AFFAIRE : N° RG 21/00446 -
N° Portalis DBVC-V-B7F-GV7P
ARRÊT N°
JB.
ORIGINE : Décision du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP d'ALENCON du 26 Janvier 2021
RG n° 20/00091
COUR D'APPEL DE CAEN
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
ARRÊT DU 06 DECEMBRE 2022
APPELANTES :
La S.A.R.L. DANIEL CHEVALIER
N° SIRET : 493 507 180
[Adresse 8]
[Localité 2]
prise en la personne de son représentant légal
assistée de Me Florence GALLOT, avocat au barreau d'ALENCON,
Me Claire MURILLO, avocat au barreau du MANS
La S.A. MAAF ASSURANCES
N° SIRET : 542 073 580
[Adresse 5]
[Localité 3]
prise en la personne de son représentant légal
assistée de Me Florence GALLOT, avocat au barreau d'ALENCON, Me Claire MURILLO, avocat au barreau du MANS
INTIMÉE :
Madame [U] [T] [H] [S] divorcée [I]
née le 01 Février 1955 à [Localité 6] (61)
[Adresse 4]
[Localité 1]
représentée et assistée de Me Ingrid LETOURNEUX, avocat au barreau D'ARGENTAN
DÉBATS : A l'audience publique du 13 octobre 2022, sans opposition du ou des avocats, M. GARET, Président de chambre, a entendu seul les plaidoiries et en a rendu compte à la cour dans son délibéré
GREFFIER : Mme COLLET
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
M. GARET, Président de chambre,
Mme VELMANS, Conseillère,
M. GANCE, Conseiller,
ARRÊT : rendu publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile le 06 Décembre 2022 et signé par M. GARET, président, et Mme COLLET, greffier
* * *
FAITS ET PROCEDURE
Mme [T] [S] est propriétaire d'une maison d'habitation située à [Adresse 7] (Orne).
Courant 2011, elle a confié à la société Daniel Chevalier le soin de rénover cette maison en procédant à des travaux de menuiserie, isolation et doublage.
Une fois achevés, les travaux ont été réceptionnés sans réserve le 29 juillet 2011.
Ayant depuis lors découvert l'apparition de champignons à l'intérieur de l'immeuble, désordre qu'elle impute aux travaux de la société Daniel Chevalier, Mme [S] a obtenu, en référé, la mise en oeuvre d'une mesure d'expertise judiciaire.
L'expert commis a déposé son rapport définitif le 14 juin 2019.
Mme [S] a alors saisi le tribunal judiciaire d'Alençon qui, par jugement du 26 janvier 2021, a :
- déclaré la société Daniel Chevalier et son assureur, la société Maaf, responsables in solidum des désordres et ce, sur le fondement de l'article 1792 du code civil ;
- condamné in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à payer à Mme [S] une somme de 28.519,56 € TTC pour prix du traitement d'éradication des champignons ;
- condamné in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à payer à Mme [S] une somme de 81.216,98 € TTC pour prix de la remise en état de la maison ;
- condamné in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à payer à Mme [S] une somme de 16.350 € TTC en réparation de son préjudice de jouissance ;
- débouté Mme [S] du surplus de ses demandes ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- condamné in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à payer à Mme [S] une somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf aux entiers dépens comprenant les frais de référé et d'expertise ;
- accordé à Me Letourneux, de la Scp Girot-Le Bras-Bono-Letourneux, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Par déclaration du 17 février 2021, la société Daniel Chevalier et la société Maaf ont interjeté appel de cette décision.
Les appelantes ont notifié leurs dernières conclusions le 14 mai 2021, l'intimée les siennes le 19 juillet 2021.
La clôture de la mise en état a été prononcée par ordonnance du 14 septembre 2022.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
La société Daniel Chevalier et la société Maaf demandent à la cour de :
Vu les articles 1231 et 1792 du code civil,
- dire et juger qu'elles sont recevables et fondées en leur appel ;
- infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
Statuant à nouveau,
A titre principal,
- ordonner un complément d'expertise afin de déterminer l'importance de la responsabilité de la société Bâti'Nat dans la survenance des désordres et de fixer la répartition des responsabilités en cause ;
- dire et juger que ce complément d'expertise doit se faire au contradictoire de Mme [S] et de la société Bâti'Nat ;
A titre subsidiaire,
- dire et juger que la responsabilité de la société Daniel Chevalier n'est pas établie, ni sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs, ni sur celui de la responsabilité contractuelle ;
- à tout le moins, dire et juger la société Daniel Chevalier exonérée de toute responsabilité du fait de la force majeure, de la faute de Mme [S] ou, à tout le moins, du fait d'un tiers, en l'occurrence la société Bâti'Nat ;
A titre infiniment subsidiaire,
- dire et juger injustifiée et infondée la demande formée au titre du préjudice de jouissance ;
En toute hypothèse,
- condamner Mme [S] à verser à la société Daniel Chevalier et à la société Maaf une indemnité de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [S] aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Au contraire, Mme [S] demande à la cour de :
Vu les articles 1792 et suivants du code civil,
Vu les articles 1231 et suivants du code civil,
- débouter la société Daniel Chevalier et la société Maaf de leur appel, de leurs demandes, fins et conclusions ;
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
- dire que les sommes dues au titre de la remise en état de l'immeuble seront indexées sur l'indice INSEE du coût de la construction BT1 au jour du paiement des travaux ;
- condamner in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à lui payer une somme de 3.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf aux entiers dépens d'appel et dire que Me Letourneux, de la Scp Girot-Le Bras-Bono-Letourneux, bénéficiera des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Pour l'exposé complet des prétentions et de l'argumentaire des parties, il est expressément renvoyé à leurs dernières écritures susvisées conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la demande tendant à voir ordonner un complément d'expertise au contradictoire de la société Bâti'Nat :
Cette demande est irrecevable en ce que la société Bâti'Nat, bien que directement intéressée à ce complément d'expertise, n'a pas été appelée à l'instance.
Aussi et dès lors que la société n'a pas pu faire valoir ses observations sur le mérite de cette demande, la mesure d'instruction sollicitée ne saurait être ordonnée sauf à violer les dispositions de l'article 14 du code de procédure civile selon lesquelles 'nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée'.
Sur le caractère décennal du désordre constaté :
L'article 1792 du code civil dispose :
' Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination.
Une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère.'
En l'espèce, il résulte des pièces du dossier, notamment du rapport d'expertise judiciaire :
- que la société Daniel Chevalier a réalisé dans la maison appartenant à Mme [S] des travaux constitutifs d'un ouvrage au sens de l'article 1792, et que ces travaux ont fait l'objet d'une réception sans réserves, la maison ne souffrant alors d'aucun désordre apparent ;
- qu'est apparue depuis lors, en plusieurs endroits de la maison, un champignon lignivore de type 'mérule' ;
- qu'en son état actuel, la maison est inhabitable, dès lors en effet que les spores de méruyle sont susceptibles de provoquer des irritations pulmonaires chez les personnes sensibles, ce qui rend inaccessibles nombre de pièces de vie : cuisine, séjour, chambre etc.
En conséquence et dès lors que l'ouvrage est rendu impropre à sa destination d'habitation, le désordre constaté relève bien de la garantie décennale au sens de l'article 1792.
Sur l'imputabilité du dommage :
Pour tenter d'échapper à la garantie qu'elle encoure de plein droit en sa qualité de constructeur d'ouvrage, la société Daniel Chevalier fait essentiellement valoir :
- que la mérule préexistait à son intervention, ses travaux ayant tout au plus aggravé le phénomène ;
- qu'en effet, le champignon trouve son origine dans les nombreux désordres hydriques qui affectaient déjà l'immeuble avant les travaux : multiples défauts d'étanchéité dans les murs et ouvertures de la maison, remontées capillaires en provenance de la cave, débordement d'un ballon d'eau chaude etc ;
- que Mme [S], maître de l'ouvrage, est seule responsable de l'état préexistant de sa maison, faute d'y avoir fait réaliser les travaux nécessaires à la résolution de ces désordres ;
- que l'expert a également mis en cause la responsabilité de la société Bâti'Nat, entreprise de diagnostic et de traitement de la mérule à qui Mme [S] a fait appel en 2014, les opérations réalisées par cet artisan ayant été jugées insuffisantes voire inadaptées, ce qui a contribué à aggraver les désordres dont Mme [S] réclame aujourd'hui l'indemnisation.
A l'instar des premiers juges qui ont écarté l'ensemble de ces arguments et retenu l'entière responsabilité de la société Daniel Chevalier, la cour, qui fait siens les motifs de la décision déférée, observe également, comme l'expert l'a lui-même relevé :
- que la mérule est un phénomène fongique qui, pour germiner et se développer, a besoin de deux éléments : l'eau et la cellulose ;
- que si en l'espèce, la maison de Mme [S] était certes affectée d'une humidité excessive antérieurement à l'intervention de la société Daniel Chevalier, en revanche cette humidité n'a permis l'apparition du champignon qu'à partir du moment où l'artisan a réalisé des travaux non conformes aux règles de l'art, en l'occurrence l'application en divers endroits de la maison de matériaux isolants directement sur les supports muraux, sans espace d'air et sur des restes de papiers peints que l'artisan n'a pas pris soin d'enlever ;
- que cette façon de procéder n'est pas conforme aux règles de l'art, ce qu'a confirmé l'expert ;
- que c'est précisément à cet endroit que la mérule s'est développée, par suite de la rencontre délétère entre l'humidité des lieux et la cellulose des papiers peints, le tout dans une ambiance de condensation excessive du fait de l'absence de 'lame d'air' entre le mur et le matériau isolant ;
- que si l'expert évoque effectivement le fait que la mérule était 'déjà présente', en réalité cette présence n'était que virtuelle, le champignon n'ayant pu se développer qu'à la faveur des travaux inadaptés réalisés par la société Daniel Chevalier.
En d'autres termes, aucune germination ne serait survenue si la société Daniel Chevalier n'était pas intervenue, du moins si ses travaux avaient été conformes aux règles de l'art.
D'ailleurs, si la mérule s'était déjà manifestée dans la maison avant l'intervention de l'artisan, celui-ci n'aurait pas manqué de le signaler à Mme [S], voire aurait refusé d'intervenir tant que le maître d'ouvrage n'aurait pas réalisé les travaux nécessaires pour l'éradiquer.
Dès lors, il est établi que par son action, la société Daniel Chevalier a pour le moins participé à l'apparition du phénomène, ce dont il résulte qu'elle doit répondre de sa garantie décennale en indemnisant le maître d'ouvrage de l'intégralité de son préjudice.
A cet égard, la société Daniel Chevalier ne saurait se prévaloir, pour tenter d'échapper à cette garantie :
- ni de la faute qu'elle prétend imputer au maître d'ouvrage ; en effet, dès lors que, sans que rien ne lui ait été dissimulé de l'état de la maison, l'artisan a accepté la mission confiée par sa cliente, ayant par là même agréé le support sur lequel il a réalisé ses travaux ;
- ni de la force majeure qui, à l'en croire, ne lui aurait pas permis de deviner le développement ultérieur du champignon ; en effet, le phénomène de mérule, normalement connu de tous les professionnels du bâtiment, n'était nullement imprévisible eu égard à l'état de la maison ; par ailleurs, ce phénomène n'est pas extérieur à la société Daniel Chevalier puisque ce n'est que par suite de ses travaux, réalisés en contravention aux règles de l'art, qu'il est apparu, le champignon, jusqu'alors à l'état de latence, ne s'étant 'réveillé' que parce que l'artisan lui a donné les possibilités de le faire ;
- ni de la faute qu'aurait commise la société Bâti'Nat, entreprise intervenue postérieurement à l'apparition des désordres ; en effet, à supposer même que celle-ci n'ait pas diagnostiqué ni traité le phénomène comme elle aurait dû le faire, en tout état de cause de tels manquements ne justifieraient pas une limitation du droit à indemnisation de Mme [S], mais tout au plus un partage de responsabilité entre les deux entreprises dans le cadre d'un recours en garantie que la société Daniel Chevalier pourrait former à l'encontre de la société Bâti'Nat.
En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a déclaré la société Daniel Chevalier, in solidum avec son assureur de garantie décennale la société Maaf, entièrement responsable des préjudices consécutifs à l'apparition de la mérule.
Sur le montant des indemnisations :
La cour observe d'abord que les appelants ne formulent aucune critique quant au montant des sommes allouées en première instance à Mme [S] au titre du traitement d'éradication de la mérule (28.519,66 € TTC), pas plus qu'au titre des frais de remise en état de la maison dégradée par le champignon (81.519,56 € TTC).
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a condamné in solidum l'artisan et son assureur au paiement de ces deux sommes.
Conformément à la demande de Mme [S], la condamnation relative à la remise en état de la maison, dont le montant a été fixé au jour du dépôt du rapport d'expertise, sera actualisée en fonction de l'évolution de l'indice BT1 applicable au 14 juin 2019 et celui applicable à la date du présent arrêt.
Les appelantes contestent en revanche le trouble de jouissance allégué par Mme [S], faisant notamment valoir :
- que celle-ci avait reconnu devant l'expert que la maison n'était qu'une résidence secondaire qu'elle n'occupait qu'une semaine par mois, étant dès lors mal fondée à soutenir aujourd'hui qu'il s'agirait de sa résidence principale ;
- que Mme [S] ne justifie pas non plus de la valeur locative de l'immeuble, sur la base de laquelle elle prétend évaluer son préjudice de jouisssance.
Au contraire, Mme [S] réaffirme comme en première instance que la maison est devenue sa résidence principale à partir de son départ en retraite en septembre 2015, et produit par ailleurs le justificatif de loyer de la maison mitoyenne, d'un montant mensuel de 404,14 € pour une surface d'habitation moindre.
Aussi et alors qu'il convient de rappeler que la maison restera inhabitable tant que la mérule n'aura pas été éradiquée, Mme [S] est fondée à réclamer le versement d'une indemnité pour trouble de jouissance dont le montant sera fixé, conformément aux paramètres et calculs pertinemment retenus par le tribunal et que la cour adopte, à la somme de 16.350 €.
Le jugement sera confirmé en ce sens.
Sur les autres demandes :
Parties perdantes, la société Daniel Chevalier et la société Maaf seront coondamnées in solidum à payer à Mme [S] une somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles d'appel, le jugement étant en outre confirmé en ce qu'il les a condamnées in solidum au paiement d'une somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles de première instance.
Enfin, la société Daniel Chevalier et la société Maaf seront coondamnées in solidum aux entiers dépens de première instance et d'appel, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Statuant publiquement par mise à disposition, contradictoirement et en dernier ressort :
- déclare la société Daniel Chevallier et la société Maaf irrecevables en leur demande de complément d'expertise ;
- confirme le jugement en toutes ses dispositions ;
- y ajoutant :
* dit que la condamnation relative à la remise en état de la maison sera actualisée en fonction de l'évolution de l'indice BT1 applicable au 14 juin 2019 et celui applicable à la date du présent arrêt ;
* condamne in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf à payer à Mme [U] [S] une somme de 3.000 € au tire de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
* condamne in solidum la société Daniel Chevalier et la société Maaf aux entiers dépens de la procédure d'appel, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT
M. COLLET D. GARET