MINUTE N° 279/2024
Copie exécutoire
aux avocats
Le 5 juillet 2024
La greffière
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D'APPEL DE COLMAR
DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE
ARRÊT DU 5 JUILLET 2024
Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 22/01794 -
N° Portalis DBVW-V-B7G-H2SF
Décision déférée à la cour : 15 Mars 2022 par le tribunal judiciaire de COLMAR
APPELANTE :
Madame [F] [O] [D] [H] épouse [B]
demeurant [Adresse 3]
représenté par Me Guillaume HARTER de la SELARL LX AVOCATS, avocat à la cour.
INTIMÉE :
L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
sis [Adresse 4] à [Localité 2]
représenté par Me Dominique HARNIST, avocat à la cour.
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 15 Mars 2024, en audience publique, devant la cour composée de :
Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente de chambre
Madame Murielle ROBERT-NICOUD, conseillère
Madame Nathalie HERY, onseillère
qui en ont délibéré.
Greffière lors des débats : Madame Sylvie SCHIRMANN
ARRÊT contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
- signé par Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente, et Madame Sylvie SCHIRMANN, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCÉDURE
Selon requête en date du 29 novembre 2006, Mme [F] [O] [H], épouse [B] a sollicité l'ouverture de la procédure de partage judiciaire de la succession de son frère, [Z] [H], décédé le [Date décès 1] 2006.
Par ordonnance du 12 février 2007, le tribunal d'instance de Guebwiller a fait droit à cette demande et a désigné Me [J], notaire à [Localité 5], pour l'accommodement de la procédure de partage.
Me [A], ayant succédé à Me [J], a dressé un procès-verbal de difficultés, le 2 mars 2015, en suite duquel le tribunal de grande instance de Colmar saisi par acte introductif d'instance enregistré le 9 juin 2015 a rendu, le 14 février 2018, un jugement qui a ordonné la vente aux enchères publiques des biens immobiliers dépendant de la succession.
Arguant de ce que la succession de son frère n'était toujours pas réglée et de ce que la vente aux enchères n'avait toujours pas été mise en oeuvre, ce qui constituait un déni de justice et un dysfonctionnement du service de la justice Mme [B] et son époux M. [W] [B] ont saisi le tribunal judiciaire de Colmar, le 6 janvier 2021, au visa de l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de celles des articles L.11-3 et L.111-4 du code de l'organisation judiciaire d'une demande de condamnation de l'agent judiciaire de l'Etat, au paiement de dommages et intérêts.
Par jugement en date du 15 mars 2022, le tribunal a débouté Mme [B], son époux étant décédé en cours d'instance, de ses demandes, débouté l'Agent judiciaire de l'Etat de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et a condamné Mme [B] aux dépens.
Le tribunal a retenu que :
- le régime de responsabilité de l'Etat pour fonctionnement défectueux du service de la justice ne concernait que les actes et décisions des magistrats de l'ordre judiciaire dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles, à l'exclusion de ceux des collaborateurs occasionnels du service public de la justice,
- si, en vertu des dispositions de la loi du 1er juin 1924, le notaire est obligatoirement désigné par le tribunal d'instance et remplit sa mission sous le contrôle de cette juridiction, il n'en demeure pas moins que, même en droit local alsacien-mosellan, il reste un collaborateur occasionnel du service public de la justice, distinct de l'institution judiciaire, de sorte que Mme [B] n'est pas fondée à rechercher la responsabilité de l'Etat pour les manquements commis par les notaires successivement en charge du règlement de la succession,
- aucune faute ne pouvait être reprochée à l'institution judiciaire, au regard de la chronologie des actes et décisions qu'il a rappelée, et du fait que le juge d'instance de Guebwiller n'avait été saisi d'aucune plainte ou demande quant à la lenteur des opérations de partage et qu'il ne lui appartenait pas de s'enquérir régulièrement de leur état d'avancement si les parties ne se manifestaient pas, outre le fait qu'un courrier du greffier avait été adressé au notaire le 26 août 2014 auquel il avait été répondu par le notaire que le dossier suivait son cours, et un autre courrier le 19 septembre 2019 auquel il avait également été répondu que le dernier procès-verbal datait du 6 mai précédent.
Mme [B] a interjeté appel de ce jugement le 2 mai 2022.
La procédure a été clôturée par ordonnance du 3 octobre 2023.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 23 mai 2023, Mme [B] demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il la déboute de ses demandes et la condamne aux dépens et statuant à nouveau de :
- condamner l'Agent judiciaire de l'Etat à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de son préjudice moral, outre intérêts au taux légal à compter de la décision à intervenir ;
- condamner l'Agent judiciaire de l'Etat à lui payer la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de son préjudice financier, outre intérêts au taux légal à compter de la décision à intervenir ;
- rejeter toute demande formée au titre d'un appel incident ;
- condamner l'Agent judiciaire de l'Etat à lui verser la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Elle rappelle les dispositions de l'article 6§1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, et que la Cour de cassation admet que toute partie à une procédure de partage judiciaire de droit local a droit aux garanties prévues par ce texte, ainsi que les dispositions de l'article L.111-3 du code de l'organisation judiciaire en vertu duquel les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable, et celles de l'article L. 141-1 du même code selon lequel la responsabilité de L'Etat pour cause de fonctionnement défectueux du service de la justice n'est engagée, sauf dispositions particulières, qu'en cas de faute lourde ou de déni de justice, lequel est caractérisé lorsque le retard mis à évoquer l'affaire n'est justifié ni par la complexité de la procédure, ni par la difficulté présentée par l'affaire, ni par le comportement des parties, le délai raisonnable s'appréciant in concreto.
Elle soutient que selon la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme l'exigence de durée raisonnable s'applique à la procédure de partage successoral devant le notaire, dès lors qu'elle est soumise au contrôle du tribunal, la France ayant ainsi été condamnée pour des procédures de partage ayant duré respectivement 5 et 7 ans, et la position du tribunal étant en contradiction avec cette jurisprudence.
Elle soutient qu'en l'espèce, il est totalement anormal que la vente ordonnée en 2018 n'ait toujours pas eu lieu, un tel délai ne se justifiant pas au regard de la nature ou du degré de complexité de l'affaire, ni au regard de l'attitude de Mme [B] dont le conseil a adressé de nombreux courriers au notaire.
Elle reproche à celui-ci de systématiquement tarder à convoquer les parties, et à accomplir les diligences nécessaires tant pour l'établissement du procès-verbal de difficultés qui aurait dû être dressé plus tôt, que dans le cadre de la vente aux enchères..
Mme [B] soutient que le notaire étant désigné par le juge, il est tenu de lui rendre des comptes, et que dès lors qu'il appartient à la juridiction de contrôler les opérations de liquidation tout au long de la procédure et d'homologuer l'état liquidatif, elle doit aussi veiller au respect des droits du justiciable, de sorte qu'elle est fondée à rechercher la responsabilité de l'Etat au titre des manquements commis par les notaires dans la conduite des opérations de partage, le déni de justice étant caractérisé.
S'agissant de son préjudice Mme [B] fait valoir qu'elle espérait pouvoir disposer des fonds provenant de la succession, alors qu'elle a une santé défaillante qui s'aggrave du fait de la durée de cette procédure.
Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 17 octobre 2022, l'Agent judiciaire de l'Etat conclut au rejet de l'appel, à la confirmation du jugement en toutes ses dispositions.
A titre infiniment subsidiaire, il conclut à la réduction des montants et en tout état de cause, à la condamnation de Mme [B] aux dépens d'appel et au paiement d'une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Il fait valoir que l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire ne prévoit la mise en cause de la responsabilité de l'Etat que lorsque le dysfonctionnement concerne le service public de la justice, ce qui suppose que l'auteur de la faute appartienne au service public de la justice, ce qui n'est pas le cas des collaborateurs occasionnels de ce service qui engagent leur responsabilité personnelle en cas de faute.
Il soutient que :
- en droit local d'Alsace-Moselle, une fois la procédure de partage judiciaire ordonnée, le tribunal doit, et non pas seulement s'il le juge utile, comme le prévoit l'article 1364 du code de procédure civile en droit général, renvoyer les parties devant le notaire désigné, pour effectuer le partage, toute la procédure se déroulant devant ce dernier qui en assure la direction, depuis l'invitation aux parties de faire leurs propositions de partage, prévue par l'article 224 de la loi de 1924, jusqu'à l'établissement de l'acte de partage,
- le tribunal n'intervient qu'à titre tout à fait exceptionnel en tant qu'organe de juridiction gracieuse, son rôle se bornant à surveiller le déroulement des différentes phases de la procédure en demandant, le cas échéant, au notaire un compte rendu sommaire sur son état, à statuer sur les incidents de procédure et à homologuer l'acte de partage,
- si la Cour européenne des Droits de l'Homme dans l'arrêt Siegel/France du 28 novembre 2000 a étendu les exigences du procès équitable à la procédure gracieuse de partage successoral de droit local, au motif que 'la procédure devant les notaires était si étroitement liée au contrôle du tribunal d'instance qu'elle ne peut pas être dissociée dudit contrôle aux fins de la détermination des droits et obligations civils du requérant', la Cour de cassation refuse toutefois d'appliquer l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme à la procédure qui se déroule devant le notaire dans la mesure où il n'exerce pas de fonctions juridictionnelles.
Il rappelle par ailleurs la chronologie des opérations de partage et soutient que la durée de la procédure n'est pas liée aux juridictions judiciaires mais au comportement des parties et à la conduite des opérations par le notaire, Me [J] ayant dressé de nombreux procès-verbaux relatant le manque de diligences des parties ou leur désaccord, outre que les parties ne se sont jamais manifestées pour se plaindre de la durée de la procédure, les demandes d'informations sur l'état de la procédure l'ayant été à l'initiative du greffe du tribunal d'instance.
Il souligne que Mme [B] a attendu 8 ans après le décès de son frère pour saisir le juge du fond, et que le jugement du 14 février 2018 fait suite à un jugement avant dire droit du 26 janvier 2017 ce qui démontre la complexité de la procédure.
Subsidiairement, il conteste le préjudice allégué qui n'est étayé par aucun élément justificatif.
Pour l'exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions notifiées et transmises par voie électronique aux dates susvisées.
MOTIFS
Selon l'article 6§1 de la Convention européenne des droits de l'homme « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. ['] ».
Selon l'article L.111-3 du code de l'organisation judiciaire « Les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable » et selon l'article L. 141-1 du même code « l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ».
Le déni de justice suppose que le retard mis à évoquer l'affaire ne soit justifié ni par la complexité de la procédure, ni par la difficulté présentée par l'affaire, ni par le comportement des parties, le délai raisonnable s'appréciant in concreto.
Si la Cour européenne des Droits de l'Homme dans son arrêt Siegel/France du 28 novembre 2000 n° 36350/97 a considéré que « la procédure devant les notaires était si étroitement liée au contrôle du tribunal d'instance qu'elle ne pouvait pas être dissociée dudit contrôle aux fins de la détermination des droits et obligations civils du requérant », et a admis que l'article 6 § 1 de la Convention s'appliquait en l'espèce, elle a toutefois d'une part, souligné le caractère gracieux de la procédure de droit local devant le notaire et d'autre part, relevé, dans cette affaire, tant une inertie du notaire, qu'une carence du tribunal d'instance devant contrôler la procédure de partage.
Il est désormais admis que les dispositions de l'article 6§1 précité s'appliquent à la procédure de partage judiciaire. Toutefois, selon une jurisprudence établie la responsabilité de l'Etat ne peut être recherchée pour fonctionnement défectueux du service de la justice au titre de manquements commis par des collaborateurs occasionnels du service public, tel étant le cas du notaire désigné par le juge pour procéder au partage qui a un rôle de conciliation et assure seul la direction de la procédure, sous le contrôle de la juridiction compétente dont le rôle se limite toutefois à statuer en matière gracieuse sur les incidents de la procédure et à homologuer l'acte de partage.
Or, dans le cas présent, pour rechercher la responsabilité de l'Etat Mme [B], qui n'a jamais saisi le tribunal d'instance, puis la chambre compétente du tribunal judiciaire, d'une quelconque demande de remplacement du notaire commis à raison de sa prétendue carence comme elle pouvait le faire, reproche exclusivement un défaut de diligences aux notaires qui se sont succédé, et notamment à Me [J] d'avoir ignoré ses relances et d'avoir tardé à dresser un procès-verbal de difficultés, ainsi qu'à ses successeurs d'avoir tardé à mettre en oeuvre la vente aux enchères des biens, sans formuler de grief précis à l'encontre des juridictions saisies.
Le seul fait que la procédure devant le notaire soit soumise à un contrôle de la juridiction compétente ne suffit pas à engager la responsabilité de l'Etat pour des manquements prétendument commis par des collaborateurs occasionnels du service de la justice, de sorte que l'action de Mme [B] ne peut prospérer.
Au surplus, force est de constater que la procédure s'est révélée d'une particulière complexité, et a été émaillée de nombreux et divers incidents s'agissant tout d'abord de la désignation du notaire, puis de la propriété de certains biens immobiliers dépendant de la succession, et de la vente desdits biens immobiliers, notamment d'un hôtel-restaurant.
La cour constate que de nombreuses réunions de débats ont été convoquées, que contrairement à ce qui est soutenu Me [J] a répondu à certaines des interrogations soulevées par les conseils successifs de l'appelante, et que différents accords ont été constatés par le notaire dans des procès-verbaux du 14 octobre 2009, du 18 octobre 2010, du 17 octobre 2012, et du 17 juillet 2013, lesquels n'ont pas été suivis d'effets, les conditions prévues n'ayant pas été remplies, de sorte qu'un procès-verbal de difficultés a finalement été établi le 2 mars 2015, suite au désistement d'un acquéreur potentiel, en suite duquel les époux [B] ont saisi le tribunal de grande instance de Colmar.
Cette juridiction a rendu un premier jugement avant dire droit le 26 janvier 2017, puis s'est prononcée au fond le 14 février 2018 en ordonnant la vente aux enchères de différents biens immobiliers. Ce jugement a été frappé d'appel. La caducité de la déclaration d'appel a toutefois été constatée le 12 juin 2018.
Le notaire a alors convoqué les parties pour des débats devant se tenir le 21 janvier 2019, cette réunion n'a toutefois pas pu se tenir suite à une information erronée relative au décès de l'une des parties, ce qui a amené le notaire à s'enquérir de l'identité des héritiers.
Interrogés par le greffe du tribunal d'instance de Guebwiller en 2014, puis le 18 septembre 2019, les notaires répondaient que la procédure d'adjudication était en cours, le dernier procès-verbal datant du 6 mai 2019. Il est par ailleurs admis que cette procédure a été entravée par la survenance de la crise sanitaire. Il est enfin établi que des échanges ont encore eu lieu en 2021 avec l'étude notariale suite, notamment, à une offre d'acquisition du bien, et s'agissant des conditions de l'adjudication.
Il ressort de ces constatations que, nonobstant la durée exceptionnellement longue de la procédure, l'inertie alléguée n'est pas suffisamment caractérisée. Le jugement entrepris sera donc confirmé.
Mme [B] qui succombe supportera la charge des entiers dépens d'appel, et sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée. Il sera par contre alloué à l'Agent judiciaire de l'Etat une somme de 1 000 euros sur ce fondement.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450, alinéa 2 du code de procédure civile,
CONFIRME le jugement du tribunal judiciaire de Colmar en date du 15 mars 2022 ;
Y ajoutant,
DÉBOUTE Mme [F] [H], épouse [B], de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE Mme [F] [H], épouse [B], aux dépens d'appel ainsi qu'à payer à l'Agent judiciaire de l'Etat une somme de 1 000 euros (mille euros) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La greffière, La présidente,