République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
CHAMBRE 8 SECTION 4
ARRÊT DU 19/12/2019
BAUX RURAUX
N° de MINUTE : 19/1409
N° RG 18/06840 - N° Portalis DBVT-V-B7C-SA5T
Jugement (N° 17-000020) rendu le 19 novembre 2018
par le tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras
APPELANTE
Madame [Q] [P] épouse [B]
née le [Date naissance 1] 1938 à [Localité 8] ([Localité 8]) - de nationalité française
[Adresse 2]
Représentée par Me Devarenne, avocat au barreau de Chalons-en-Champagne
INTIMÉS
Monsieur [T] [E]
né le [Date naissance 3] 1958 à [Localité 1] ([Localité 1]) - de nationalité française
[Adresse 1]
Madame [U] [D] épouse [E]
née le [Date naissance 2] 1955 à [Localité 4] - de nationalité française
[Adresse 1]
Représentés par Me Jean-Philippe Verague, avocat au barreau d'Arras
DÉBATS à l'audience publique du 16 mai 2019 tenue par Emilie Pecqueur et Louise Theetten magistrates chargées d'instruire le dossier qui, après rapport oral de l'affaire, ont entendu les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en ont rendu compte à la cour dans leur délibéré (article 786 du code de procédure civile).
Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe
GREFFIER LORS DES DÉBATS : Charlotte Dulion
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ
Emilie Pecqueur, président de chambre
Louise Theetten, conseiller
Maria Bimba Amaral, conseiller
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 19 décembre 2019 après prorogation du délibéré du 19 septembre 2019 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Emilie Pecqueur, président et Ismérie Capiez, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
Suivant acte authentique du 30 décembre 1992, Mme [Q] [P], propriétaire des parcelles situées à [Localité 3] lieu dit "[Localité 6]" cadastrées section ZH n°[Cadastre 3] et [Cadastre 1] d'une contenance respective de 2 ha 87 ca 25 a et 9ha 79 a 50 ca, des parcelles situées à [Localité 2] lieudit '[Localité 5]' cadastrées section ZC [Cadastre 4] et [Cadastre 2] d'une contenance respective de 1 ha78 a 90 ca et de 60 ca , les a données à bail à M. [T] [E] et Mme [U] [D], son épouse, pour une durée de 18 ans à compter du 1er octobre 1992.
Le bail s'est renouvelé le 1er octobre 2010.
Selon procès-verbal de conciliation du 19 mars 2012 devant le tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras une clause de reprise sexennale a été insérée dans le bail.
Par acte extra-judiciaire du 3 décembre 2012, Mme [P] a délivré congé à effet du 30 septembre 2016 à M. [E] et Mme [D] sur le fondement des articles L. 411-58 et -59 du code rural et de la pêche maritime aux fins de faire exploiter les terres par son fils, M. [X] [B].
M. [E] et Mme [D] n'ont pas libéré les parcelles et ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras par requête adressée le 3 mai 2017 aux fins d'obtenir l'annulation du congé dans le cadre d'un contrôle a posteriori.
Par acte d'huissier du 11 juillet 2017, Mme [P] a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance d'Arras aux fins d'expulsion de M. [E] et Mme [D].
Par ordonnance du 26 octobre 2017, le juge des référés s'est déclaré incompétent au profit du juge des référés du tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras, auquel le dossier de la procédure a été transmis.
Par ordonnance du 19 février 2018, le juge des référés du tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras a notamment débouté Mme [P] de sa demande d'expulsion et renvoyé celle-ci à mieux se pourvoir.
Par jugement du 19 novembre 2018, le tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras, auquel il est renvoyé pour le rappel de la procédure antérieure, a rejeté la fin de non recevoir tirée de la forclusion prévue par les articles L. 411-54 et R. 411-11 du code rural et de la pêche maritime, déclaré recevables les demandes de M. [E] et Mme [D], annulé le congé délivré le 3 décembre 2012, dit que M. [E] et Mme [D] ont droit au maintien dans les parcelles en vertu de l'article L. 411-66 du code rural et de la pêche maritime, débouté Mme [P] de ses demandes et condamné Mme [P] à payer à M. [E] et Mme [D] une indemnité de procédure de 2 000 euros, outre les dépens.
Par lettre recommandée avec avis de réception adressée le 17 décembre 2018 et reçue au greffe de la cour d'appel de Douai le 19 décembre suivant, Mme [P] a formé appel de l'ensemble des dispositions de ce jugement.
Dans ses conclusions soutenues à l'audience du 16 mai 2019 et auxquelles elle s'est référée, Mme [P] demande à la cour d'annuler le jugement et évoquant de déclarer irrecevables les demandes de M. [E] et Mme [D], de dire qu'ils sont occupants sans droit ni titre des parcelles litigieuses, d'ordonner leur expulsion au besoin avec le concours de la force publique et de les condamner solidairement à lui payer une indemnité de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Dans leurs dernières conclusions visées par le greffe à l'audience du 16 mai 2019 et auxquelles ils se sont référés, M. [E] et Mme [D] demandent à la cour de confirmer le jugement, à titre subsidiaire en l'absence de maintien dans les lieux d'ordonner la désignation d'un expert avec pour mission de chiffrer leur préjudice correspondant à l'impossibilité d'exploiter les terres pour une durée de 12 années, condamné Mme [P] à payer une indemnité de procédure de 5 000 euros, outre les dépens.
Il est expressément renvoyé aux conclusions sus-visées pour le rappel complet des prétentions et moyens soutenus par les parties.
SUR CE
Le présent arrêt est rendu au visa des articles 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 568 du code de procédure civile, L. 411-66, 695 et 700 du code de procédure civile.
Sur l'exception de nullité
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial. Cette exigence s'apprécie objectivement.
Mme [P] fait valoir que le président du tribunal paritaire des baux ruraux ne pouvait statuer sur la contestation du congé alors qu'il avait statué en référé concernant le même litige et la même demande et avait considéré que la position de Mme [P] était sérieusement contestable.
En l'espèce, le président du tribunal paritaire des baux ruraux ayant siégé dans la formation de jugement a rendu en tant que juge des référés l'ordonnance du 19 février 2018.
Le rejet de la demande d'expulsion de M. [E] et Mme [D] formée par Mme [P] y est motivé, d'une part, par l'existence d'une contestation sérieuse tenant à la saisine du tribunal paritaire des baux ruraux d'une contestation a posteriori du congé, le juge des référés retenant qu'il 'n'est pas établi de façon évidente et manifeste que M. [B] remplirait en l'espèce les conditions de la reprise'. D'autre part, le juge des référés a retenu que le trouble invoqué par Mme [P] pour justifier sa demande d'expulsion n'est pas manifestement illicite dès lors que 'M. [E] et Mme [D] peuvent obtenir le maintien dans les lieux si les conditions de la reprise des terres par M. [B] ne sont pas remplies, ce qui est soumis à l'appréciation du juge du fond'.
Le juge des référés en soi ne manque pas d'impartialité lors qu'il examine le caractère sérieux de la contestation opposée à une demande formée en application de l'article 893 du code de procédure civile, en l'espèce la demande d'expulsion formée par Mme [P].
A ce titre, la circonstance que le président du tribunal paritaire des baux ruraux ayant statué en référé a dans le cadre de cette procédure de référé, a apprécié si les conditions du recours dans le cadre d'un contrôle a posteriori formé par M. [E] et Mme [D] étaient réunies ne caractérise pas un manque d'impartialité.
Toutefois, dès lors le magistrat ayant siégé en tant que juge des référés et dans la procédure déférée à la cour a en tant que juge des référés énoncé, en se fondant sur les mêmes pièces que celles produites devant le tribunal paritaire des baux ruraux, qu' 'il n'est pas établi de façon évidente et manifeste que M. [B] remplirait les conditions de la reprise' a porté une appréciation sur le caractère non sérieusement contestable de la demande d'annulation du congé formée par M. [E] et Mme [D] dans le cadre de la procédure au fond de la contestation du contrôle a posteriori.
Dans ces conditions, la participation à la formation de jugement du juge ayant rendu une ordonnance de référés rejetant la demande d'expulsion de Mme [P], a méconnu l'exigence d'impartialité et celles du procès équitable, quand bien même Mme [P] n'a pas soulevé la difficulté devant les premiers juges.
Le jugement querellé doit être annulé.
Il est de bonne justice de donner à l'affaire une solution définitive conformément aux demandes des parties, de sorte qu'il convient en application de l'article 568 du code de procédure civile d'évoquer l'affaire.
Sur la recevabilité de la contestation a posteriori du congé
Le juge est tenu de vérifier les conditions d'application de la loi.
Au cas où il serait établi que le bénéficiaire de la reprise ne remplit pas les conditions prévues aux articles L. 411-58 à L. 411-63 et L. 411-67 ou que le propriétaire n'a exercé la reprise que dans le but de faire fraude aux droits du preneur, notamment s'il vend le bien, le donne à ferme, ou pratique habituellement la vente de la récolte sur pied d'herbe ou de foin, le preneur a droit, soit au maintien dans les lieux si la décision validant le congé n'a pas encore été exécutée, soit à la réintégration dans le fonds ou à la reprise en jouissance des parcelles avec ou sans dommages-intérêts, soit à des dommages-intérêts.
Lorsque le preneur n'a pas usé de la faculté ouverte de contester a priori le congé qui lui a été délivré dans le délai de quatre mois prévu par l'article R. 411-11 du code rural et de la pêche maritime, il peut user de la faculté ouverte par l'article L. 411-66 du code rural et de la pêche maritime de contester a posteriori le congé, même s'il n'a pas libéré les parcelles.
Le preneur doit néanmoins invoquer un fait non connu de lui dans les quatre mois du congé, et duquel il entend déduire la fraude ou l'impossibilité de la reprise.
En l'espèce, M. [E] et Mme [D] n'ont pas contesté le congé du 3 décembre 1992 aux fins de reprise des terres par M. [B], fils de la bailleresse.
A l'appui de leur recours, ils font valoir que le tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras et la cour d'appel ont régulièrement à connaître de multiples contentieux opposant Mme [P] à ses multiples locataires puisqu'elle fait depuis dix ans délivrer des congés pour reprise au bénéfice de son fils M. [B] qu'elle présente comme agriculteur vivant à [Localité 7] alors qu'il exerce une profession de négoce de vins à Bordeaux, n'a pas de compétence agricole ni d'autorisation d'exploiter, ne vit pas à proximité des parcelles, n'a pas le matériel nécessaire et n'exploitera pas personnellement les terres pendant neuf ans, que la fraude a fonctionné puisqu'ils n'ont pas contesté le congé en considération des mentions inexactes qu'il contient, que le congé est irrégulier en ce qu'il prévoit que M. [B] exploitera les terres soit à titre individuel soit au sein de l'EARL du Prieure.
M. [E] et Mme [D] produisent un extrait Kbis du 24 avril 2013 de la société BF Investissement, créée le 8 décembre 2011 et dont M. [B], domicilié [Adresse 3] est le gérant, les statuts de cette société en date du 8 décembre 2011, une demande de copie ou d'extraits de documents déposée le 7 octobre 2013 par le conseil de M. [E] et Mme [D] et un acte authentique de vente du 24 juin 2011 aux termes desquels M. [B] est propriétaire d'un immeuble situé [Adresse 3], un arrêt du 18 juin 2015 de la cour d'appel de Douai confirmant un jugement du tribunal paritaire des baux ruraux d'Arras du 8 septembre 2014 lequel avait annulé le congé délivré à MM. [G] par Mme [P] aux fins de reprise par son fils M. [B].
D'une part, la mention alternative du congé sur le mode d'exploitation des parcelles par M. [B] était connue de M. [E] et Mme [D] dès la délivrance du congé de sorte qu'ils ne peuvent pas plus arguer dans le cadre du contrôle a posteriori de cette irrégularité qu'ils n'ont pas contesté dans le cadre d'un contrôle a priori.
Par ailleurs, si l'extrait Kbis et la demande d'actes sont postérieurs à l'expiration du délai de quatre mois, les faits qu'ils révèlent existaient avant l'expiration dudit délai. Il n'est pas démontré que M. [E] et Mme [D] n'en avaient pas connaissance, ni qu'ils étaient l'impossibilité d'obtenir ces informations désormais obtenues alors qu'ils soutiennent que depuis 10 ans, soit avant la date de délivrance du congé, les juridictions ont à connaître de contentieux relatifs à la délivrance par Mme [P] de congés aux fins de reprise par son fils, M. [B]. En outre, nul n'est censé ignorer la loi et il appartenait à M. [E] et Mme [D] de se rapprocher d'un conseil afin d'apprécier les possibilités de contestation a priori du congé litigieux.
Enfin, l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 18 juin 2015 qui a une autorité de chose jugée limitée au litige qu'il a tranché et auquel M. [E] et Mme [D] sont extérieurs ne constitue pas un fait nouveau susceptible de rendre recevable le contrôle a posteriori du congé.
Dans ces conditions, il convient de déclarer irrecevable la contestation du congé par M. [E] et Mme [D] et de valider le congé délivré le 3 décembre 2012.
Sur l'expulsion
Le bail étant arrivé à son terme le 30 septembre 2016, M. [E] et Mme [D] sont occupants sans droit ni titre des parcelles en cause depuis le 1er octobre 2016. Il y a lieu d'ordonner leur expulsion des parcelles litigieuses au besoin avec le concours de la force publique dans les conditions fixées au présent dispositif.
Sur la demande subsidiaire d'expertise
M. [E] et Mme [D] demandent, avant dire droit sur leur indemnisation, le prononcé d'une mesure d'expertise afin de chiffrer le préjudice subi correspondant à l'impossibilité d'exploiter les terres pour une durée de 12 années.
Ils ne fondent pas en droit leur demande d'expertise.
M. [E] et Mme [D] n'ont pas contesté le congé litigieux dans le délai de quatre mois ouvert par la loi et leur contestation a posteriori est irrecevable de sorte que le congé a produit son plein effet à la date du 30 septembre 2016.
Dans ces conditions, ils ne peuvent se prévaloir d'un préjudice résultant de l'exécution du congé.
Sur les mesures accessoires
M. [E] et Mme [D] seront condamnés aux dépens de première instance et d'appel.
L'équité commande de dire n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Annule le jugement entrepris ;
Evoquant :
Déclare irrecevable la contestation a posteriori du congé délivré le 3 décembre 2012 par Mme [P] à M. [E] et Mme [D] et portant sur les parcelles
situées :
- à [Localité 3] lieu dit "[Localité 6]" cadastrées section ZH n°[Cadastre 3] d'une contenance de 2 ha 87 ca 25 a et ZC 1 d'une contenance de 9ha 79 a 50 ca,
- à [Localité 2] lieudit '[Localité 5]' cadastrées section ZC [Cadastre 4] d'une contenance de 1 ha 78 a 90 ca et ZC 146 de 60 ca ;
Ordonne l'expulsion de M. [T] [E] et Mme [U] [D] des parcelles sus-désignées au besoin avec le concours de la force publique à l'expiration d'un délai de deux mois suivant la signification du présent arrêt ;
Déboute M. [T] [E] et Mme [U] [D] de leur demande subsidiaire d'expertise ;
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile tant en première instance qu'en appel.
Condamne M. [T] [E] et Mme [U] [D] aux dépens de première instance et d'appel.
Le greffier,Le président,
I. CapiezE. Pecqueur