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30/09/2022 | FRANCE | N°21/03435

France | France, Cour d'appel de Colmar, Chambre 2 a, 30 septembre 2022, 21/03435


MINUTE N° 417/2022

























Copie exécutoire à



- Me Guillaume HARTER



- Me Céline RICHARD



- Me Noémie BRUNNER





Le 30 septembre 2022



Le Greffier

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE



ARRET DU 30 septembre 2022



Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/03435 - N° Portalis DBVW-

V-B7F-HUPJ



Décision déférée à la cour : 08 Juillet 2021 par le juge de la mise en état de MULHOUSE





APPELANTE et intimée sur appel incident :



La S.A. CNA INSURANCE COMPANY EUROPE

ayant son siège social [Adresse 1] à [Localité 4]



représentée p...

MINUTE N° 417/2022

Copie exécutoire à

- Me Guillaume HARTER

- Me Céline RICHARD

- Me Noémie BRUNNER

Le 30 septembre 2022

Le Greffier

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE

ARRET DU 30 septembre 2022

Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A N° RG 21/03435 - N° Portalis DBVW-V-B7F-HUPJ

Décision déférée à la cour : 08 Juillet 2021 par le juge de la mise en état de MULHOUSE

APPELANTE et intimée sur appel incident :

La S.A. CNA INSURANCE COMPANY EUROPE

ayant son siège social [Adresse 1] à [Localité 4]

représentée par Me Guillaume HARTER, avocat à la cour.

plaidant : Me GERVAIS, avocat à Paris.

INTIMÉS et appelants sur appel incident :

Monsieur [V] [T] exerçant sous le nom commercial ASSURANCE [V] [T] (AGE),

demeurant [Adresse 5] à [Localité 3]

représenté par Me Céline RICHARD, avocat à la cour.

plaidant : Me LAHOUAOUI, avocat à Colmar.

Monsieur [B] [R]

demeurant [Adresse 6] à [Localité 2]

représenté par Me Noémie BRUNNER, avocat à la cour.

plaidant : Me Julia LAMBERTINI, avocat à Paris.

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 modifié et 910 du Code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 01 Avril 2022, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente de chambre, et Madame Nathalie HERY, conseiller, chargées du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Isabelle DIEPENBROEK, Présidente de chambre,

Madame Myriam DENORT, Conseiller,

Madame Nathalie HERY, Conseiller

qui en ont délibéré.

Greffier lors des débats : Mme Dominique DONATH, faisant fonction.

ARRET contradictoire

- prononcé publiquement après prorogation du 10 juin 2022 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.

- signé par Madame Isabelle DIEPENBROEK, présidente et Mme Dominique DONATH, faisant fonction de greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS, PROCÉDURE et PRÉTENTIONS des PARTIES

Dans les années 2000, la SAS Aristophil, ayant pour activité l'achat et la revente d'oeuvres d'art, lettres autographes, manuscrits et livres anciens de valeur, auprès d'une clientèle de particuliers, a proposé à un réseau de courtiers en assurance et de conseillers en gestion de patrimoine de commercialiser des placements financiers dénommés 'Aristophil', présentés comme un outil de diversification patrimoniale innovant, consistant à acquérir en pleine propriété ou en indivision des collections de lettres et manuscrits anciens appartenant à la société Aristophil et préconstituées par cette dernière.

Une convention de garde et de conservation était généralement conclue par l'acquéreur avec la société Aristophil aux termes de laquelle cette dernière assurait la garde et la conservation des collections, cette convention contenant une promesse de vente par l'acquéreur à la société Aristophil des éléments de la collection ainsi acquis, à l'issue d'un délai de 5 ans de garde et conservation, moyennant un prix déterminé par expertise et au minimum supérieur de 8% environ par an au prix d'acquisition. Elle prévoyait en outre que le propriétaire pourrait chaque année ou au terme de la conservation, mettre fin au contrat et alors, soit conserver la collection, soit la vendre, soit appliquer la promesse de vente.

Pour organiser la commercialisation de ces oeuvres d'art, lettres autographes, manuscrits, livres et livres anciens de valeur en tant que produits de placement, la SAS Aristophil a mandaté la société Art courtage, qui a fait appel à un réseau d'agents commerciaux et de courtiers qui étaient chargés de les proposer et de les vendre à leurs clients au nom et pour le compte de la société Aristophil, parmi lesquels M. [V] [T] exerçant sous le nom commercial 'assurances [V] [T] AGE'.

La société Art courtage avait souscrit auprès de la société CNA Insurance company limited (devenue CNA Insurance Company Europe) un contrat d'assurance groupe pour garantir sa responsabilité et celle des intermédiaires mandatés pouvant être encourue à l'occasion de la commercialisation des produits Aristophil.

M. [B] [R] a ainsi acquis, par l'intermédiaire de M. [V] [T], assuré par la société CNA insurance company Europe, le 10 mai 2010, 38 parts indivises d'une collection intitulée 'Lettres et manuscrits - Petits et grands secrets' pour 57 000 euros, et le 14 juin 2010 une collection 'Amadeus' d'une valeur totale de 30 000 euros. Concomitamment, il a conclu avec la société Aristophil des conventions de garde et de conservation relatives à ces parts et collections.

La SAS Aristophil, société mère du groupe éponyme, a été placée en redressement judiciaire selon jugement d'ouverture du 16 février 2015, puis en liquidation judiciaire le 5 août 2015. Parallèlement, une information judiciaire a été ouverte sur ses activités.

Selon assignations délivrées les 3 et 11 février 2020, M. [R] a fait citer la société CNA insurance company Europe et M. [T] devant le tribunal judiciaire de Mulhouse aux fins d'indemnisation d'une perte de chance de ne pas souscrire les contrats litigieux et de faire fructifier le capital investi dans Aristophil dans un produit d'épargne plus avantageux, ainsi que d'un préjudice moral.

Par ordonnance réputée contradictoire du 8 juillet 2021, M. [T] n'ayant pas comparu, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Mulhouse a :

- fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil au 10 mai 2015 (sic) s'agissant du placement Coraly's et à la date du 14 juin 2015 (sic) s'agissant du placement Amadeus, souscrits par M. [R],

- déclaré la demande de M. [R] tendant à obtenir la condamnation de M. [T] à réparer le préjudice de perte de chance de faire fructifier le capital investi dans Aristophil dans un produit d'épargne plus avantageux irrecevable,

- déclaré la demande de M. [R] tendant à la condamnation de la société CNA insurance company Europe à garantir M. [T] de ce préjudice irrecevable,

- fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur le risque du placement au 27 février 2015 s'agissant des placements Coraly's et Amadeus,

- déclaré la demande de M. [R] en réparation de la perte de chance de ne pas contracter les contrats litigieux recevable,

- déclaré la demande de M. [R] tendant à la condamnation de la société CNA insurance company Europe à garantir la condamnation de M. [T] à réparer le préjudice de perte de chance de ne pas souscrire les contrats litigieux recevable,

- déclaré la demande au titre du préjudice moral recevable,

- condamné la société CNA insurance company Europe à payer à M. [R] une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- rejeté sa demande sur ce fondement,

- dit que les dépens de l'incident suivront les sort de l'instance au fond.

La société CNA insurance company Europe a interjeté appel de cette décision le 21 juillet 2021 aux fins d'annulation ou de réformation de tous ses chefs.

Aux termes de ses dernières écritures transmises par voie électronique le 16 novembre 2021, elle demande à la cour d'infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a :

- fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur le risque du placement au 27 février 2015 s'agissant des placements Coraly's et Amadeus,

- déclaré recevable la demande de M. [R] tendant à la condamnation de M. [T] et de la société CNA insurance company Europe à réparer le préjudice de perte de chance de ne pas contracter les contrats litigieux,

- condamné la société CNA insurance company Europe à payer à M. [R] une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Statuant à nouveau de :

- juger que M. [R] aurait dû avoir connaissance des faits qui fondent son action depuis la signature des contrats litigieux, subsidiairement qu'il aurait dû avoir connaissance de ce que la société Aristophil ne lèverait pas l'option d'achat qui lui a été concédée dès l'automne 2014 avec la révélation par la presse de l'enquête pénale diligentée à l'endroit de la société Aristophil et du courrier adressé par cette dernière à l'ensemble des investisseurs, dont lui-même, le 4 décembre 2014,

- juger que l'action de M. [R] est prescrite,

- débouter M. [R] de ses demandes au titre de son appel incident,

en tout état de cause,

- débouter M. [R] de toutes ses demandes,

- le condamner au paiement d'une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Au soutien de son appel, elle fait valoir que selon une jurisprudence établie en cas d'action fondée sur un manquement à l'obligation d'information et de conseil, le dommage consistant en une perte d'une chance de ne pas contracter se réalise à la date de conclusion du contrat litigieux, de sorte que la prescription de l'action tendant à voir réparer le dommage subi commence à courir au jour de la conclusion du contrat, cette jurisprudence étant applicable en matière d'investissement.

Elle considère que c'est à tort que le juge de la mise en état a opéré une distinction entre le défaut d'information sur le risque du placement et le défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil, car dans un cas comme dans l'autre c'est au jour de la conclusion des contrats que M. [R] aurait dû avoir connaissance des faits qui fondent son action, et en particulier de ce que les investissements litigieux n'offraient aucune garantie de rachat des collections par la société Aristophil, de sorte que les placements n'étaient pas dépourvus de tout risque. Elle estime que le premier juge n'a pas tiré les conséquences de son constat selon lequel M. [R] ne pouvait ignorer, dès la souscription des investissements litigieux, que la société Aristophil n'était pas engagée à racheter les collection à l'issue de la période de garde et de conservation, dont il découle qu'il avait nécessairement connaissance, dès la conclusion des contrats, de ce qu'il perdait une chance de ne pas souscrire des investissements qui n'étaient pas dénués de tout risque.

L'appelante soutient que la question de la perte de valeur, laquelle n'est à ce stade pas démontrée, n'a pas d'incidence sur le principe du préjudice mais seulement sur son étendue.

Elle ajoute que si l'existence d'une garantie d'expertise et d'authentification et d'une garantie de valeur couverte par une assurance spéciale Lloyd's ont pu relever d'une tromperie, celle-ci n'a été révélée qu'après plus d'une année d'enquête de la DGCCRF, et qu'elle n'émane pas de M. [T] mais de la société Aristophil, la seule lecture des documents contractuels faisant par ailleurs apparaître que la garantie des Lloyd's, effectivement souscrite, avait uniquement vocation à couvrir les risques de perte ou de vol.

Subsidiairement, la société CNA Insurance company Europe soutient que M. [R] a pu avoir connaissance des faits lui permettant d'exercer son action dès le mois d'octobre 2014, suite à la médiatisation dans la presse nationale de l'ouverture d'une enquête préliminaire pour pratique commerciale trompeuse et escroquerie en bande organisée contre la société Aristophil et son dirigeant, outre les communications de la société sur son compte Facebook, et au plus tard en décembre 2014 lorsque le président de la société Aristophil a adressé à tous les investisseurs une lettre circulaire les informant des difficultés financières de celle-ci, de sorte que l'action engagée par assignation des 3 et 11 février 2020 par M. [R] est prescrite.

Aux termes de ses dernières écritures transmises par voie électronique le 25 mars 2022, M. [T] conclut dans le même sens que son assureur, et demande à la cour de réformer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré la demande de M. [R] partiellement recevable, et statuant à nouveau, de juger l'action de M. [R] prescrite, en tout état de cause, de le débouter de ses demandes et le condamner au paiement d'une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Il fait siennes les conclusions de son assureur, et ajoute que le contrat mettait en perspective une valorisation de collections et non un investissement avec un rendement garanti.

Il soutient que pour chacun des contrats, M. [R] a souscrit un dossier complet comprenant une fiche connaissance client ayant notamment pour objet de recueillir les informations quant aux objectifs et aux connaissances de l'investisseur en matière d'investissement, et a été dûment informé de la possibilité de perdre l'intégralité de l'investissement réalisé.

L'allégation selon laquelle, M. [T] aurait assuré à M. [R] que la société Aristophil procédait systématiquement au rachat des manuscrits avec plus-value, lui laissant ainsi penser à un investissement sécurisé, n'est pas prouvée, et ne permet pas de remettre en cause la pertinence de l'information délivrée à l'investisseur, puisqu'il ne pouvait garantir un tel rachat à l'avenir, les clauses des contrats litigieux faisant clairement référence à une option de rachat des parts.

Il soutient que la perte de chance de ne pas souscrire un investissement qui n'était pas dénué de tous risques et d'éviter les pertes en capital existait dès le jour de la souscription des contrats, qui est la seule date constituant le point de départ du délai de prescription, la question de la surestimation des collections étant sans lien avec sa responsabilité, dès lors qu'il n'était pas en mesure d'en apprécier la valeur réelle qui avait été évaluée par des experts judiciaires, tous les professionnels en la matière vantant alors le mérite, la solidité financière, le sérieux et l'intérêt des investissements proposés par la société Aristophil qui bénéficiait d'une grande notoriété, de sorte qu'il n'avait aucune raison de douter de la légitimité des garanties présentées par cette société.

Aux termes de ses dernières écritures transmises par voie électronique le 16 mars 2022, M. [R] demande à la cour de confirmer l'ordonnance, sauf en ce qu'elle a :

- fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil au 10 mai 2015 s'agissant du placement Coraly's et à la date du 14 juin 2015 s'agissant du placement Amadeus, souscrits par M. [R],

- déclaré la demande de M. [R] tendant à obtenir la condamnation de M. [T] à réparer le préjudice de perte de chance de faire fructifier le capital investi dans Aristophil dans un produit d'épargne plus avantageux irrecevable,

- déclaré la demande de M. [R] tendant à la condamnation de la société CNA insurance company Europe à garantir M. [T] de ce préjudice irrecevable.

Statuant à nouveau dans cette limite, de :

- fixer le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la société Aristophil au 27 février 2015, soit au jour de la découverte de son dommage par M. [R],

- déclarer en conséquence recevables sa demande tendant à obtenir la condamnation de M. [T] à réparer le préjudice de perte de chance de faire fructifier le capital investi dans la société Aristophil et sa demande tendant à obtenir la condamnation de la société CNA insurance company Europe à garantir la condamnation de M. [T] de ce chef,

- confirmer l'ordonnance entreprise pour le surplus.

En tout état de cause,

- déclarer M. [R] recevable en son action dirigée contre M. [V] [T] et contre la société CNA insurance company Europe,

- débouter la société CNA insurance company Europe de l'intégralité de ses demandes,

- la condamner aux dépens d'appel et au paiement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Il fait valoir que le point de départ de la prescription de son action en responsabilité ne pouvait être fixé à la date de la conclusion des contrats litigieux puisqu'à cette date, il n'était pas en mesure de prendre conscience du défaut d'information portant précisément sur l'absence de garantie de rachat des 'uvres et parts à terme par la société Aristophil en raison de la tromperie dont il avait été victime, la perte de chance dont il sollicite réparation intégrant notamment le fait d'avoir investi dans un placement inadapté à ses attentes en lien avec les informations insuffisantes, voire erronées, délivrées par M. [T].

Il soutient qu'étant un investisseur non averti, il lui était impossible de prendre conscience, à la date de ses souscriptions successives, du caractère risqué de l'opération et de la surévaluation des 'uvres acquises sur les conseils de M. [T], dont certaines étaient susceptibles de revendication par l'Etat, cette surévaluation manifeste n'étant apparue qu'après l'enquête pénale et l'ouverture d'une procédure collective à l'encontre de la société Aristophil, M. [T] n'ayant jamais justifié de la moindre demande de communication des avis de valeur censés conforter les valeurs alléguées par la société Aristophil. Il approuve donc le juge de la mise en état en ce qu'il a retenu comme point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur le risque des placements souscrits, la date à laquelle il a été informé de la procédure collective de la société Aristophil par un courrier de l'administrateur judiciaire du 27 février 2015 l'invitant à déclarer sa créance.

Il estime en revanche que c'est à tort que le premier juge a fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil au jour de conclusion des contrats, alors qu'il s'agit d'un montage juridique complexe, de caractère trompeur, incompréhensible pour un investisseur non averti qui ne pouvait comprendre les conséquences juridiques de 'la promesse de vente', figurant dans le contrat de conservation et de garde, alors que l'intermédiaire mettait tout en 'uvre pour le rassurer sur le caractère sécurisé de l'opération en cause, entretenant sciemment la confusion s'agissant des mécanismes « d'option d'achat », « de promesse de vente » et « d'engagement de rachat en cas de levée d'option », et adoptant un argumentaire dithyrambique sur le sérieux et l'opportunité du placement, en l'assurant d'un rachat systématique des oeuvres par la société Aristophil au terme du contrat.

Il soutient que son préjudice ne résulte pas seulement de l'absence de rachat des collections par la société Aristophil, mais aussi du fait que la valeur réelle des 'uvres était très inférieure au prix d'acquisition, et que ce n'est qu'après l'ouverture de la procédure collective et de l'information judiciaire qu'il a pu prendre conscience des manquements commis par M. [T] lors de la commercialisation des produits lesquels n'étaient pas décelables au moment de la conclusion des contrats. Il considère qu'à minima c'est au jour où il a été invité à déclarer sa créance que doit être fixé le point de départ du délai de prescription de son action tendant à la réparation d'une perte de chance de ne pas contracter.

Pour l'exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions notifiées et transmises par voie électronique aux dates susvisées.

L'affaire a été fixée à bref délai en application de l'article 905 du code de procédure civile par ordonnance de la présidente de la chambre du 30 août 2021.

MOTIFS

M. [R] fonde son action indemnitaire sur l'existence de manquements imputables à M. [T], assuré auprès de la société CNA insurance company Europe, aux motifs qu'il n'aurait pas contracté s'il avait été mieux informé d'une part sur le fait que les collections étaient surévaluées et potentiellement incessibles, faute pour l'intermédiaire d'en avoir vérifié les caractéristiques, d'autre part sur l'absence de garantie de rachat des collections à terme par la société Aristophil, son préjudice consistant d'une part en une perte de chance de ne pas contracter, d'autre part de faire fructifier le capital ainsi investi dans un produit d'épargne plus avantageux.

Aux termes de l'article 2224 du code civil les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

En matière d'action en responsabilité, le délai de prescription court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance.

En cas de manquement à une obligation d'information ou de mise en garde, le dommage qui consiste en la perte de chance de ne pas contracter se manifeste, en principe, dès la conclusion du contrat, sauf à ce qu'il soit établi que l'investisseur victime avait pu légitimement l'ignorer, la prescription ne pouvant en effet courir contre celui qui ne peut exercer ses droits.

Tel est notamment le cas en matière de contrat d'investissement lorsque l'investisseur profane se prévaut d'une perte de chance d'avoir pu mieux investir ses capitaux, le dommage n'étant pas décelable au moment de la conclusion du contrat et ne se révélant que lorsque le risque de perte du capital s'est réalisé.

En l'espèce, les placements en produits 'Aristophil' proposés à M. [R] par M. [T] consistait d'une part en un placement 'Amadeus' reposant sur la conclusion d'un bon de commande portant sur l'acquisition d'une collection d'oeuvres d'art dont le contenu n'était pas précisément déterminé d'une valeur de 30 000 euros, et sur la conclusion concomitante avec la société Aristophil d'une convention de garde et de conservation des collections pour une durée de cinq ans, aux termes de laquelle celle-ci s'engageait à les conditionner, expertiser et conserver, et garantissait leur valeur, d'autre part en un placement Coraly's consistant en l'acquisition de parts indivises d'une collection d''uvres préconstituée par la société Aristophil, définie par son intitulé « Lettres et manuscrits ' Petits et grands secrets » et sa valeur totale alléguée de 8 100 000 euros. Ce contrat de vente était également accompagné d'un « contrat de garde, de conservation et d'exposition » souscrit au nom de l'indivision et accepté par M. [R], et d'une convention notariée d'indivision relative à la collection « Lettres et manuscrits ' Petits et grands secrets ».

Le premier juge a considéré que le point de départ de l'action de M. [R] devait s'apprécier différemment suivant la nature du manquement reproché à M. [T] et du préjudice en découlant, étant observé que le dispositif de l'ordonnance est entaché d'une erreur matérielle en ce qu'il a fixé le point de départ de l'action fondée sur un défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat respectivement au 10 mai 2015 s'agissant du placement Coraly's, et au 14 juin 2015 s'agissant du placement Amadeus, alors que le juge de la mise en état avait, dans les motifs, retenu comme point de départ la date de souscription desdits contrats par M. [R], soit les 10 mai 2010 et 14 juin 2010.

Au demeurant, comme l'admettent toutes les parties, le défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat incombant à la société Aristophil et le défaut d'information sur le risque du placement sont étroitement liés puisque l'existence ou non d'une obligation de rachat participe de la sécurisation ou du placement, de sorte que c'est à tort que le premier juge a considéré, en l'espèce, que le point de départ du délai de prescription pouvait être différent suivant la nature du manquement.

En l'occurrence, l'attractivité des produits d'investissement proposés par M. [T] résidaient notamment dans la garantie de valeur conférée par la société Aristophil et dans la perspective d'un rachat par cette société des parts ou collections acquises, au terme du contrat, un engagement de rachat étant de nature à diminuer le risque du placement.

Si une lecture attentive des clauses des contrats permet de constater l'absence de tout engagement de rachat des oeuvres ou parts indivises par la société Aristophil au terme du contrat, les contrats prévoyant seulement une option, force est cependant de constater que les différentes mentions figurant dans les contrats de garde étaient de nature à conforter un investisseur profane, comme l'est M. [R], dans l'idée d'un rachat des oeuvres par la société Aristophil au terme du contrat, ce qui devait lui assurer une rentabilité minimum de l'ordre de 8% par an.

Il convient en effet de relever, s'agissant du placement Amadeus, qu'ont été établis quatre documents contractuels : un bon de commande, une convention Amadeus, une convention de garde et de conservation et une annexe à cette convention, et que les mentions de la convention de conservation et de garde et de son annexe font référence à la fois à une option d'achat par la société Aristophil en cas de revente des collections - article 1-11° de la convention de garde -, à l'existence d'un droit de préemption en faveur de cette société - article II de la convention et clause de l'annexe -, ainsi qu'à une promesse de vente en fin de convention ne liant que le seul souscripteur - article III de la convention et clause de l'annexe -, avec l'indication que la société a seulement la possibilité d'acheter les collections. Cet ensemble de clauses est de nature à générer une confusion dans l'esprit d'un co-contractant peu familier de ces mécanismes juridiques, alors surtout que comme le soutient M. [R], sans que cela soit sérieusement démenti par M. [T], l'argumentaire de vente de ce dernier insistait sur le fait que la société Aristophil procédait à un rachat systématique des collections en fin de contrat. En effet, M. [T] ne dément pas formellement avoir donné cette information, qu'il reprend d'ailleurs dans un courrier non daté en réponse à la mise en demeure que lui a adressée le conseil de M. [R] le 4 octobre 2019, mais en discute seulement la portée, ce qui est sans incidence sur la question du point de départ du délai de prescription.

S'agissant du placement Coraly's, M. [R] a souscrit un contrat de vente de parts de l'indivision « Lettres et manuscrits ' Petits et grands secrets », et a accepté le 'contrat de garde, conservation et exposition' souscrit au nom de l'indivision, lequel prévoit un droit de préemption au profit de la société Aristophil, ainsi qu'une promesse de vente consentie par 'le propriétaire', en l'occurrence M. [R]. Il est notamment indiqué que ' cette promesse de vente s'effectuera à un prix d'achat qui figure en Annexe I, ou si ce prix n'est pas fixé, à un prix déterminé par expertise. Ce prix ne pourra en aucun cas être inférieur au prix d'achat majoré de 8,00 % par an de la valeur déclarée au départ. (...) Durant ces six mois, la Société aura l'option d'acheter la collection, au prix convenu ou à un prix d'expertise. Ce prix sera au minimum supérieur de : 8,00 % par an au prix d'acquisition tel qu'il figure à l'Annexe I pour une période de garde, de conservation et d'exposition de 5 années pleines et entières. .

Le libellé de cette clause apparaît de nature à générer, pour un investisseur insuffisamment averti, une confusion sur la portée exacte de l'option, laquelle peut paraître porter sur le prix de rachat et non sur le principe même du rachat, d'autant plus que M. [R] s'est vu remettre concomitamment une convention d'indivision prévoyant également un droit de préemption au profit de la société Aristophil, subsidiairement des autres indivisaires, et comportant, à défaut d'exercice de l'un ou l'autre de ces droits de préemption, une clause d'agrément aux termes de laquelle, en cas de refus d'agrément, ' la société Aristophil devra soit acquérir personnellement les parts, soit se substituer un ou plusieurs tiers dispensés d'agrément. 

L'ensemble de ces stipulations contractuelles associées à l'argumentaire de M. [T] ci-dessus évoqué était de nature à convaincre M. [R] de la certitude d'un rachat à terme desdites parts par la société Aristophil.

En outre, en l'absence de rachat des parts ou collections par la société Aristophil, l'intérêt de ces placements résidait dans la possibilité de céder les collections et parts indivises dont la valeur apparaissait sur les certificats établis par la société Aristophil.

Or, au stade de la conclusion des contrats en cause, l'investisseur, qui n'entrait pas en possession des manuscrits constituant les collections acquises dont la société Aristophil assurait la conservation et la garde, ne pouvait déceler un risque de surévaluation, et pouvait au contraire légitimement croire, en l'absence de toute mise en garde de M. [T], au vu notamment du document intitulé 'les garanties Aristophil' remis par ce dernier, que la valeur annoncée par la société Aristophil, qui se prévalait de son expertise dans le domaine des manuscrits anciens, était conforme à la valeur réelle des manuscrits et collections acquis, alors que l'estimation réalisée par la société Aguttes, commissaires priseurs, dans le cadre de la procédure collective de la société Aristophil devait révéler une surévaluation manifeste de la collection acquise par M. [R] dans le cadre de la convention Amadeus, dont la valeur globale s'établissait au minimum à 6 000 euros et au maximum à 7 720 euros, pour une valeur initialement annoncée de 30 000 euros.

Cette estimation révélait en outre l'existence d'un risque de revendication pesant sur un des manuscrits de cette collection en raison de son caractère d'archives publiques.

Ces informations n'étant pas connues de M. [R] au jour de la souscription des contrats, celui-ci ne pouvait donc correctement appréhender le risque de perte de son capital auquel il s'exposait en cas de revente sur le marché des collection et parts acquises, ni se rendre compte, à cette date, que le placement proposé par M. [T] ne répondait pas à ses attentes et objectifs.

La question de la connaissance ou non par M. [T] de cette surévaluation manifeste, qui concerne le fond du litige, est sans incidence s'agissant de déterminer le point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité de l'acquéreur et la date à laquelle il a pu légitimement avoir connaissance de son dommage.

Cette date doit être fixée, comme l'a exactement retenu le premier juge s'agissant du défaut d'information sur le risque du placement, à la date du courrier de l'administrateur judiciaire informant M. [R] de l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire de la société Aristophil et l'invitant à déclarer sa créance, soit le 27 février 2015, date à laquelle M. [R] a pu avoir connaissance du caractère mensonger des affirmations ayant présidé à la conclusion des contrats litigieux, au regard de la situation économique et juridique réelle des investissements effectués, et du dommage en résultant, et avoir ainsi conscience de la perte d'une chance d'avoir pu, en étant mieux informé, prendre une décision de placement plus judicieuse, et investir son capital dans des placements répondant mieux à ses attentes et objectifs.

C'est vainement que la société CNA insurance company Europe et M. [T] font valoir que cette connaissance aurait été acquise dès la fin de l'année 2014 du fait de l'écho qui a été fait de l'enquête de la DGCCRF dans la presse nationale, ou par la lettre 'circulaire' expédiée le 4 décembre 2014 à chacun des clients par la société Aristophil pour les informer de sa situation de cessation de paiements, alors qu'il ne résulte d'aucun des éléments versés aux débats la preuve que M. [R] ait eu connaissance, dès 2014, de ces articles de presse, et de la réception effective du courrier susvisé qui est contestée par l'intimé. Il ne peut pas non plus être tiré argument de la publication d'informations sur le compte Facebook de la société que M. [R] n'était pas tenu de consulter.

Le point de départ du délai de prescription quinquennale de l'action de M. [R] doit par conséquent être fixé au 27 février 2015 pour tous ses chefs de préjudice, de sorte que l'action engagée par exploits des 3 et 11 février 2020 n'est pas prescrite, l'ordonnance entreprise devant ainsi être partiellement infirmée.

Si la société CNA Insurance company Europe sollicite la réformation de la décision en ce qui concerne la condamnation prononcée contre elle au titre de l'article 700 du code de procédure civile, elle ne formule toutefois aucune prétention à ce titre pour la procédure de première instance ni ne développe aucun moyen. La décision entreprise sera donc confirmée en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais exclus des dépens.

La société CNA insurance company Europe et M. [T], qui succombent en leurs appels, seront condamnés au entiers dépens d'appel et seront déboutés de leur demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Il sera par contre alloué sur ce fondement à M. [R] une somme de 1 500 euros à la charge de la société CNA insurance company Europe conformément à sa demande.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450, alinéa 2 du code de procédure civile,

INFIRME l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Mulhouse en date du 8 juillet 2021 en ce qu'elle a :

- fixé le point de départ de l'action en responsabilité contractuelle pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil au 10 mai 2015 s'agissant du placement Coraly's et à la date du 14 juin 2015 s'agissant du placement Amadeus, souscrits par M. [R],

- déclaré la demande de M. [R] tendant à obtenir la condamnation de M. [T] à réparer le préjudice de perte de chance de faire fructifier le capital investi dans Aristophil dans un produit d'épargne plus avantageux irrecevable,

- déclaré la demande de M. [R] tendant à la condamnation de la société CNA insurance company Europe à garantir M. [T] de ce préjudice irrecevable,

Statuant à nouveau dans cette limite,

FIXE le point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité pour défaut d'information sur l'absence d'obligation de rachat par la SAS Aristophil au 27 février 2015 ;

DECLARE les demandes formées à ce titre par M. [R] à l'encontre de M. [V] [T] et de la société CNA insurance company Europe recevables ;

CONFIRME l'ordonnance entreprise pour le surplus ;

Y ajoutant,

DEBOUTE la société CNA insurance company Europe et M. [V] [T] de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société CNA insurance company Europe et M. [V] [T], in solidum, aux entiers dépens d'appel ;

CONDAMNE la société CNA insurance company Europe à payer à M. [B] [R] la somme de 1 500 euros (mille cinq cents euros) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

Le greffier La présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Colmar
Formation : Chambre 2 a
Numéro d'arrêt : 21/03435
Date de la décision : 30/09/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-09-30;21.03435 ?
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