permis de construire, signées de la main des maîtres de l'ouvrage le 29 novembre 2016, indiquent expressément que les installations suivantes resteront à la charge de ceux-ci :

- WC et lave-mains donnant dans le hall ;

- WC, baignoire, vasque et douche dans la salle de bains ;

- futur adoucisseur d'eau ;

- futur lavabo dans le cellier.

De l'ensemble de ces constatations et pièces, il ressort que les travaux prétendument non chiffrés, dont M. [S] et Mme [D] réclament le paiement à hauteur de 11 584,52 euros, sont en réalité des travaux exclus du marché, dont la charge leur incombait.

Il seront déboutés de leur demande au titre des travaux non chiffrés.

Sur le coût des réserves, les appelants réclament le paiement d'une somme de 13 284,05 euros pour les réserves qu'ils ont été contraints de lever, et une somme de 11 014,14 euros pour les réserves non levées.

Sur ce, ils produisent le procès-verbal de réception avec réserves régularisé le 16 juillet 2018, la copie de la lettre de mise en demeure de levée des réserves dans le délai de quinze jours adressée le 14 septembre 2018 à la société les Demeures de France, une liste récapitulant au 9 septembre 2019 les réserves levées et non levées, et les factures y afférentes.

La cour rappelle qu'en cas de défaillance du constructeur, le garant doit prendre à sa charge le coût des travaux nécessaires non seulement à la réparation des malfaçons mais également, s'il y a lieu, de ceux nécessaires à la mise en conformité avec les prévisions du contrat, cette garantie de livraison ne portant que sur les travaux compris dans le prix convenu.

De l'ensemble des pièces produites, il ressort que l'assiette du préjudice des maîtres de l'ouvrage au titre des réserves peut être fixée à la somme de 24 298,19 euros, soit 13 284,05 euros pour les réserves levées et 11 014,14 euros pour les réserves non levées.

Sur l'étude thermique et le remplacement des conduits souples de VMC, les appelants ne démontrent pas que ces reprises aient fait l'objet de réserves, ni d'une notification de ces prétendus désordres au constructeur.

Leur demande à ce titre sera rejetée.

Sur les pénalités de retard, M. [S] et Mme [D] font valoir que :

- le contrat de construction signé le 13 mai 2016 prévoyait une durée d'exécution des travaux de quinze mois ;

- le chantier, qui avait débuté le 29 décembre 2016, devait s'achever au plus tard le 29 mars 2018 ;

- le délai convenu a été dépassé de 162 jours, dès lors que l'immeuble n'est devenu habitable que le 7 septembre 2018 à la date de son raccordement final au gaz.

Sur ce, la cour rappelle que la garantie de livraison couvre le paiement des pénalités de retard si le délai de livraison excède trente jours par rapport au délai contractuellement prévu et, bien qu'il ne doive pas de pénalités de retard en cas de retard inférieur à 30 jours, le garant de livraison reste néanmoins tenu au paiement des pénalités dès le premier jour en cas de retard supérieur à 30 jours. Enfin, les pénalités de retard ont pour terme la livraison effective de l'immeuble, et non sa réception avec ou sans réserves.

En l'espèce, l'immeuble a été livré le 7 septembre 2018, date de son raccordement par GRDF au réseau de distribution de gaz.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, les appelants sont bien fondés à obtenir, par jour de retard, une indemnité égale à 1/3000ème du prix convenu, ajusté selon le dernier avenant n°7 régularisé le 29 mai 2018 au prix TTC de 163 704,49 euros, soit une somme de 8 840 euros (163 704,49 / 3 000 x 162 jours).

Sur les sommes sollicitées au titre du contrat de prêt immobilier, M. [S] et Mme [D] réclament un préjudice de 5 076,26 euros pour les intérêts intercalaires du prêt immobilier, de 5 076,26 euros pour l'assurance dudit prêt, et de 9 338,65 euros pour le reliquat non débloqué du solde du prêt.

Sur ce, le prêt immobilier consenti par le Crédit agricole prévoit expressément une période d'anticipation d'une durée de trente-six mois, de sorte que les intérêts intercalaires prélevés par la banque, outre les mensualités d'assurance du prêt, sont contractuellement prévus, et n'ont aucun lien de causalité avec le manquement du prêteur à son obligation de conseil et de mise en garde relative à la garantie de livraison.

S'agissant du reliquat du prêt non débloqué, les conditions générales de l'offre de prêt immobilier, régularisée le 20 octobre 2016, disposent en page 9 au paragraphe « conditions de déblocage des fonds » que « pour les prêts comportant une période d'anticipation, la totalité des fonds devra être débloquée au plus tard à la fin de la période d'anticipation ; à défaut, les sommes non débloquées devront faire l'objet d'une nouvelle demande de financement qui ne pourra se faire qu'aux conditions financières du moment. »

La période d'anticipation étant arrivée à échéance le 29 décembre 2019 sans que les emprunteurs ne sollicitent le décaissement du reliquat du prêt à hauteur de 9 338,65 euros, ils ne justifient en réalité d'aucun préjudice à ce titre.

Les appelants seront déboutés de leurs demandes au titre de l'exécution du contrat de prêt immobilier.

En conséquence, compte tenu de la perte de chance retenue à hauteur de 80% d'avoir sollicité la résolution du contrat de construction si le prêteur les avait dûment avisés de l'irrégularité manifeste entachant l'attestation de garantie de livraison, M. [S] et Mme [D] sont bien fondés à obtenir la condamnation du Crédit agricole à leur payer en réparation de leur entier préjudice les sommes suivantes :

.19 438,55 euros (soit 24 298,19 x 80%) au titre des réserves,

7 072 euros (soit 8 840 x 80%) au titre des pénalités de retard.

Sur le préjudice moral, faute de garantie de livraison, M. [S] et Mme [D] ont bien subi d'importants tracas en raison des multiples démarches et des travaux de réfection qu'ils ont dû seuls entreprendre et supporter ; il y a lieu ainsi d'indemniser directement l'ensemble de leurs ennuis et préoccupations liés à la situation née de la faute commise par le prêteur.

Leur préjudice moral sera exactement évalué à la somme de 3 000 euros.

Les appelants sont déboutés de leurs plus amples prétentions.

Le jugement dont appel sera infirmé en toutes ses dispositions.

III - Sur les dépens et l'indemnité de procédure

Le Crédit agricole qui succombe sera condamné à payer les entiers dépens de première instance et d'appel.

L'équité commande de condamner le Crédit agricole à payer à M. [S] et Mme [D] une somme de 3 000 euros à titre d'indemnité de procédure de première instance et d'appel sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

En application de l'article 699 du code de procédure civile, la cour autorisera la SCP d'avocats Processuel à recouvrer directement contre le Crédit agricole les dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant par mise à disposition au greffe, publiquement et contradictoirement,

Infirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 25 mars 2021 par le tribunal judiciaire d'Arras,

Prononçant à nouveau,

Juge que la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France a manqué à son devoir de conseil et de mise en garde envers M. [L] [S] et Mme [H] [D] ;

Dit que les maîtres de l'ouvrage ont subi une perte de chance de 80% de procéder à la résolution du contrat de construction de maison individuelle faute de garantie de livraison ;

Condamne la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France à payer à M. [L] [S] et Mme [H] [D] les sommes suivantes en réparation de leur préjudice :

.19 438,55 euros au titre des réserves,

.7 072 euros au titre des pénalités de retard ;

Condamne la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France à payer à M. [L] [S] et Mme [H] [D] la somme de 3 000 euros en réparation de leur préjudice moral ;

Déboute les parties de leurs plus amples prétentions ;

Condamne la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France aux dépens de première instance et d'appel ;

Dit qu'en application de l'article 699 du code de procédure civile, la SCP d'avocats Processuel recouvrera directement contre la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France les dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision ;

Condamne en outre la Caisse régionale de crédit agricole mutuel nord de France à payer à M. [L] [S] et Mme [H] [D] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le GreffierLe Président

F. DufosséG. Salomon


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Douai
Formation : Troisieme chambre
Numéro d'arrêt : 21/02944
Date de la décision : 30/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-30;21.02944 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award