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06/07/2023 | FRANCE | N°21/00852

France | France, Cour d'appel de Colmar, Chambre 2 a, 06 juillet 2023, 21/00852


MINUTE N° 356/2023





























Copie exécutoire à



- Me Dominique HARNIST



- la SCP CAHN G./CAHN T./

BORGHI





Le 6 juillet 2023



Le Greffier

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE



ARRÊT DU 6 JUILLET 2023





Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/00852 - N° Portalis DB

VW-V-B7F-HQAV



Décision déférée à la cour : 24 Décembre 2020 par le tribunal judicaire de MULHOUSE





APPELANTS :



Monsieur [H] [T]

Madame [E] [G] épouse [T]

demeurant ensemble [Adresse 2] à [Localité 4]



représentés par Me Dominique HARNIST, avocat à la c...

MINUTE N° 356/2023

Copie exécutoire à

- Me Dominique HARNIST

- la SCP CAHN G./CAHN T./

BORGHI

Le 6 juillet 2023

Le Greffier

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU 6 JUILLET 2023

Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/00852 - N° Portalis DBVW-V-B7F-HQAV

Décision déférée à la cour : 24 Décembre 2020 par le tribunal judicaire de MULHOUSE

APPELANTS :

Monsieur [H] [T]

Madame [E] [G] épouse [T]

demeurant ensemble [Adresse 2] à [Localité 4]

représentés par Me Dominique HARNIST, avocat à la cour.

INTIMÉE :

La S.A.R.L. TASQUIN CONSEIL, prise en la personne de son représentant légal

[Adresse 1] à [Localité 3]

représentée par la SCP CAHN G./CAHN T./BORGHI, avocat à la cour.

Avocat plaidant : Me Rodolphe CAHN, avocat à Mulhouse

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 05 Janvier 2023, en audience publique, devant la cour composée de :

Monsieur Franck WALGENWITZ, Président de chambre

Madame Myriam DENORT, Conseiller

Madame Nathalie HERY, Conseiller

qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : Madame Sylvie SCHIRMANN

ARRÊT contradictoire

- prononcé publiquement après prorogation du 4 mai 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.

- signé par Monsieur Franck WALGENWITZ, président et Madame Sylvie SCHIRMANN, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS et PROCÉDURE

M. [H] [T] et Mme [E] [G], épouse [T], ont, dans le cadre d'un investissement locatif, acquis un studio dans la Résidence [Adresse 5], située [Adresse 5] à [Localité 6].

Pour financer cette acquisition, ils ont souscrit auprès de la Caisse de Crédit Mutuel [Localité 3] Europe (la CCM Europe) suivant offre de prêt émise le 19 septembre 2000, un prêt de 266 000 CHF, remboursable en une échéance unique en capital, le 30 septembre 2014, les intérêts et cotisations d'assurance étant quant à eux remboursables annuellement moyennant un taux d'intérêt initial de 5,201 % l'an, variable en fonction de l'indice Libor 3 mois.

Le remboursement du prêt était garanti par une hypothèque conventionnelle sur le bien financé, le privilège de prêteur de deniers et le nantissement d'un contrat d'assurance vie « Fleming Epargne ». Ce contrat d'assurance vie, financé par le rachat d'un contrat d'assurance-vie Norwich Union, a lui-même été racheté en 2006 pour être substitué par un contrat d'assurance « Patrimoine vie plus », lequel a fait l'objet, en 2008, de trois arbitrages successifs, le tout effectué par la SARL Tasquin Conseil.

En 2015, les époux [T] ont vendu le studio au prix de 204 600 euros.

Invoquant le caractère ruineux du placement effectué en vue de leur retraite qui leur aurait causé un préjudice financier de 120 000 euros, ainsi qu'un manquement de la société Tasquin Conseil à son obligation d'information et de conseil, cette dernière étant selon eux intervenue dès l'étude du financement de leur projet immobilier et s'étant chargée de la gestion des contrats d'assurance-vie afférents au prêt, les époux [T] ont, par acte introductif d'instance du 22 janvier 2018 déposé le 23 janvier 2018, saisi le tribunal de grande instance de Mulhouse d'une action en indemnisation à son encontre.

Par jugement contradictoire du 24 décembre 2020, le tribunal, devenu le tribunal judiciaire de Mulhouse a :

- déclaré irrecevable pour cause de prescription la demande de dommages et intérêts formée par les époux [T]-[G] à l'encontre de la société Tasquin Conseil ;

- rejeté les demandes formées, tant par les époux [T]-[G], que par la société Tasquin Conseil, au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné in solidum les époux [T]-[G] aux dépens.

Le tribunal, constatant que les principales critiques émises par les demandeurs portaient sur des manquements commis par la société Tasquin Conseil à ses obligations d'information et de conseil dans le cadre de placements financiers, mais aussi dans d'autres prestations de suivi de ces mêmes placements, en a déduit l'existence d'une convention, non formalisée, d'intermédiation financière.

Il a relevé qu'en raison de la qualité de commerçant de la société Tasquin Conseil, la prescription applicable était celle de l'article L. 110-4 du code commerce dans sa rédaction issue de l'ordonnance n°2000-912 du 18 septembre 2000, soit un délai de dix ans ramené à cinq ans par la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, entrée en vigueur le 19 juin 2008, l'article 26-II de ladite loi rappelant que les dispositions qui réduisent la durée de prescription s'appliquent à compter du jour de son entrée en vigueur, sans que la durée totale puisse excéder celle prévue par la loi antérieure.

Le point de départ du délai de prescription se situait, selon une jurisprudence constante reprise à l'article 2224 du code civil, à la date de réalisation du dommage ou celle à laquelle il avait été révélé à la victime, si celle-ci établissait qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance. Le tribunal a ainsi relevé que le dommage allégué, résultant d'un manquement à une obligation d'information et de conseil, s'analysait comme une perte de chance de ne pas contracter ou de le faire à des conditions plus avantageuses.

Il a constaté que la société Tasquin Conseil était intervenue en 2006 pour le transfert de fonds portés au crédit du contrat « Fleming Epargne » vers un contrat d'assurance vie « Vie Plus », ce transfert n'ayant pu se faire que via le rachat du premier contrat, qui n'était alors manifestement pas arrivé à son échéance, son ancienneté n'étant que de 6 ans.

Le premier juge a souligné que le rachat du contrat d'assurance vie mettant un terme à celui-ci, s'il permettait au souscripteur de retirer la valeur des primes capitalisées au jour de la demande, lui faisait également perdre tout ou partie des avantages fiscaux liés et entraînait, outre le précompte des prélèvements sociaux, l'application d'un prélèvement libératoire, indépendamment des frais de gestion liés à la clôture d'un compte. C'est ce qu'il ressortait d'un courrier de M. [T] adressé à la société Tasquin Conseil le 12 novembre 2009, où le premier manifestait son insatisfaction quant aux prestations fournies par la seconde.

Outre qu'ils pouvaient réaliser dès l'origine que les versements périodiques stipulés étaient insuffisants pour couvrir l'échéance finale du prêt bancaire, le tribunal a conclu que les époux [T] étaient en mesure d'appréhender le préjudice financier allégué dès le 6 octobre 2006. La circonstance que ce préjudice se soit aggravé dans les années qui ont suivi était sans emport sur le point de départ du délai de prescription.

Par conséquent, le délai de prescription, qui avait commencé à courir au 6 octobre 2006, était expiré au 6 avril 2018, date de dépôt au greffe de l'acte introductif d'instance.

*

Les époux [T]-[G] ont interjeté appel de ce jugement le 5 février 2021 en toutes ses dispositions, sauf celles rejetant la demande de la société Tasquin Conseil au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Tasquin Conseil a saisi le conseiller chargé de la mise en état d'une requête tendant à ce que les conclusions d'appel des époux [T]-[G] soient déclarées irrecevables et à ce que leurs demandes soient jugées prescrites. Par ordonnance du 24 novembre 2021, le conseiller chargé de la mise en état a rejeté sa requête en ce qu'elle tendait à l'irrecevabilité des conclusions d'appel des époux [T]-[G] et elle l'a déclarée irrecevable en ce qu'elle tendait à voir juger leurs demandes prescrites, au motif qu'elle n'entrait pas dans ses pouvoirs mais dans ceux de la cour.

La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 4 octobre 2022.

MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Aux termes de leurs dernières conclusions transmises par voie électronique le 3 mai 2021, les époux [T]-[G] demandent à la cour de déclarer leur appel recevable et fondé, d'infirmer le jugement de première instance « en toutes ses dispositions » et, statuant à nouveau :

- de déclarer recevable, car non prescrite, leur demande de dommages et intérêts formée à l'encontre de la société Tasquin Conseil ;

- de déclarer la société Tasquin responsable du préjudice financier qu'ils ont subi et de condamner l'intimée à leur payer la somme de 120 000 euros en réparation de ce dommage ;

- de condamner l'intimée à leur payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens des deux instances.

Sur la recevabilité de leur demande, les époux [T]-[G] soutiennent que, si le raisonnement du tribunal peut éventuellement être admis concernant les fautes avérées de la société Tasquin Conseil quant aux avenants régularisés, le point de départ du délai de prescription commence à courir, en cas de manquement de la banque à son devoir de mise en garde sur le risque d'endettement excessif en matière de prêt in fine (prêt en devise), au terme du contrat de prêt, soit à la date à laquelle le capital emprunté est devenu exigible. Il s'agit en l'espèce du 30 septembre 2014, avec pour conséquence que l'action engagée devant le tribunal judiciaire de Mulhouse le 6 avril 2018 est selon eux parfaitement recevable.

Au fond, les appelants font valoir, en leur qualité de clients non avertis, que la responsabilité du montage financier litigieux incombe entièrement à la société Tasquin Conseil et qu'eux-mêmes n'ont jamais été en contact avec le représentant de la banque, tous les documents ayant été signés à leur domicile avec le représentant de l'intimée. Ils soulignent que c'est cette dernière qui leur a imposé de souscrire en devise étrangère, alors qu'ils étaient salariés et résidents en France, et qu'ils n'avaient ni compétence, ni qualité professionnelle pour juger d'une telle opportunité financière.

Les divers arbitrages, transferts de contrats successifs et placement générés, qu'ils ont réalisés à l'initiative de l'intimée, leur ont fait perdre de l'argent, de sorte qu'ils estiment que cette dernière a manqué à son devoir de conseil qui lui imposait d'étudier le profil des clients, d'identifier leur objectif, de sélectionner des produits patrimoniaux appropriés et de rédiger un contrat de mission formalisant son conseil. Elle n'a respecté aucun formalisme, eu égard aux objectifs à atteindre, et notamment celui de reconstituer un capital correspondant au montant du prêt in fine, et ne leur a pas même fait signer un mandat.

Ils lui reprochent également une gestion « approximative », dont témoignent les arbitrages malheureux de 2006, puis de 2008, ainsi que des fausses signatures et l'indigence des documents qu'elle leur a fournis pour la souscription.

Ils invoquent un préjudice en lien direct avec ces fautes, consistant en une perte de chance relative à l'abandon du projet immobilier locatif, ayant été pénalisés fiscalement et financièrement. Ils chiffrent ainsi leur préjudice global à 120 000 euros, conformément l'évaluation de la société FGIS.

*

Aux termes de ses dernières conclusions transmises par voie électronique le 27 juillet 2021, la société Tasquin Conseil conclut au rejet de l'appel principal et à la confirmation du jugement. Elle demande à la cour :

- de déclarer irrecevables les conclusions des époux [T]-[G] régularisées le 29 avril 2021, en ce qu'elles constituent de nouvelles prétentions au sens de l'article 564 du code de procédure civile ;

- de dire et juger que les demandes relatives à sa responsabilité sont prescrites et de les déclarer irrecevables ;

- de débouter les époux [T]-[G] de l'ensemble de leurs demandes ;

- subsidiairement, de les débouter de toutes leurs fins et conclusions, au motif qu'ils ne démontrent pas l'existence d'une faute extra-contractuelle commise par elle et qu'elle n'a pas engagé sa responsabilité quasi-délictuelle à leur encontre;

- à titre infiniment subsidiaire, de constater l'absence de faute de sa part et de débouter les époux [T]-[G] de leurs fins et conclusions ;

- de condamner les époux [T]-[G] à lui verser un montant de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civil, outre les entiers dépens.

Sur l'irrecevabilité des conclusions des appelants, la société Tasquin Conseil soutient que, par une note du 17 février 2020 adressée au tribunal judiciaire de Mulhouse, ils ont indiqué in fine « qui ne dit mot consent » et qu'ils sont ainsi réputés avoir abandonné leurs prétentions antérieures en application de l'article 768 du code de procédure civile, si bien que leurs conclusions du 29 avril 2021 ne peuvent être considérées que comme des prétentions nouvelles, irrecevables en application de l'article 564 du même code.

Sur la prescription, l'intimée reprend les motifs du jugement entrepris. Le point de départ du délai de prescription ne peut se situer qu'en 2006, date du transfert du contrat d'assurance-vie litigieux. En outre, elle précise que les appelants n'indiquent pas dans leur assignation quel fait délictuel ou quasi délictuel elle aurait commis pour pouvoir engager sa responsabilité civile.

Elle souligne également que les époux [T]-[G] ne peuvent valablement soutenir qu'ils n'auraient eu connaissance des faits allégués, alors que, dans la lettre en date du 12 novembre 2009, ils lui reprochent divers manquements à son obligation de conseil ayant entraîné de graves déconvenues financières et qu'au pire des cas, la prescription a commencé à courir à cette date.

Elle soutient donc que l'action des époux [T]-[G] se heurte à la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du code civil.

La société Tasquin Conseil souligne également que la signature du prêt en devise ne lui est pas imputable, celui-ci ayant été conclu directement avec la CCM Europe et seuls lui étant reprochés des arbitrages, de sorte que le moyen des époux [T]-[G] selon lequel la signature du prêt aurait interrompu la prescription est inopérant.

En outre, l'action en responsabilité contre le banquier dispensateur de crédit est constitutive d'une perte de chance de ne pas contracter et se manifeste dès l'octroi du crédit, à moins que l'emprunteur ne démontre qu'il pouvait à cette date légitimement ignorer le dommage.

Au fond, l'intimée entend préciser que les appelants ne démontrent pas l'existence d'une faute délictuelle ou quasi délictuelle commise par elle. Elle soutient que le transfert du contrat Norwich Union au profit du contrat Fleming Vie était nécessaire, car le nantissement en garantie du prêt était prévu par la banque sur ce contrat et ne pouvait se faire avec le premier, qui était un contrat mixte. De plus, dans la mesure où le transfert s'est effectué avec le concours du Crédit Mutuel et que le contrat Fleming Vie perdait une valeur considérable et ne pouvait faire l'objet d'arbitrage, elle n'aurait commis aucune faute.

Outre qu'elle conteste être intervenue dans la souscription du prêt, l'intimée estime ne pouvoir être responsable d'une dépréciation de l'euro face au franc suisse et affirme avoir, dès janvier 2010, proposé des solutions que les époux [T]-[G] ont refusées.

Elle considère donc que le préjudice qu'ont subi les époux [T]-[G] n'est pas dû à son intervention ou à ses quelconques et prétendues omissions, mais à la crise financière de 2008, ainsi qu'à la vente précipitée de leur appartement, décidée sans négocier avec le Crédit Mutuel, alors qu'elle-même avait pu négocier une baisse du taux d'intérêt et une prolongation de la durée du prêt. Du reste, les époux [T]-[G] n'auraient pas démontré le préjudice allégué.

*

Pour l'exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère à leurs conclusions notifiées et transmises aux dates susvisées.

MOTIFS

I - Sur la recevabilité des conclusions des époux [T]-[G]

Le conseiller chargé de la mise en état ayant, par ordonnance du 24 novembre 2021, rejeté sa requête en ce qu'elle tendait à l'irrecevabilité des conclusions d'appel des époux [T]-[G] et ayant autorité de la chose jugée sur ce point, il en résulte que cette même demande présentée devant la cour doit être déclarée irrecevable.

II ' Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription de la demande des époux [T]-[G]

Les époux [T]-[G] mettent en cause la responsabilité de la société Tasquin Conseil, qui exerce notamment une activité de conseil et de gestion de patrimoine, pour un manquement à son devoir d'information et de conseil lors de la souscription du contrat de prêt litigieux, pour laquelle ils affirment qu'elle est intervenue, mais aussi pour sa gestion hasardeuse des contrats auxquels ce prêt était adossé.

La société Tasquin Conseil conteste tout d'abord être intervenue à l'occasion de la souscription du contrat de prêt, soutenant n'avoir été sollicitée qu'afin de pouvoir conseiller les époux [T]-[G] dans la gestion du contrat d'assurance-vie Fleming Epargne, cédé selon un avenant à la CCM Europe, sans toutefois produire le moindre document définissant sa mission.

Les époux [T]-[G] ne produisent, concernant l'étude de leur financement, que des observations et schémas difficilement lisibles que le représentant de l'intimée leur aurait remis préalablement à la souscription du prêt litigieux, au dos d'un imprimé intitulé « News Finance », relatif au suivi des fonds d'investissement de la Nordwich Union daté du 3 mars 2000.

Cependant, l'intimée n'explique pas comment elle s'est trouvée en possession de la simulation de leur financement effectuée en vue de la souscription de leur prêt. En effet, dans sa réponse au courrier de M. [T] du 18 janvier 2010, elle indique joindre à sa lettre cette simulation de leur financement de l'époque. Or, si elle n'était intervenue que postérieurement à la conclusion du prêt et uniquement dans le cadre de la gestion des contrats d'assurance-vie liés à celui-ci, elle n'aurait eu strictement aucun motif de disposer de cette simulation.

En outre, alors que M. [T], dans le courrier qu'il lui a adressé le 12 novembre 2009, lui demandait pourquoi elle leur avait conseillé un prêt in fine, la société Tasquin Conseil ne justifie pas avoir alors contesté être intervenue à l'occasion de la souscription de ce prêt et avoir apporté un tel conseil au couple d'emprunteurs.

Il en résulte que son intervention, dès l'étude du financement du projet d'acquisition immobilière, est suffisamment démontrée. Par ailleurs, elle ne conteste pas son intervention dans la gestion des contrats successifs adossés au prêt immobilier in fine.

En application de l'article 2224 du code civil issu de la loi du 17 juin 2008, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

Ces dispositions s'appliquent dans le cas d'une action en responsabilité, qu'elle soit délictuelle ou contractuelle.

Les dispositions de l'article 2262 du code civil, telles qu'en vigueur avant cette réforme, prévoyaient une prescription trentenaire pour toutes les actions, tant réelles que personnelles.

De plus, avant l'entrée en vigueur de cette loi, l'article 2270-1 al.1er du code civil énonçait « les actions en responsabilité extra-contractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ». Si aucune disposition légale ne fixait le point de départ de la prescription en matière de responsabilité contractuelle, par analogie, selon une jurisprudence constante, la prescription d'une action en responsabilité, qu'elle fût de nature délictuelle ou contractuelle, ne courait qu'à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il était révélé à la victime, si celle-ci établissait qu'elle n'en avait pas eu connaissance.

Selon l'article 26 de cette loi, les dispositions de celle-ci qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de son entrée en vigueur, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.

Il en résulte que ces dispositions transitoires doivent s'appliquer dès lors que le délai de prescription prévu par les dispositions antérieures n'était pas écoulé lors de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, ce qui était le cas en l'espèce.

Dans la situation présente, s'agissant du devoir de conseil préalable à la souscription du prêt, les époux [T]-[G] invoquent un préjudice consistant à la perte de chance relative à l'abandon du projet locatif qui devait leur permettre de se constituer un patrimoine pour leur retraite, cette perte de chance étant liée aux caractéristiques du prêt cumulant le risque lié à l'évolution du taux de change, s'agissant d'un prêt souscrit en francs suisses in fine adossé à un contrat d'assurance-vie dont les contre-performances éventuelles pouvaient, associées à une évolution défavorable de la parité entre les francs suisses et l'euro, ne pas permettre, au terme de ce prêt, le remboursement du capital prêté. Il s'agit donc de la perte de la chance d'éviter la réalisation d'un tel risque, lequel n'a pu se réaliser que lorsque le capital emprunté est devenu exigible, au terme du prêt. De plus, s'agissant des fautes reprochées à la société Tasquin Conseil par les époux [T]-[G] dans la gestion de leurs contrats d'assurance-vie successifs, c'est le même préjudice qui est invoqué.

Si M. [T] avait, par une lettre du 12 novembre 2009, exprimé auprès de la société Tasquin Conseil son mécontentement des rachats successifs des assurances-vies souscrites, proposés par cette dernière, ainsi que des frais, impôts et pertes qu'ils avaient entraînés, qu'il avait alors évalué à 7 227 euros, et s'il lui avait demandé pourquoi elle leur avait conseillé un prêt in fine plutôt qu'un prêt « classique », après avoir observé que le contrat présentait une valeur de rachat de 22 329,67 euros et qu'elle leur avait garanti une valeur de rachat de 169 500 euros, il ne pouvait, pas plus que son épouse, avoir alors connaissance de la valeur de rachat du dernier contrat d'assurance-vie 6 ans plus tard et des conséquences de l'évolution qu'allait connaître durant les années suivantes la parité entre les deux monnaies concernées. Or, d'après une étude de l'évaluation de leurs préjudices produites par les époux [T]-[G], c'est ce poste qui constitue la part la plus importante de leurs pertes.

En conséquence, le délai de prescription de l'action des emprunteurs pour manquement à l'obligation d'information et de conseil de la société Tasquin Conseil lors de la souscription du contrat de prêt litigieux et pendant la durée de ce prêt, en réparation du dommage consistant en la perte de chance d'éviter le risque de ne pas être en mesure de le rembourser, a bien commencé à courir à la date d'exigibilité des sommes empruntées, soit à compter du 30 septembre 2014.

Dès lors, l'action en responsabilité dirigée contre la société Tasquin Conseil pour manquement de cette dernière à son devoir de conseil à l'occasion de la souscription du prêt et pour la gestion hasardeuse des contrats d'assurance-vie liés au prêt, engagée en janvier 2018, n'est pas couverte par la prescription, s'agissant de la réparation de cette perte de chance.

Le jugement déféré doit donc être infirmé en ce qu'ayant accueilli cette fin de non-recevoir, il a déclaré prescrite la demande de dommages et intérêts des époux [T]-[G] dirigée contre la société Tasquin Conseil. En effet, au vu de ce qui précède, cette fin de non-recevoir doit être rejetée et cette demande doit être déclarée recevable comme étant non prescrite.

III - Sur le fond

Il appartient au conseil en gestion de patrimoine, à l'occasion de la souscription d'un contrat de prêt dans le cadre d'un investissement locatif, de s'informer sur la situation des emprunteurs, sur la nature et le montant de leurs revenus et patrimoine, leurs compétences et connaissances en matière d'investissement, ainsi que sur leurs objectifs.

Dans la situation présente, la société Tasquin, qui est intervenue précisément pour le financement du projet d'investissement locatif des appelants, dès avant la souscription du prêt et au cours de la vie de celui-ci, ne démontre pas s'être renseignée sur tous ces éléments nécessaires pour être en mesure, à cette occasion, de recommander aux époux [T]-[G] un produit adapté à leur situation financière, à leurs besoins et à leur capacité de remboursement.

C'est ainsi qu'elle leur a proposé et les a laissés souscrire auprès de la CCM [Localité 3] Europe un contrat de prêt remboursable au terme de 14 ans en francs suisses, alors qu'aucun d'eux n'exerçait son activité professionnelle en Suisse et ne percevait de revenus dans cette monnaie, ce qui, en cas d'évolution défavorable de la parité entre francs suisses et euros, était de nature à augmenter leur dette et fragiliser leur capacité de remboursement, d'autant plus qu'il s'agissait d'un prêt in fine d'une durée conséquente et que les placements auxquels ce contrat de prêt était adossé étaient des placements en euro.

L'intimée n'a donc pas informé les époux [T]-[G] sur les risques relatifs à un tel financement, de même que sur ceux afférents à un tel contrat de prêt in fine adossé à des contrats d'assurance-vie, faisant dépendre de la rentabilité de ces derniers la constitution du capital destiné à rembourser les fonds prêtés, au terme du contrat de prêt. Elle ne démontre pas non plus les avoir informés des conséquences possibles des éventuelles contre-performances des contrats d'assurance vie en cause et, dans le cadre de la gestion de ces contrats d'assurance-vie, les avoir conseillés sur les placements les plus sûrs, ce qui était nécessaire afin de réduire l'aléa relatif à ces éventuelles contre-performances.

Or, un tel prêt se trouvait totalement inadapté à la situation et aux objectifs des emprunteurs, qui ne disposaient pas d'un patrimoine particulier et souhaitaient précisément augmenter leurs revenus durant leur retraite. D'ailleurs, il apparaît que le risque y afférent s'est réalisé, amplifié par la gestion des contrats d'assurance-vie successifs, et ce dès la conclusion du contrat, dans la mesure où le choix du contrat garantissant le prêt a nécessité le rachat de celui dont les époux [T]-[G] étaient titulaires antérieurement, leur ayant fait perdre l'avantage fiscal dont ils auraient pu bénéficier à terme et ayant entraîné des frais supplémentaires de versements. De plus, différents arbitrages qui se sont révélés hasardeux ont été effectués sans même le consentement des emprunteurs, par des faux reconnus par le salarié de la société Tasquin Conseil entendu dans le cadre de l'enquête de police diligentée pour de telles infractions, ce qui révèle une conception très particulière du devoir d'information et de conseil.

Dès lors, le risque de ne pas être en mesure, à l'aide de l'épargne ainsi constituée, de rembourser le capital emprunté au terme du prêt s'étant réalisé, la faute de l'intimée dénoncée par les époux [T]-[G] leur a bien causé un préjudice consistant en la perte de chance de l'éviter.

Il en résulte que la demande en indemnisation des appelants est fondée en son principe. S'agissant de cette perte de chance, il convient de souligner que les époux [T]-[G] sollicitent un montant de 120 000 euros correspondant à leur préjudice tel qu'évalué par la SARL FGIS, courtier en investissement financier à [Localité 3], qui n'a pas la qualité d'expert.

Celle-ci met en compte essentiellement un montant de 46 000 euros de préjudice financier au titre de mauvais arbitrages réalisés par la société Tasquin Conseil sans mandat justifié et 75 000 euros au titre de la perte de change, au regard de l'évolution de la parité franc suisse/euro. Tout en contestant cette évaluation au motif qu'elle a été réalisée par une entreprise concurrente, l'intimée ne présente aucune observation précise sur les calculs effectués par cette société. Elle souligne toutefois que les emprunteurs ont eux-mêmes contribué à leur propre préjudice en revendant précipitamment l'appartement ainsi acquis en 2015, au prix de 204 600 euros, alors que le montant à rembourser au titre du prêt s'élevait alors à l'équivalent de 253 000 euros.

L'étude de la société FGIS inclut également une privation de revenus locatif à compter de début 2015, évaluée à 9 720 euros par an, soit une perte de revenus hypothétiques futurs viagers de 243 000 €. Cependant, il ne s'agit que de revenus hypothétiques, donc d'un préjudice de même nature qui ne peut donner lieu à réparation, d'autant plus que les époux [T]-[G] ne s'expliquent guère sur l'absence de demande d'aménagement du remboursement du prêt auprès de la CCM.

En effet, la société Tasquin Conseil évoque pour sa part une proposition de prolongation de la durée du prêt avec baisse du taux d'intérêt, qu'elle avait pu alors négocier avec la banque. En tout état de cause, sans tenter la moindre négociation, les époux [T]-[G] ont pu, par une vente précipitée de leur appartement, contribuer à leur propre préjudice.

C'est pourquoi il convient d'évaluer la perte de chance au taux de 60 % applicable au montant de dommages et intérêts sollicité par les appelants, ce qui conduit à fixer leur préjudice au montant de 72 000 euros.

En conséquence, la société Tasquin Conseil sera condamnée à leur verser la somme de 72 000 euros à titre de dommages et intérêts, en réparation de leur préjudice financier.

IV - Sur les dépens et les frais non compris dans les dépens

Le jugement déféré étant infirmé en ses dispositions principales, il le sera également en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais exclus des dépens, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de la société Tasquin Conseil sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

De plus, les demandes des époux [T]-[G] étant partiellement, accueillies, la société Tasquin Conseil assumera les dépens de première instance et d'appel, et réglera aux appelants la somme de 5 000 euros, au titre des frais exclus des dépens qu'ils ont engagés à l'occasion de la première instance et en appel, se voyant déboutée de sa demande présentée sur le même fondement, au titre des frais exclus des dépens qu'elle-même a engagés en appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, publiquement, par mise à disposition de l'arrêt au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450, alinéa 2 du code de procédure civile,

INFIRME le jugement rendu entre les parties par le tribunal judiciaire de Mulhouse le 24 décembre 2020, sauf en ce qu'il a débouté la SARL Tasquin Conseil de sa demande présentée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

CONFIRME le dit jugement sur ce seul chef,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et ajoutant au dit jugement,

REJETTE la fin de non-recevoir soulevée par la SARL Tasquin Conseil à l'encontre de la demande de dommages et intérêts présentée par M. [H] [T] et Mme [E] [G], épouse [T], et DECLARE cette demande recevable,

CONDAMNE la SARL Tasquin Conseil à verser à M. [H] [T] et Mme [E] [G], épouse [T], la somme de 72 000,00 (soixante douze mille) euros à titre de dommages et intérêts,

CONDAMNE la SARL Tasquin Conseil aux dépens de première instance et d'appel,

CONDAMNE la SARL Tasquin Conseil à payer à M. [H] [T] et Mme [E] [G], épouse [T], la somme de 5 000,00 (cinq mille) euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais exclus des dépens qu'ils ont engagés à l'occasion de la première instance et en appel,

REJETTE la demande de la SARL Tasquin Conseil présentée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Colmar
Formation : Chambre 2 a
Numéro d'arrêt : 21/00852
Date de la décision : 06/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-07-06;21.00852 ?
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