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27/06/2024 | FRANCE | N°22/03236

France | France, Cour d'appel de Caen, 2ème chambre sociale, 27 juin 2024, 22/03236


AFFAIRE : N° RG 22/03236

N° Portalis DBVC-V-B7G-HD7J

 Code Aff. :



ARRET N°



C.P





ORIGINE : Décision du Pôle social du Tribunal Judiciaire d'ALENCON en date du 18 Novembre 2022 - RG n° 20/00084











COUR D'APPEL DE CAEN

2ème chambre sociale

ARRÊT DU 27 JUIN 2024





APPELANTE :



S.A.S. [Localité 3] [9] agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège.

[Adress

e 6]



Représentée par Me QUIGUER, avocat au barreau de RENNES







INTIMEES :



Madame [Z] [H]

[Adresse 7]



Madame [G] [D]

[Adresse 7]



Madame [A] [D]

[Adresse 7]



Agissant ès qualité d...

AFFAIRE : N° RG 22/03236

N° Portalis DBVC-V-B7G-HD7J

 Code Aff. :

ARRET N°

C.P

ORIGINE : Décision du Pôle social du Tribunal Judiciaire d'ALENCON en date du 18 Novembre 2022 - RG n° 20/00084

COUR D'APPEL DE CAEN

2ème chambre sociale

ARRÊT DU 27 JUIN 2024

APPELANTE :

S.A.S. [Localité 3] [9] agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège.

[Adresse 6]

Représentée par Me QUIGUER, avocat au barreau de RENNES

INTIMEES :

Madame [Z] [H]

[Adresse 7]

Madame [G] [D]

[Adresse 7]

Madame [A] [D]

[Adresse 7]

Agissant ès qualité d'ayants droit de [V] [D]

Représentées par Me Karine FAUTRAT, avocat au barreau de CAEN

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'ORNE

[Adresse 1]

Dispensée de comparaître en vertu des articles 946 et 446-1 du code de procédure civile

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Mme CHAUX, Présidente de chambre,

M. LE BOURVELLEC, Conseiller,

M. GANCE, Conseiller,

DEBATS : A l'audience publique du 16 mai 2024

GREFFIER : Mme GOULARD

ARRÊT prononcé publiquement le 27 juin 2024 à 14h00 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, le délibéré ayant été initialement fixé au 12 septembre 2024, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme CHAUX, présidente, et Mme GOULARD, greffier

La cour statue sur l'appel régulièrement interjeté par la société [Localité 3] [9] d'un jugement rendu le 18 novembre 2022 par le tribunal judiciaire d'Alençon dans un litige l'opposant à Mme [Z] [H], Mme [G] [D] et Mme [A] [D],en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne.

FAITS et PROCEDURE

[V] [D] a été embauché par la société [Localité 3] [9] (la société) le 3 octobre 2016 par contrat de travail à durée indéterminée, en qualité de conseiller des ventes véhicules industriels, cadre, niveau 1 - degré A.

Le 10 juillet 2018 à 6h15, il a été victime d'un accident au cours duquel il a mis fin à ses jours sur son lieu de travail à [Localité 10].

Par décision du 8 octobre 2018, la caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne (la caisse) a pris en charge le décès de [V] [D] au titre de la législation professionnelle.

Une rente a été attribuée à chacun de ses ayants droit, Mme [Z] [D], son épouse et Mme [G] [D] et Mme [A] [D], ses deux filles ( les consorts [D]), à compter du 11 juillet 2018.

Le 22 avril 2020, les consorts [D] ont saisi le pôle social du tribunal judiciaire d'Alençon en reconnaissance de la faute inexcusable de la société dans la survenance de l'accident mortel du travail dont a été victime [V] [D] le 10 juillet 2018.

Par jugement du 18 novembre 2022, ce tribunal a :

- dit que le suicide de [V] [D] survenu le 10 juillet 2018 revêt un caractère professionnel

- déclaré opposable à la société la prise en charge de l'accident du travail de [V] [D] survenu le 10 juillet 2018,

- dit que l'accident du travail dont [V] [D] a été victime le 10 juillet 2018 est dû à la faute inexcusable de son employeur, la société,

- ordonné la majoration des rentes versées aux ayants droit à leur maximum légal,

- dit que cette majoration sera versée directement par la caisse et sera récupérée auprès de l'employeur en application des dispositions de l'article L 452-2 du code de la sécurité sociale,

- condamné la société à verser à :

¿ Mme [Z] [H] 30 000 euros au titre de son préjudice moral,

¿ Mme [G] [D] 30 000 euros au titre de son préjudice moral,

¿ Mme [A] [D] 30 000 euros au titre de son préjudice moral,

- condamné la société à la somme de 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société aux dépens.

Par déclaration du 19 décembre 2022 et par une seconde déclaration du 23 décembre 2022, la société [Localité 3] [9] a interjeté appel.

Aux termes de ses conclusions reçues au greffe le 13 février 2024 et soutenues oralement à l'audience par son conseil, la société demande à la cour d'infirmer le jugement déféré et statuant à nouveau,

A titre principal :

- juger que la qualification d'accident du travail ne peut être retenue,

En conséquence,

- juger que faute d'accident du travail, aucune faute inexcusable ne peut être retenue à l'encontre de la société,

- débouter les ayants droit de M. [D] de l'intégralité de leurs demandes,

A titre subsidiaire:

- juger que M. [D] n'a pas exercé son droit d'alerte,

En conséquence,

- débouter les ayants droit de M. [D] de leur demande de reconnaissance de faute inexcusable de plein droit,

- juger que la société n'a commis aucune faute inexcusable,

- par conséquent, débouter les ayants droit de M. [D] de leurs demandes au titre de l'indemnisation de la faute inexcusable (majoration de la rente et dommages et intérêts)

A titre infiniment subsidiaire:

- juger que la majoration de la rente devra respecter les dispositions de l'article L 452 -2 du code de la sécurité sociale,

- diminuer le montant des dommages et intérêts accordés au titre du préjudice subi,

En tout état de cause,

- débouter les ayants droit de M. [D] de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens,

- condamner les ayants droit de M. [D] à payer la somme de 2000 euros à la société au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner les ayants droit de M. [D] aux entiers dépens.

Par conclusions du 20 mars 2024, soutenues oralement à l'audience par leur conseil, les consorts [D] demandent à la cour de confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions et en conséquence,

- dire que la société a commis une faute inexcusable dans le cadre de l'accident du travail subi par [V] [D] le 10 juillet 2018,

- ordonner la majoration de la rente à son maximum,

- condamner la caisse à faire l'avance de la somme de 30 000 euros pour chacune des ayants droit de [V] [D],

- débouter la société de l'ensemble de ses demandes,

- condamner la société à verser aux ayants droit de [V] [D] la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 ainsi qu'aux entiers dépens de la présente instance.

Par courrier électronique du 22 avril 2024, la caisse a sollicité une dispense de comparution à laquelle la cour a fait droit.

Aux termes de ses conclusions du 22 avril 2024, la caisse demande à la cour de:

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré en ce qu'il a :

¿ déclaré opposable la décision de prise en charge de l'accident du travail du 10 juillet 2018 de M. [D] notifiée le 8 octobre 2018,

¿ donné acte à la caisse de ce qu'elle s'en remet à justice sur l'existence ou non de la faute inexcusable de l'employeur,

- condamner par application de l'article L 452-3-1 du code de la sécurité sociale l'employeur, la société, à rembourser à la caisse le montant des réparations complémentaires allouées en application des articles L 452-2 et suivants du code de la sécurité sociale ( majorations de rentes, préjudices),

- condamner l'employeur à rembourser les frais d'expertise avancés par la caisse.

Il est expressément référé aux écritures des parties pour l'exposé détaillé des moyens qu'elles ont soulevés à l'appui de leurs prétentions.

SUR CE, LA COUR

En défense à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable, la société conteste le caractère professionnel de l'accident litigieux.

I - Sur le caractère professionnel de l'accident mortel dont a été victime [V] [D]

I- 1 Sur la décision de prise en charge

Il est constant que si l'employeur peut soutenir en défense à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable introduite par la victime ou ses ayants droit, que l'accident n'a pas d'origine professionnelle, il n'est pas recevable à contester la décision de prise en charge de l'accident.

Il résulte de l'article R 441-18 du code de la sécurité sociale, que la décision de la caisse de prise en charge du risque professionnel est notifiée avec mention des voies et délais de recours par tout moyen permettant de déterminer la date de réception, à la victime si le caractère professionnel de l'accident n'est pas reconnu, ou à l'employeur dans le cas contraire, et l'employeur dispose d'un délai de deux mois à compter de la réception de la décision de prise en charge pour en contester le bien fondé ou l'opposabilité.

Dès lors, en l'absence de contestation dans le délai suivant la notification, la décision de prise en charge de la caisse a acquis un caractère définitif à l'égard de l'employeur.

I-2 Sur la matérialité du fait accidentel

Aux termes de l'article L 411 - 1 du code de la sécurité sociale, est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail, à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise.

Constitue un accident du travail un événement ou une série d'événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l'occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle, quelle que soit la date d'apparition de celle - ci.

L'accident survenu alors que la victime était au temps et au lieu de travail, est présumé imputable au travail et cette présomption ne tombe que si l'employeur établit que la cause de l'accident est totalement étrangère au travail.

Le suicide du salarié qui ne survient pas au temps ou au lieu de travail peut présenter un caractère professionnel dès lors qu'il est survenu par le fait du travail et il appartient aux ayants droit de la victime de rapporter la preuve du lien de causalité directe entre l'acte suicidaire et les conditions de travail.

Il n'est pas contesté que le suicide de [V] [D] s'est produit sur le lieu du travail, dans les locaux de la société [Localité 3] [9] à [Localité 10].

En revanche, l'employeur soutient que [V] [D] commençait à 7h30 le matin, que son décès, survenu à 6 h 15, s'est produit en dehors du temps de travail.

Il ressort de l'enquête diligentée par la caisse que [V] [D] n'avait pas d'horaires fixes, qu'il arrivait parfois le premier, ce que confirme M. [U], chef d'atelier, qui expose que [V] [D] arrivait souvent en même temps que lui entre 6h 30 et 7 heures ou juste après lui.

L'employeur ne produit aucune pièce de nature à justifier des horaires de travail de son salarié.

En tout état de cause, et comme relevé par les premiers juges, il importe peu que le suicide de [V] [D] soit survenu avant ses horaires de travail puisqu'il est établi au vu d'autres éléments, qu'il présente un lien de causalité direct avec son travail au sein de la société.

En effet, dans la lettre qu'il a laissée à son épouse, [V] [D] expose: ' je pars car j'ai un RAS le bol général dû au boulot. Mes collègues ne me font pas de cadeaux Le chef d'atelier me prend pour un con et bon à rien car la jalousie est là . Mes collègues vendeurs [B] et surtout [N] [S] me mettent des peaux de bananes sur tous les dossiers par jalousie (....).'

C'est à juste titre que les premiers juges ont retenu que, le fait qu'il ait choisi de se donner la mort sur son lieu de travail et les termes qu'il a employés dans la lettre qu'il a laissée caractérisaient les difficultés relationnelles qu'il rencontrait dans le cadre de son activité professionnelle et son lien avec son suicide et qu'ils en ont déduit que le suicide de [V] [D] revêtait un caractère professionnel et que sa prise en charge était opposable à l'employeur.

Le jugement déféré sera confirmé de ce chef.

II - Sur la faute inexcusable

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur  avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

 

Il appartient à la victime ou à ses ayants droit de justifier que l' employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel exposé son salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour le préserver de ce danger.

La conscience du danger doit être appréciée objectivement par rapport à la connaissance de ses devoirs et obligations que doit avoir un employeur dans son secteur d'activité.

En outre, il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident . Il suffit qu'elle en soit la cause nécessaire pour que la responsabilité soit retenue alors même que d'autres fautes auraient concouru au dommage.

Les consorts [D] se fondent, à titre principal, sur les dispositions de l'article L. 4131-4 du code du travail dans sa version applicable, qui prévoient que la reconnaissance de la faute inexcusable est de droit «pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité social et économique avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé. ».

A titre subsidiaire, ils font valoir qu'ils démontrent la faute inexcusable de l'employeur.

Ils font valoir que [V] [D] avait été amené à s'épancher auprès du directeur de l'entreprise jusqu'à lui demander de ne plus assister à des réunions en présence de son ancien employeur , que ses collègues et la direction de l'entreprise étaient informés de sa fragilité, que le directeur savait parfaitement qu'il ne supporterait plus d'être à nouveau victime de harcèlement moral au sein de la société, qu'il s'était plaint auprès de la direction du comportement de ses collègues de travail et de la difficulté qui en résultait, que compte tenu de ses antécédents, le risque de suicide, qui ne pouvait être ignoré de l'employeur, s'est donc matérialisé, que l'employeur n'a diligenté aucune enquête ni pris de mesure particulière ce qui a conduit à l'accident mortel du 10 juillet 2018 et aux conséquences qui en découlent, de sorte que la faute inexcusable doit être reconnue de plein droit.

La société rétorque qu'aucun élément du dossier n'établit que [V] [D] aurait fait état d'un danger grave et imminent pour sa santé et sa sécurité, qu'à aucun moment il n'a évoqué, auprès de ses collègues de travail et de la direction, le risque qu'il mette fin à ses jours, que les pièces produites ne font pas état de ce que [V] [D] aurait exercé son droit d'alerte.

Il ressort des pièces du dossier que [V] [D] connaissait à titre personnel le directeur de la société [Localité 3] [9], M. [N] [S], avec qui il partageait depuis 2005 la passion des courses automobiles.

[V] [D] ayant fait savoir à M. [N] [S] qu'il rencontrait d'importantes difficultés dans le cadre de son emploi au sein de la société [4] à [Localité 2], M. [S] lui a proposé de rejoindre la société [Localité 3] [9] en tant que conseiller de vente véhicules industriels .

C'est dans ces conditions que [V] [D] a été embauché à compter du 3 octobre 2016 par la société.

Cette société est une entreprise familiale, créée par M. [N] [S], dirigée par ses deux filles en qualité de directrices générales, Mmes [T] [K] et [O]- [J] [S]. M. [F] [S], neveu de [N] [S] et cousin de Mme [O] - [J] [S]. était également salarié de la société , chargé de la validité technique des commandes.

M. [N] [S] était le seul supérieur hiérarchique de [V] [D].

Dans le cadre de l'enquête diligentée par la caisse, M. [N] [S] a exposé ne jamais avoir été alerté par [V] [D] ou une autre personne de difficultés que celui -ci aurait pu rencontrer dans son activité ou dans ses relations avec ses collègues. Selon lui, [V] [D] était heureux de travailler dans la société et n'a jamais été rabaissé par qui que ce soit. Il précise que [V] [D], qui craignait de rencontrer son ancien employeur, pour lequel il avait travaillé dans des conditions très difficiles, avait été dispensé d'assister aux réunions [5]. Il estimait que les propos de la dernière lettre de [V] [D] étaient ceux d'une personne désespérée, qui n'ont aucune valeur. Selon lui, [V] [D] était malheureux chez lui.

Il ajoutait que l'examen du contenu de son portable établissait qu'il entretenait de bonnes relations avec ses collègues et qu'il consultait régulièrement les sites de rencontres.

[B] [P], commercial au sein de la société, exposait avoir entretenu de bonnes relations avec [V] [D] qu'il décrit comme gentil, serviable mais secret. Selon lui, [V] [D] avait beaucoup de problèmes qu'il n'a pas su gérer : métier difficile, stressant, problèmes avec son ancien employeur, situation familiale et personnelle douloureuse.

Il a été très surpris des termes de la lettre qu'il a laissée. Il estime que [V] [D] avait un ras le bol général de la vie, qu'il s'est laissé submerger par ses problèmes, qu'il est entré dans le mensonge, la mythomanie et la paranoïa.

[R] [U], chef d'atelier, expose que ses relations avec [V] [D] ont été bonnes jusqu'au début de l'année 2018, période à partir de laquelle ce dernier a changé de comportement. Il n'était plus rigoureux comme avant, il mentait tout le temps, faisait des erreurs qu'il avait dû faire remonter à la direction. C'était constamment conflictuel.

Il expose que le 6 juillet 2018, un client de [V] [D] est venu voir si le premier camion était conforme à la commande de 160 véhicules qu'il avait passée, qu'au vu des non conformités, il avait fallu trouver une solution pour que le client valide la commande. Il avait dit à [V] [D] qu'il les avait tous fait passer pour des incompétents.

L'inspection du travail a relevé également que la découverte de non conformités le jour de la présentation du premier camion citerne le 6 juillet 2018 a fait l'objet de tensions envers le chef d'atelier, [V] [D] et le client mais qu'une solution a été trouvée et mise en oeuvre par le chef d'atelier mais que pour autant, [V] [D] s'était senti humilié.

[F] [S] évoque des relations plutôt bonnes avec [V] [D], qu'il décrit comme quelqu'un de très secret, qui ne lui a jamais confié de difficultés. Selon lui, [V] [D] avait des tracas dans sa vie personnelle qui l'empêchaient d'être performant au plan professionnel.

[Z] [H], épouse de [V] [D], précisait que son mari avait connu une période très difficile chez son ancien employeur, la société [4], mais que depuis qu'il travaillait chez [Localité 3] [9], il ne prenait plus d'antidépresseurs.

En revanche, lors de son audition devant les services de gendarmerie le 13 juillet 2018, Mme [C], qui a été employée de la société en tant que secrétaire de janvier 2009 à décembre 2017, exposait que [B] [P], commercial depuis 15 ans au sein de la société, dénigrait [V] [D] car ce dernier vendait plus de véhicules que lui, qu'il y avait un jeu entre [B] [P], [F] [S] et [M] - [W] [U], le chef d'atelier, dans le but de nuire à [V] [D]. [F] [S] modifiait les bons de commande de [V] [D] ou ne les acceptait jamais du premier coup et ne les validait pas. [M] - [W] [U] préparait les camions de [V] [D] après ceux des autres.

Elle expliquait que [V] [D] lui avait confié venir au travail avec la boule au ventre, que [F] [S] faisait des remarques très négatives à [V] [D] sur son travail et que [M] - [W] [U] s'adressait à [V] [D] en ces termes devant tout le monde: ' C'est de la merde, moi je prépare pas tes camions, j'ai pas le temps.'

Elle précisait que [V] [D] s'était plaint de ces comportements à la direction, à Mme [O] - [J] [S], pour attirer leur attention sur l'acharnement qu'il subissait de la part de [F] [S] et indirectement de [B] [P], que [O] - [J] [S] avait convoqué son cousin pour l'avertir et qu'il arrête d'ennuyer [V] [D] et appelé [B] [P] pour le mettre en garde mais en vain, cela n'avait pas abouti.

Il ressort de l'attestation en date du 6 septembre 2018 que Mme [C] a transmise à l'enquêteur de la caisse que [V] [D] n'a pas du tout été intégré par son collègue commercial [9] en place sur le site de [Localité 3] ni par le responsable atelier, ni par son responsable des ventes de [Localité 8], que l'ambiance était pesante, que [V] [D] lui confiait tous les 'coups bas' et ' vacheries' que ses collègues pouvaient lui faire, que ce soit dans les prises de commandes, les mises à disposition ou les prêts de véhicules et les préparations à la route , qu'il se faisait constamment envoyer balader même devant ses clients. Elle relate que c'était très compliqué pour lui de faire correctement son travail car on lui mettait tout le temps 'des bâtons dans les roues', qu'il s'en était plaint à la direction qui avait tenté de faire cesser ce harcèlement en convoquant les personnes concernées mais que cela n'avait pas été efficace.

M. [L] [X], conducteur routier pour le compte de la société de juillet 2014 à novembre

2017, expose qu'il y avait une rivalité entre les commerciaux, que [V] [D] n'a pas été intégré comme il aurait dû l'être, que ce dernier lui avait confié subir une pression permanente venant de la direction, que des personnes l'empêchaient d'effectuer son travail comme pour la préparation ou le prêt de véhicules aux clients.

M. [X] relate avoir entendu à plusieurs reprises des personnes se moquer de lui ouvertement même devant ses clients.

Le fait que Mme [C] et M. [X] n'étaient plus salariés de la société au moment du suicide de [V] [D], ne justifie pas que leurs auditions et attestations soient écartées.

Mme [C] produit un courrier en date du 29 décembre 2017 qu'elle a adressé à la direction de la société, pour dénoncer les remarques humiliantes et vexantes qu'elle subissait de la part de certains salariés de l'entreprise : 'Ainsi à titre d'exemple, le 10 mars 2017, un appel micro a été diffusé sur le parking de l'entreprise, audible à l'égard de tous (clients et salariés de l'entreprise ) par M. [M] - [W] [U], appel micro où M. [U] indiquait : '[V] t'es un lèche cul si tu crois que tu vas te la faire .'

Ce faisant, Mme [C] a signalé à la direction les propos dénigrants de M. [U] à son encontre mais également à l'encontre de [V] [D].

Ainsi, ces éléments établissent qu'un climat de tensions, d'attitudes vexatoires et humiliantes s'était instauré au sein de la société sur fond de compétition et de jalousie au préjudice de [V] [D], ce que celui - ci confirme dans sa dernière lettre, et que la société, pourtant alertée sur les représailles subies par son salarié dans le cadre de son activité, n'a pas pris les mesures nécessaires pour faire cesser le harcèlement dont il était victime.

Cependant, si la société a été alertée du risque de harcèlement moral, elle n'a pas été alertée du risque de suicide.

Dès lors, les conditions de la reconnaissance de la faute inexcusable de la société en application de l'article L 4131-4 du code du travail ne sont pas remplies.

En revanche, bien que l'inspection du travail n'ait relevé aucune infraction, il a été démontré que la société, consciente du risque de harcèlement moral auquel [V] [D] a été exposé, n'a pas pris les mesures nécessaires pour en préserver son salarié.

Il convient donc de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a reconnu la faute inexcusable de la société à l'origine de l'accident mortel du travail survenu le 10 juillet 2018 dont a été victime [V] [D].

III - Sur les conséquences de la faute inexcusable

- Sur la majoration des rentes des ayants droit

En l'absence de contestation, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a ordonné, en application de l'article L 452-2 du code de la sécurité sociale, la majoration des rentes d'ayants droit versées à Mme [Z] [H], ainsi qu'à Mme [G] [D] et Mme [A] [D].

- Sur la réparation du préjudice moral subi par les ayants droit

La société ne fait valoir aucun moyen à l'appui de sa demande de réduction des sommes allouées aux ayants droit en réparation de leur préjudice moral.

En conséquence, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a alloué à chacun des ayants droit la somme de 30 000 euros en réparation de leur préjudice moral.

- Sur l'action récursoire de la caisse

En l'absence de contestation, le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a dit qu'en application des articles L 452-2 et L 452-3 du code de la sécurité sociale, la caisse avancera les sommes allouées aux ayants droit de [V] [D], dont elle récupérera le montant auprès de l'employeur.

IV - Sur les demandes accessoires

Le jugement déféré étant confirmé sur le principal, il le sera également sur les dépens et les frais irrépétibles.

La société qui succombe supportera les dépens d'appel et sera déboutée de sa demande présentée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'équité commande de condamner la société à payer aux consorts [D] la somme totale de 2000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Confirme le jugement déféré,

Y ajoutant,

Condamne la société [Localité 3] [9] aux dépens d'appel,

Déboute la société [Localité 3] [9] de sa demande présentée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société [Localité 3] [9] à payer à Mme [Z] [H], Mme [G] [D] et Mme [A] [D] la somme totale de 2000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRESIDENT

E. GOULARD C. CHAUX


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Caen
Formation : 2ème chambre sociale
Numéro d'arrêt : 22/03236
Date de la décision : 27/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 06/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-27;22.03236 ?
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