République Française
Au nom du Peuple Français
COUR D'APPEL DE DOUAI
CHAMBRE 2 SECTION 2
ARRÊT DU 26/01/2017
***
N° de MINUTE :17/
N° RG : 15/07306
Jugement (N° 2009/05540) rendu le 03 mars 2011 par le tribunal de commerce de Lille
Arrêt (RG: 11/2489) rendu le 27 septembre 2012 par la cour d'appel de Douai
Arrêt (1002 F-D) rendu le 24 novembre 2015 par la cour de cassation
REF : PB/KH
Renvoi après cassation
APPELANTE
SASU Naudet Sapins de Noël demandeur à la saisine, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
ayant son siège social [Adresse 1]
[Localité 1]
représentée par Me Marie-Hélène Laurent, exerçant à titre individuel et constitué aux lieu et place de Me Marie-Hélène Laurent, membre de la Selarl Adekwa, avocat au barreau de douai
assistée de Me Christophe Ballorin, avocat au barreau de Dijon
INTIMÉE
SAS Castorama France défenderesse à la saisine agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
ayant son siège social [Adresse 2]
[Localité 2]
représentée par Me François Deleforge, avocat au barreau de Douai
assistée de Me Richard Renaudier, avocat au barreau de Paris, substitué par Me Karine Turbeaux, avocat au barreau de Paris
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ
Pascale Fontaine, président de chambre
Paul Barincou, conseiller
Nadia Cordier, conseiller
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GREFFIER LORS DES DÉBATS : Claudine Popek
DÉBATS à l'audience publique du 24 novembre 2016 après rapport oral de l'affaire Par Paul Barincou
Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.
ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 26 janvier 2017 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Paul Barincou, conseiller en remplacement de Pascale Fontaine, Président légitimement empêché, en vertu de l'article 456 du code de procédure civile , et Maryse Zandecki, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
ORDONNANCE DE CLÔTURE DU : 20 octobre 2016
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FAITS ET PROCEDURE
La société Castorama, spécialisée dans la distribution en France d'articles de bricolage et de décoration aux particuliers, vend aussi des sapins de Noël. La société Naudet sapins de Noël (Naudet) a pour activité la production de plants forestiers ainsi que la production et la vente de sapins de Noël.
La société Naudet a fourni la société Castorama en sapins de Noël entre 1993 et 2008, sauf au cours de l'année 2000.
Le 27 novembre 2007, les sociétés Castorama et Naudet ont signé un contrat de coopération commerciale ainsi que des conditions particulières de cet accord pour l'année 2008.
Pour l'année 2008, la société Naudet a adressé, le 10 avril 2008, une proposition tarifaire à la société Castorama en réponse à une sollicitation de cette dernière, en date du 11 mars 2008. Le 19 mai 2008, la société Castorama lui a indiqué qu'elle avait retenu un autre fournisseur.
Par courrier du 6 juin 2008, la société Naudet a demandé à la société Castorama de procéder au solde des comptes entre les parties, sans préjudice des conséquences de la rupture abusive des relations dont elle s'estimait victime.
Par acte du 19 décembre 2008, la société Naudet a fait assigner la société Castorama devant le tribunal de commerce de Nevers lequel, par jugement du 8 juillet 2009, s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Lille, en application d'une clause d'attribution de compétence prévue aux conditions générales d'achat signées entre les parties.
Par jugement du 3 mars 2011, le tribunal de commerce de Lille a :
' Dit que la société Castorama n'a commis aucune rupture brutale à l'égard de la société Naudet,
' Débouté la société Naudet de sa demande de dommages et intérêts,
' Condamné la société Naudet à payer à la société Castorama la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le 8 avril 2011, la société Naudet a interjeté appel de ce jugement devant la cour d'appel de Douai, laquelle, par arrêt du 27 septembre 2012, a déclaré cet appel irrecevable en application de l'article D. 442-3 du code de commerce. Le 19 octobre 2012, la société Naudet a alors interjeté appel du jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille devant la cour d'appel de Paris laquelle à son tour, par un arrêt du 20 mai 2014, a déclaré cet appel irrecevable en retenant que les dispositions de l'article D. 442-3 du code de commerce n'étaient pas encore entrées en vigueur
lorsque la procédure avait été initiée. Par arrêt du 24 novembre 2015, la Cour de cassation a annulé l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 27 septembre 2012 et a renvoyé les parties devant cette même cour autrement composée.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées par voie électronique le 9 février 2016, la société Naudet demande à la cour d'appel de Douai, au visa des articles D. 442-3 et L. 442-6-15° du code de commerce et 1134 et 1147 du code civil, de :
' Réformer le jugement prononcé par le tribunal de commerce de Lille le 3 mars 2011,
' Dire et juger que la société Castorama a résilié brutalement et abusivement la relation commerciale établie avec la société Naudet,
' Condamner la société Castorama à payer à la société Naudet la somme de 2 110 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice commercial et financier,
' Dire que cette somme portera intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 19 décembre 2008 ;
' Condamner la société Castorama à payer à la société Naudet la somme de 25 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
' Condamner la société Castorama aux entiers dépens de première instance et d'appel, tant devant la cour d'appel de Douai que devant la cour d'appel de Paris, lesquels seront recouvrés par Maître Laurent, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La société Naudet explique qu'elle travaillait avec la société Castorama depuis 1993 et qu'elle ne lui a pas fourni de sapins en 2000 à la suite d'un désaccord sur les prix mais qu'elle a ensuite obtenu l'exclusivité de la fourniture des sapins de Noël à la société Castorama à compter de 2001.
Elle soutient que, contrairement à ce qu'affirme la société Castorama, cette dernière ne lançait pas d'appel d'offres pour les sapins de Noël et qu'elle-même bénéficiait, depuis 2001, d'une exclusivité sans aucune mise en concurrence, ce qui exclut toute précarité et caractérise des relations contractuelles établies, dont la rupture brutale est fautive.
Elle indique qu'une discussion commerciale s'instaurait chaque année entre les 2 parties pour convenir ensemble d'un prix mais que le principe de l'accord commercial était d'ores et déjà acquis. Elle souligne à ce propos que la société Castorama lui envoyait chaque année, avant même l'ouverture de cette discussion sur les prix, un contrat de fournisseur et qu'elle l'a fait, comme auparavant, le 14 novembre 2007 pour l'année 2008. La société Naudet ajoute que la stabilité des relations commerciales est encore confirmée par la signature, fin 2007, d'un contrat de coopération pour l'année 2008 et des conditions générales.
Elle précise que la pièce produite par la société Castorama et faussement intitulée « appel d'offres » est une simple demande de prix qui lui a été adressée comme chaque année et fait valoir que la société Castorama ne rapporte pas la preuve qu'elle aurait consulté d'autres fournisseurs potentiels notamment pour l'année 2008. Elle souligne que l'offre de prix émanant de la société Pépinières Poncin et produite par la société Castorama a été établie postérieurement à sa propre offre de prix et n'est que très légèrement inférieure à celle-ci (8 330,92 euros de différence pour un marché de 847 900 euros).
La société Naudet soutient qu'en tout état de cause, si la société Castorama souhaitait procéder, pour la première fois en 2008, à une mise en concurrence, elle aurait dû respecter un préavis conforme à la nature des relations établies entre elles. Elle considère que le bref préavis qui lui a été donné était abusif dès lors que, compte tenu de la saisonnalité du produit et de la longueur de la croissance d'un sapin, un tel préavis ne pouvait être inférieur à 12 mois de sorte que la rupture n'aurait pu intervenir, au plus tôt, qu'à compter de la fin de l'année 2009. Elle indique à ce titre que le code des bonnes conduites commerciales entre professionnels du jardin prévoit un délai de 12 mois pour une relation contractuelle antérieure de plus de 5 années. Elle fait en outre valoir que les critiques qui ont été formulées à l'encontre de ses prestations au cours de la procédure ne lui avaient jamais été adressées et ne sauraient justifier la rupture des relations intervenue.
La société Naudet souligne que la fourniture de sapins de Noël à la société Castorama correspondait à un chiffre d'affaires moyen annuel de 843 000 euros sur les 4 dernières années, soit 16% de son chiffre d'affaires global. Elle fait valoir que l'intégralité du chiffre d'affaires réalisé avec l'enseigne Castorama a été perdue en 2008 et 2009 sans que cette perte soit compensée par de nouveaux clients.
Elle retient que la résiliation brutale de ce contrat de fourniture est à l'origine d'une perte de marge brute totale de 2 110 000 euros au cours des 5 années ayant suivi la rupture des relations, sur la base d'une marge brute annuelle de 422 000 euros établie par son expert-comptable.
Elle soutient à ce propos qu'en cas de rupture d'une relation commerciale, la victime peut formuler une demande sur le fondement des pratiques restrictives, qui sanctionne la brutalité de la rupture, et une autre demande fondée sur le droit commun des contrats qui sanctionne la faute dans l'exécution du préavis, de sorte que la réparation ne se limite pas à l'indemnisation du délai de préavis, mais peut inclure d'autres conséquences dommageables résultant de l'absence de préavis notamment des gains manqués.
Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées par voie électronique le 18 octobre 2016, la société Castorama demande à la cour d'appel de :
-A titre principal, sur l'absence de faute de la société Castorama :
' Constater que les achats de sapins de Noël sont réalisés dans le cadre de marchés, après appel d'offres, portant sur des quantités déterminées à prix convenu, livrables pendant une période d'un mois, sans reconduction ni droit acquis pour l'année suivante,
' Constater qu'il en découle une absence de caractère établi des relations entre les sociétés Castorama et Naudet, ce qui fait obstacle à l'application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
' Constater ensuite qu'aucune notification de cessation de relations commerciales n'est requise pour les marchés de sapins de Noël, qui prennent fin naturellement d'eux-mêmes lorsqu'ils ont été pleinement exécutés,
' Constater en toute hypothèse que la société Castorama n'a commis aucune rupture brutale à l'égard de la société Naudet,
' Constater que le défaut de sélection de la société Naudet pour la campagne 2008 s'explique par son erreur de positionnement et les problèmes rencontrés lors de la campagne 2007,
' Constater enfin que la société Castorama n'a commis aucune faute contractuelle à l'égard de la société Naudet,
-En conséquence :
' Confirmer dans toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Lille et débouter en conséquence la société Naudet de l'ensemble de ses demandes,
-A titre subsidiaire, sur les demandes de la société Naudet,
' Constater que la demande d'indemnisation de la société Naudet est totalement fantaisiste,
' Rejeter en conséquence l'ensemble des demandes de la société Naudet,
-En toute hypothèse,
' Condamner la société Naudet au paiement à la société Castorama de la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
' Condamner la société Naudet aux entiers dépens, dont le montant pourra être recouvré par la SCP Deleforge et Franchi, avoués, selon les dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La société Castorama soutient que les conditions d'application de l'article L. 442-6-I-5° du code de commerce ne sont pas réunies en l'absence de toute relation commerciale établie entre les parties.
Elle explique que le marché des sapins de Noël a un fonctionnement original lié à la saisonnalité de la vente de ces produits et à leur cycle de production : les acheteurs importants sur ce secteur lancent chaque année, au début du printemps, leurs appels d'offres de sorte que les fournisseurs n'ont ni la garantie d'être sélectionnés d'une année sur l'autre ni celle de maintenir ou d'accroître leur volume d'activité. Les relations commerciales sont donc caractérisées, selon elle, par une précarité et une mise en concurrence régulière, incompatibles avec l'application de l'article L. 442-6-I-5° du code de commerce.
La société Castorama soutient que le courriel qu'elle a adressé à la société Naudet le 11 mars 2008 pour lui demander la transmission de ses prix de cession pour 2008 suffit à établir l'existence d'un appel d'offres : selon elle, cette demande ne peut pas être interprétée autrement que comme une mise en compétition car un distributeur ne demande jamais ses tarifs à un fournisseur pour ensuite les retenir tels quels sans aucun processus de sélection.
Pour établir la réalité de cette mise en concurrence, la société Castorama produit en outre :
-un courriel du 11 mars 2008 adressé à la société CFD pour lui demander ses prix de cession pour la campagne 2008
-un courriel du 21 avril 2008 par lequel la société Poncin a répondu à l'appel d'offres de la société Castorama
-le tableau comparatif des offres des sociétés Naudet et Poncin pour la campagne 2008 (la société CFD n'ayant pour sa part pas répondu) établi par Castorama après réception des réponses à son appel d'offres.
Elle précise qu'elle n'a pas retrouvé de documents pour les années antérieures mais considère que la société Naudet démontre elle-même la réalité de ces appels d'offres en produisant les réponses qu'elle y a apportées de 2003 à 2008. Elle ajoute que ceci ressort aussi du fait que la société Naudet n'avait pas été retenue, à l'issue d'un tel appel d'offres, pour l'année 2000.
La société Castorama fait en outre valoir qu'elle n'est pas à l'origine d'une rupture brutale de ses relations commerciales avec la société Naudet.
Elle indique qu'aucun document ne permet d'affirmer que le préavis aurait dû être d'une année, l'article L. 442-6-I-5° du code de commerce prévoyant simplement un préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale et « respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ». Elle souligne notamment que le code de bonne conduite des pratiques commerciales entre professionnels du jardin, invoqué par la société Naudet, n'est pas applicable en l'espèce.
Elle ajoute que, s'agissant de la vente de sapins de Noël, les relations commerciales ne peuvent pas être constantes durant toute l'année civile : chaque marché annuel prend fin de lui-même par son exécution et, une fois les quantités commandées livrées au prix convenu, les relations entre les parties sont terminées, sans qu'il y ait besoin de la moindre notification. Chaque marché est ensuite remis en compétition tous les ans, au plus tôt vers le mois de mars ou d'avril, sans ouvrir aucun droit acquis à l'obtention d'un nouveau marché pour l'année suivante.
La société Castorama considère donc qu'elle ne pouvait ni solliciter ses fournisseurs avant le mois de mars ni informer plus rapidement la société Naudet de son choix pour l'année 2008.
La société Castorama ajoute que la société Naudet n'était pas son fournisseur exclusif et que cette dernière ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir trouvé d'autres clients pour un produit qui n'avait rien de spécifique.
La société Castorama explique que la proposition tarifaire adressée par la société Naudet en 2008 n'était pas la plus intéressante. Elle ajoute que la société Naudet imposait un nombre de sapins trop élevés pour certains magasins de sorte qu'une perte avait été enregistrée en 2007 sur ce produit et que des défauts de qualité avaient été constatés dans les livraisons antérieures.
La société Castorama fait enfin valoir qu'aucune faute de nature contractuelle ne peut lui être reprochée.
Elle ajoute que la responsabilité encourue sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du code de commerce est nécessairement délictuelle et ne peut se cumuler avec la recherche d'une responsabilité sur le fondement de l'article 1147 du code civil.
En ce qui concerne le préjudice invoqué par la société Naudet, la société Castorama indique que le chiffrage présenté lui parait fantaisiste. Elle retient que le préjudice subi par un fournisseur victime d'une rupture abusive ne peut être qu'égal à la perte de marge pendant la période de préavis manquante de sorte que la société Naudet, qui se prévaut d'un préavis de 12 mois, ne peut réclamer cette perte sur 5 années.
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A l'audience, la cour a soulevé d'office le moyen tiré de ce qu'une partie au moins du préjudice dont la réparation est recherchée pourrait s'analyser en une perte de chance et a invité les parties à présenter leurs observations à ce sujet par une note en délibéré.
Le 12 décembre 2016, la société Naudet a indiqué qu'elle subissait effectivement une perte de chance de réaliser son chiffre d'affaires habituel avec la société Castorama pour une période égale au cycle de production d'un sapin. Elle confirme cependant sa demande à hauteur de 2 110 000 euros.
Le 20 décembre 2016, la société Castorama a fait valoir que la société Naudet ne démontre pas l'existence d'une perte de chance dès lors qu'elle n'établit pas la perte d'une probabilité réelle et sérieuse de poursuite des relations commerciales durant 5 années. Elle souligne notamment qu'elle ne s'était jamais engagée au maintien de ces relations durant la durée du cycle de production d'un sapin. Elle ajoute que le préjudice né d'une perte de chance ne peut pas être égal à l'avantage qui aurait pu être obtenu si la chance s'était réalisée.
Motifs de la décision :
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce : « Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par tout commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce ».
Sur l'existence d'une relation commerciale établie :
Les relations commerciales établies, au sens de l'article L 442-6, I, 5° du code de commerce, peuvent être définies comme étant celles qui revêtent un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l'interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaire avec son partenaire commercial.
En l'espèce, il n'est pas contesté que les relations entre les parties s'inscrivaient dans la durée : la société Naudet a fourni des sapins de Noël à la société Castorama de 1993 à 1999 inclus puis de 2001 à 2007 avant la rupture intervenue en mai 2008. Il n'est pas non plus contesté que la société Naudet a été, durant 7 années à compter de 2001, le fournisseur exclusif de la société Castorama en sapins de Noël.
Ces relations commerciales ont été formalisées par la signature de plusieurs documents contractuels :
-En février 2007, les parties ont signé un document intitulé « conditions générales d'achat » destiné à organiser leurs relations commerciales mais prévoyant expressément qu'il « ne constitue pas un engagement d'achat par Castorama » (Pièce de la société Naudet n° 4) ;
-Le 27 novembre 2007, les parties ont signé un contrat de coopération commerciale pour l'année 2008 dans lequel il est précisé que les conditions prévues par ce contrat seront appliquées « en cas d'achat de produits par la Castorama France », confirmant ainsi qu'un tel achat n'était pas encore certain (Pièce de la société Naudet n° 2).
Ces contrats cadres ne sont pas exclusifs d'un éventuel recours à une procédure d'appel d'offres pour déterminer le fournisseur retenu pour une année donnée au vu des prix proposés. Ceci est particulièrement vrai pour la fourniture de produits comme des sapins de Noël, un tel marché étant, comme l'a retenu le tribunal de commerce, saisonnier, éphémère et marqué par les aléas liés à la production d'un tel produit.
Or, de telles relations commerciales, même lorsqu'elles s'inscrivent dans la durée et sont formalisées par des contrat cadres comme en l'espèce, ne peuvent pas être considérées comme établies, au sens de l'article L 442-6, I, 5° du code de commerce, lorsqu'elles sont organisées par le biais d'appels d'offres car la mise en compétition ainsi instaurée leur confère au contraire un caractère d'incertitude et de précarité.
Il ressort des pièces produites et des explications des parties que, chaque année, la société Castorama interrogeait la société Naudet pour connaître son offre de prix pour la saison à venir. Cette démarche n'implique pas nécessairement le recours effectif à une mise en concurrence systématique dès lors que la proposition tarifaire permet d'ouvrir une négociation entre les parties. L'existence de telles discussions est confirmée par le fait que les parties n'étaient pas parvenues à trouver un accord pour l'année 2000 ou encore par la manière dont étaient formulées les propositions de la société Naudet pour les années 2003 à 2007 (Pièces de la société Naudet n° 21 à 30).
Malgré la demande présentée en ce sens par la société Naudet, la société Castorama ne produit aucune pièce au soutien de son affirmation selon laquelle cette interrogation s'inscrivait, de manière habituelle, dans une démarche de mise en concurrence par recours à une procédure annuelle d'appel d'offres.
Pour l'année 2008, la société Castorama a adressé, le 11 mars 2008, un mail au représentant de la société Naudet en l'interrogeant sur ses prix de vente pour la saison à venir. Elle produit en outre un mail adressé, à la même date, au représentant de la société CFD, lui demandant une proposition de prix pour la fourniture de sapins de Noël (Pièce de la société Castorama n° 6). Sans produire la demande adressée à la société Pépinières Poncin, la société Castorama produit la proposition de prix qui lui a été adressée par ce fournisseur en date du 21 avril 2008 (Pièce de la société Castorama n° 7).
Il ressort de ces éléments que la société Castorama a bien entendu, mais pour l'année 2008 seulement, mettre en concurrence différents fournisseurs ; à l'inverse, rien ne permet de retenir que les relations commerciales entre les parties avaient auparavant, et notamment depuis 2001, un caractère précaire et étaient systématiquement remises en cause chaque année par une mise en concurrence.
La cour retient donc, contrairement aux premiers juges, que des relations commerciales établies existaient bien entre la société Castorama et la société Naudet depuis l'année 2001. Celles-ci, formalisées par le contrat de coopération commerciale conclu pour la période du 1er janvier au 31 décembre 2008, permettaient à la société Naudet d'anticiper raisonnablement la livraison de produits à son co-contractant pour l'année considérée, comme cela avait été le cas au cours des 7 années antérieures.
Sur le caractère brutal de la rupture et l'absence de préavis suffisant :
La société Castorama était, bien évidemment, libre de mettre un terme à ces relations commerciales établies mais il lui appartenait alors de respecter un préavis conforme aux usages et à la nature de la relation nouée avec son fournisseur.
En l'espèce, la société Castorama a choisi de rompre, le 19 mai 2008, les relations commerciales établies avec la société Naudet au motif que son offre tarifaire était moins bien placée que celle de l'un de ses concurrents (Pièce de la société Naudet n° 6).
Il convient d'observer que l'offre de la société Pépinières Poncin, finalement retenue par la société Castorama, lui avait été transmise le 21 avril 2008 et était inférieure de 8 330 euros seulement à celle de la société Naudet, transmise quant à elle le 11 mars 2008 pour un montant total de 847 900 euros.
Il n'est pas contesté que cette rupture a été notifiée à la société Naudet sans aucune négociation préalable entre les parties, consécutive à l'envoi des propositions tarifaires, de sorte qu'il n'a pas pu être envisagé que Castorama puisse éventuellement parvenir à un accord avec son fournisseur habituel.
La société Castorama invoque désormais divers problèmes de qualité rencontrées lors de la fourniture des sapins de Noël en 2007 mais elle n'avait pas fait état de cet élément dans son courrier notifiant le choix d'un autre fournisseur, qui retient uniquement la question du prix proposé. Si la société Naudet reconnait, notamment dans son mail du 10 avril 2008, que des « problèmes ont pu se poser la saison passée dans quelques magasins », aucun élément ' et notamment aucune réclamation de la société Castorama - ne permet de retenir que ces mêmes problèmes étaient de nature à justifier la rupture immédiate des relations commerciales établies.
La durée du préavis ne peut effectivement pas être fixée en référence au code de bonne conduite invoqué par la société Naudet dès lors que ce dernier est postérieur à la date de la rupture des relations entre les parties.
La durée de ce préavis doit être appréciée en fonction, d'une part, de l'ancienneté des relations commerciales nouées de manière régulière entre les parties depuis plus de 7 ans et, d'autre part, du caractère particulier du produit en cause : les sapins de Noël constituent un produit naturel dont il n'est pas contesté que le cycle de production est d'une durée moyenne de 6 années, nécessitant de la part du producteur une forte anticipation de ses ventes.
Au vu de ces éléments, il doit être retenu que la société Castorama aurait dû notifier, par écrit, à la société Naudet son intention de rompre leurs relations commerciales établies en respectant un préavis d'au moins une année.
En l'espèce, il n'est pas contesté qu'aucun préavis écrit n'a précédé cette rupture et il n'est pas établi que la société Naudet avait été informée par la société Castorama que cette dernière entendait, pour l'année 2008, procéder à une mise en concurrence entre différents fournisseurs. Une telle information, donnée suffisamment longtemps à l'avance, aurait suffi à manifester l'intention de la société Castorama de s'engager dans une mise en concurrence et aurait fait perdre à la rupture éventuellement intervenue ultérieurement, son caractère brutal en la rendant prévisible.
La société Castorama a donc bien rompu brutalement des relations commerciales établies avec la société Naudet sans adresser à cette dernière un préavis suffisamment longtemps à l'avance.
Sur le préjudice :
L'action fondée sur l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce vise à réparer le seul dommage causé, à celui qui subit la rupture de relations commerciales établies, par le caractère brutal de cette même rupture, l'ayant empêché de réorganiser son activité économique.
Le préjudice lié à la brutalité de la rupture correspond à la perte de marge brute que la victime aurait pu escompter pendant la période du préavis lui ayant fait défaut.
La société Naudet produit une attestation de son expert-comptable, en date du 1er décembre 2008, dont il ressort qu'elle avait réalisé, au cours des quatre derniers exercices, un chiffre d'affaires moyen de 5 161 000 euros dont 843 000 euros en moyenne avec Castorama. Compte-tenu d'un taux de marge brute moyenne de 50% pour la société Naudet, cet expert-comptable évalue à 422 000 euros la marge annuelle réalisée avec la société Castorama. Si elle conteste la manière dont la société Naudet calcule son préjudice, la société Castorama ne critique pas ces données.
La brutalité de la rupture a interdit à la société Naudet de fournir la société Castorama pour la saison 2008. A l'inverse, il ne peut pas être retenu que cette même brutalité lui aurait causé un préjudice pour l'année 2009 dès lors qu'elle a été informée dès le mois de mai 2008 que la société Castorama entendait s'adresser à un autre fournisseur. Pour les années postérieures, la brutalité de la rupture intervenue en mai 2008 n'a pas non plus directement été à l'origine d'un préjudice de la société Naudet qui a alors subi les conséquences de la rupture elle-même, indépendamment de la manière dont elle est intervenue.
En conséquence, en l'absence totale de préavis ayant précédé la rupture des relations commerciales, il convient de retenir que le préjudice subi par la société Naudet du fait de la brutalité de cette rupture sera justement réparé par l'allocation d'une somme de 422 000 euros, soit la perte de marge brute subie par la société Naudet durant l'année correspondant au préavis qui ne lui a pas été donné.
La société Naudet demande en outre, sur le fondement des articles 1134 et 1147 du code civil, la réparation des préjudices qu'elle subit du fait de la rupture intervenue, notamment les gains manqués et les pertes éprouvées ou encore la perte d'une chance de réaliser, durant 5 années, le chiffre d'affaires résultant de ses relations commerciales avec la société Castorama.
Toutefois, la société Naudet ne rapporte pas la preuve que la société Castorama aurait commis une faute distincte de celle résultant de la brutalité avec laquelle elle a rompu leurs relations commerciales établies. En effet, l'existence de ces dernières n'interdit pas à l'une des parties, sous réserve d'un préavis suffisant, d'y mettre un terme lorsqu'elle le souhaite et la société Naudet n'avait pas de droit acquis au maintien prolongé de ces relations commerciales.
Le seul fait pour la société Castorama d'avoir choisi un autre fournisseur ne saurait lui être reproché et n'ouvre droit à aucune indemnisation complémentaire de celle résultant de l'application des dispositions de l'article L. 442-6, I 5° du code de commerce.
Sur les dépens :
La société Castorama, qui succombe en ses prétentions, supportera les entiers dépens et sera en conséquence condamnée à payer à la société Naudet la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ces motifs
Réforme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille le 3 mars 2011,
Condamne la société Castorama à payer à la société Naudet sapins de Noël la somme de 422 000 euros avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt,
Condamne la société Castorama à payer à la société Naudet sapins de Noël la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Déboute la société Castorama de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Condamne la société Castorama aux entiers dépens.
Le GreffierLe Conseiller
pour le Président
légitimement empêché
M. ZandeckiP.Barincou