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29/11/2022 | FRANCE | N°19/03067

France | France, Cour d'appel de Caen, 1ère chambre civile, 29 novembre 2022, 19/03067


AFFAIRE : N° RG 19/03067 -

N° Portalis DBVC-V-B7D-GNY3





ARRÊT N°



JB.





ORIGINE : Décision du Tribunal de Grande Instance de LISIEUX du 03 Juin 2019

RG n° 18/00235







COUR D'APPEL DE CAEN

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU 29 NOVEMBRE 2022





APPELANTES :



La SCI CT INVEST

N° SIRET : 830.404.836

[Adresse 1]

[Adresse 1]

prise en la personne de son représentant légal



La SARL CT COMMERCES<

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N° SIRET : 830.387.718

[Adresse 1]

[Adresse 1]

prise en la personne de son représentant légal



représentées et assistées de Me Emmanuelle DUVAL, avocat au barreau de LISIEUX



INTIMÉE :



Madame [M] [B]

née le ...

AFFAIRE : N° RG 19/03067 -

N° Portalis DBVC-V-B7D-GNY3

ARRÊT N°

JB.

ORIGINE : Décision du Tribunal de Grande Instance de LISIEUX du 03 Juin 2019

RG n° 18/00235

COUR D'APPEL DE CAEN

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU 29 NOVEMBRE 2022

APPELANTES :

La SCI CT INVEST

N° SIRET : 830.404.836

[Adresse 1]

[Adresse 1]

prise en la personne de son représentant légal

La SARL CT COMMERCES

N° SIRET : 830.387.718

[Adresse 1]

[Adresse 1]

prise en la personne de son représentant légal

représentées et assistées de Me Emmanuelle DUVAL, avocat au barreau de LISIEUX

INTIMÉE :

Madame [M] [B]

née le 06 Juin 1943 à [Localité 2]

[Adresse 1]

[Adresse 1]

représentée et assistée de Me Marc REYNAUD, avocat au barreau de LISIEUX

DÉBATS : A l'audience publique du 04 octobre 2022, sans opposition du ou des avocats, M. GARET, Président de chambre et Mme VELMANS, Conseillère, ont entendu les plaidoiries et en ont rendu compte à la cour dans son délibéré

GREFFIER : Mme COLLET

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :

M. GARET, Président de chambre,

Mme VELMANS, Conseillère,

Mme COURTADE, Conseillère,

ARRÊT : rendu publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile le 29 Novembre 2022 et signé par M. GARET, président, et Mme COLLET, greffier

* * *

EXPOSE DU LITIGE

Selon acte authentique du 28 juillet 2017, M. [M] [B] a vendu à la SCI CT Invest un ensemble immobilier situé à [Adresse 1], et constitué outre d'une surface d'environ 6,5 hectares, également de plusieurs bâtiments anciens dont une ancienne Charreterie, désormais à usage de maison d'habitation, un manoir abritant plusieurs chambres, et une ancienne bouillerie, aujourd'hui transformé en gîte.

L'ensemble a été cédé à la SCI moyennant un prix de 950.000 €, afin d'être exploité à usage de complexe hôtelier par une société constituée à cet effet, la SARL CT Commerces.

Déplorant de fortes odeurs d'hydrocarbures dans les bâtiments précités, l'acheteur a fait diligenter une expertise non contradictoire par M. [W] [Z], architecte et expert judiciaire qui, aux termes d'un rapport déposé le 23 novembre 2017, a conclu à la présence, en différents endroits de la maison d'habitation, du manoir et de la bouillerie, de pièces de bois issues du recyclage de traverses de chemin de fer qui avaient été traitées à la créosote, soit un produit toxique et désormais interdit, à tout le moins à l'intérieur des bâtiments, quelle que soit leur destination.

La SCI et la SARL ont alors fait établir des devis de remise en état des lieux impliquant la dépose des matériaux litigieux, et mis en demeure M. [B] d'en supporter le coût ainsi que de les indemniser de leurs autres préjudices, notamment du trouble de jouissance subi ainsi que manque à gagner consécutif à l'impossibilité de louer certains des locaux contaminés à usage d'hôtellerie.

En l'absence de règlement amiable du litige, la SCI et la SARL, suivant acte du 5 mars 2018, ont finalement saisi le tribunal de grande instance de Lisieux tendant à la condamnation de M. [B], tant sur le fondement de la garantie décennale que sur celui des vices cachés, du dol ou de l'erreur.

Par jugement du 3 juin 2019, le tribunal a':

- déclaré recevables les demandes de la SCI en tant qu'elles sont fondées sur la garantie décennale ;

- ordonné avant dire doit une mesure d'expertise aux fins, notamment, de rechercher et localiser dans les différents bâtiments considérés l'existence d'éléments de bois provenant de traverses de chemin de fer traitées à la créosote, décrire les nuisances en résultant, en établir les causes et en évaluer la date d'apparition, décrire leur importance, dire si elles affectent l'usage attendu des biens, dire si ces vices étaient apparents lors de l'acquisition et s'ils pouvaient être décelés par un acheteur profane, donner un avis sur la moins-value éventuelle cause par ces vices à l'immeuble, enfin déterminer et chiffrer les travaux propres à y remédier'ainsi que les préjudices susceptibles d'en être résultés';

- ordonné la réouverture des débats aux fins que les parties puissent conclure sur le moyen, relevé d'office par le tribunal, tiré d'une éventuelle irrecevabilité à agir de la SARL pour défaut de qualité';

- réservé le surplus des demandes ainsi que les dépens.

Par déclaration du 29 octobre 2019, la SCI et la SARL ont interjeté appel de ce jugement.

Les appelantes ont notifié leurs dernières conclusions le 17 juillet 2020, l'intimé les siennes le 27 avril 2020.

La clôture de la mise en état a été prononcée par ordonnance du 7 septembre 2022.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

La SCI CT Invest et la SARL CT Commerces demandent à la cour de :

- infirmer le jugement en ce qu'il a :

* omis de statuer sur leurs demandes présentées sur le fondement de la garantie décennale, en retenant dans les motifs que M. [B] n'avait pas la qualité de constructeur au sens de l'article 1792-l du code civil et que, par conséquent, leurs demandes ne pouvaient prospérer sur le fondement décennal ;

* renvoyé à l'instruction après réouverture des débats la question de la qualité pour agir de la SARL ;

* ordonné avant dire droit une mesure d'expertise ;

Statuant à nouveau,

A titre principal,

- déclarer recevable l'action de la SARL en indemnisation de ses préjudices ;

- déclarer recevable et fondée leur action intentée sur le fondement décennal ;

- dire n'y avoir lieu à expertise ;

- condamner M. [B] à indemniser leur entier préjudice sur le fondement de la responsabilité décennale des constructeurs ;

- à défaut, condamner M. [B] à indemniser leur entier préjudice au titre de la garantie des vices cachés ;

- à défaut, condamner M. [B] à indemniser leur entier préjudice sur le fondement du dol ;

Ce faisant,

- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 170.448 € HT, soit 204.538,15 € TTC, au titre du remplacement des bois traités à la créosote ;

- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 15.875,24 € HT, soit 17.462,76 € TTC, au titre des travaux de peinture ;

- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 23.439 € au titre du préjudice d'exploitation subi par la SARL (à parfaire) ;

- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 196,70 € TTC au titre des frais de désodorisation (à parfaire) ;

- à titre subsidiaire, prononcer la nullité de la vente au titre du dol ou de l'erreur, ou prononcer sa résolution sur le fondement des dispositions applicables en matière de vices cachés ;

En tout état de cause,

- débouter M. [B] de son appel incident ;

- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner M. [B] aux entiers dépens comprenant les frais d'expertise de M. [Z] pour un montant de 3.229,10 € TTC, les frais de saisie-conservatoire se chiffrant à la somme de 546,67 € TTC, ainsi que les frais de conversion de la saisie conservatoire en saisie définitive.

Au contraire, M. [B] demande à la cour de :

A titre principal,

- réformer le jugement en ce qu'il a déclaré la SCI recevable en ses demandes fondées sur la responsabilité décennale ;

- statuant de nouveau, déclarer irrecevables les demandes de la SCI et de la SARL fondées sur la responsabilité décennale en ce que le délai d'épreuve de dix ans est expiré ;

A titre subsidiaire,

- débouter la SCI et la SARL de leurs demandes fondées sur la responsabilité décennale en ce qu'elles sont infondées et injustifiées ;

En tout état de cause,

- débouter la SCI et la SARL de l'intégralité de leurs demandes fondées sur la garantie légale des vices cachés, le dol et l'erreur en ce qu'elles sont infondées et injustifiées ;

- débouter la SCI et la SARL de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions ;

- condamner la SCI et la SARL à lui verser la somme de 10.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la SCI et la SARL aux entiers dépens.

Pour l'exposé complet des prétentions et de l'argumentaire des parties, il est renvoyé à leurs dernières écritures susvisées conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur les demandes formées sur le fondement de la garantie décennale':

L'article 1792 du code civil dispose':

«'Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination.

Une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère.'»

L'article 1792-1 ajoute':

«'Est réputé constructeur de l'ouvrage :

1° Tout architecte, entrepreneur, technicien ou autre personne liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ;

2° Toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu'elle a construit ou fait construire ;

3° Toute personne qui, bien qu'agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l'ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d'un locateur d'ouvrage.'»

L'article 1792-4-1 précise quant à lui':

«'Toute personne physique ou morale dont la responsabilité peut être engagée en vertu des articles 1792 à 1792-4 du présent code est déchargée des responsabilités et garanties pesant sur elle, en application des articles 1792 à 1792-2, après dix ans à compter de la réception des travaux ou, en application de l'article 1792-3, à l'expiration du délai visé à cet article.'»

En l'espèce, il résulte des pièces du dossier que les travaux litigieux, soit la pose en différents endroits des trois bâtiments considérés (l'ancienne charretterie devenue maison d'habitation, le manoir à usage de chambres hôtelières et l'ancienne bouillerie désormais transformée en gîte) de pièces de bois issues de la réutilisation de traverses de chemin de fer, ont été réalisés par M. [B] lui-même, assisté de ses salariés de l'époque.

Dès lors, ayant exercé la maîtrise d'oeuvre de ces travaux, il a la qualité de constructeur au sens de l'article 1792-1.

Quant à l'époque à laquelle ces travaux ont été réalisés, ils peuvent être datés de la fin des années 1990 et du début des années 2000 ainsi qu'il résulte des pièces du dossier, notamment':

- du permis de construire délivré à M. [B] le 26 mai 1999 pour «'transformation d'un bâtiment en 9 chambres d'hôtel'»';

- des attestations de MM. [H] [I] et [C] [T], ex-salariés de M. [B], qui décrivent les circonstances dans lesquelles ils ont été amenés à rénover et transformer ces bâtiments, notamment en réutilisant des traverses de chemins de fer, l'un des deux témoins précisant à cet égard que «'tous les'gros travaux ont été achevés en 2002'» et ce, dans la perspective de l'ouverture de l'établissement touristique de M. [B] en 2003';

- des constatations de l'expert lui-même, qui confirme «'la présence évidente de bois issus de la recoupe, ou non, de traverses de chemins de fer pour différents éléments constitutifs des structures poteaux et soliveaux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des bâtiments'»'; or, dans la mesure où ces bois ont été utilisés pour constituer la structure même des immeubles,' notamment pour supporter des planchers, ils ont nécessairement été posés avant l'ouverture des bâtiments au public en 2003.

Cette datation, bien qu'approximative, est d'ailleurs conforme aux déclarations effectuées par le vendeur dans l'acte de vente du 28 juillet 2017 qui indique en effet':

- que la maison d'habitation (soit l'ancienne charreterie) «'a été transformée avant 2001, soit depuis plus de dix ans, sans autorisation'»';

- que le manoir «'a été transformé depuis plus de dix ans et sans qu'aucun élément constitutif d'ouvrage ou équipement indissociable de l'ouvrage au sens de l'article 1792 du code civil n'ait été réalisé sur cet immeuble depuis'»';

- que de même, «'le bâtiment anciennement à usage de bouillerie'a été transformé depuis plus de dix ans et sans qu'aucun élément constitutif d'ouvrage ou équipement indissociable de l'ouvrage au sens de l'article 1792 du code civil n'ait été réalisé sur cet immeuble depuis'».

Certes, M. [B] a déposé un permis de construire le 23 mai 2008, mais ce permis était sans rapport avec les travaux de structure à l'origine du litige, puisqu'ils concernaient la «'mise en sécurité de trois bâtiments avec modification de certaines façades'» ainsi que «'l'extension'» d'un chalet, lui-même non concerné par le litige.

Dès lors et quand bien même l'utilisation de ces bois, au demeurant non contestée par M. [B], dans des travaux intéressant la structure des trois immeubles considérés, aurait pu relever de la garantie décennale de l'article 1792, pour autant le délai de l'action y afférente, d'une durée de dix ans ayant couru au plus tard à compter de l'ouverture de l'établissement en 2003, était amplement expiré lorsque, par une assignation en date du 5 mars 2018, la SCI a saisi le tribunal.

En conséquence, le jugement sera infirmé en ce qu'il a déclaré la SCI recevable en ses demandes fondées sur la garantie décennale, ces demandes étant au contraire irrecevables.

Sur les demandes formées par la SCI au titre de la garantie des vices cachés':

L'article 1641 du code civil dispose':

«'Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus.'»

L'article 1642 dispose toutefois que «'le vendeur n'est pas tenu des vices apparents et dont l'acheteur a pu se convaincre lui-même.'»

L'article 1643 prévoit aussi que le vendeur «'est tenu des vices cachés, quand même il ne les aurait pas connus, à moins que, dans ce cas, il n'ait stipulé qu'il ne sera obligé à aucune garantie.'»

A contrario, le vendeur ne peut pas se prévaloir d'une clause d'exclusion de garantie dès lors qu'il connaissait l'existence des vices affectant la chose vendue.

L'article 1645 dispose encore que's'il les connaissait, «'il est tenu, outre la restitution du prix qu'il en a reçu, de tous les dommages et intérêts envers l'acheteur.'»

A cet égard, est présumé connaître les vices de la chose, et par là même tenu de tous les dommages-intérêts sans qu'il puisse se prévaloir d'une clause d'exclusion de garantie, le vendeur qui, même non professionnel de la construction, s'est comporté en qualité de maître d'oeuvre, a acheté les matériaux, a conçu l'installation litigieuse et l'a lui-même réalisée.

En l'espèce, il est constant que l'acte de vente du 28 juillet 2017 comporte une clause aux termes de laquelle il est précisé que «'l'acquéreur prend le bien dans l'état où il se trouve au jour de l'entrée en jouissance, sans recours contre le vendeur pour quelque cause que ce soit, notamment en raison des vices apparents ou des vices cachés'».

Toutefois, l'acte ajoute que «'l'exonération de garantie ne s'applique pas si le vendeur a la qualité de professionnel de l'immobilier ou de la construction ou s'il est réputé s'être comporté comme tel, si le vendeur, bien que non professionnel, a réalisé lui-même des travaux, ou encore s'il est prouvé par l'acquéreur, dans les délais légaux, que les vices cachés étaient connus du vendeur'».

En l'espèce, il résulte des pièces du dossier':

- que M. [B] a lui-même réalisé, avec l'aide de ses salariés, des travaux de rénovation intérieurs et extérieurs des trois immeubles précités (ancienne charretterie, manoir et bouillerie) et ce, afin de les transformer en établissement hôtelier';

- qu'ainsi, l'ancienne charretterie, désormais transformée en maison d'habitation à l'usage des propriétaires du site, abrite également la salle des petits déjeuners de l'établissement';

- que le manoir abrite quant à lui huit chambres d'hôtes'avec salles de bains ;

- qu'enfin, la bouillerie abrite plusieurs gîtes';

- qu'afin de renforcer la structure des planchers de ces bâtiments voire d'y créer des niveaux supplémentaires, M. [B], maître d'oeuvre de l'opération, s'est lui-même procuré, entre autres matériaux, des traverses de chemin de fer d'occasion qu'il a utilisées, entières ou recoupées, à titre de soliveaux ou de poteaux de soutènement';

- qu'à l'instar de toutes les traverses de chemin de fer, en tous cas à cette époque, celles-ci, en bois de chêne, étaient traitées contre les attaques fongiques ou xylophages au moyen d'une substance chimique dénommée «'créosote'»';

- que ce produit est fortement toxique en ce qu'il dégage des vapeurs irritantes pour les yeux et les voies respiratoires dont les effets cancérigènes sont avérés, alors par ailleurs que le simple contact cutané avec des bois ainsi traités est carcinogène.

D'ailleurs, plusieurs directives communautaires, désormais transposées en droit interne, limitent aujourd'hui l'usage de la créosote et, plus encore, les possibilités de réutilisation des bois traités avec ce produit.

Ainsi, un arrêté du 7 août 1997, qui a été publié au Journal Officiel du 17 août de la même année, énumère la liste des substances réglementées de traitement du bois, dont la créosote, de même qu'il réglemente les possibilités de «'mise sur le marché de l'occasion et d'utilisation des bois traités'» avec l'une de ces substances, l'arrêté précisant notamment que cette utilisation est «'interdite à l'intérieur des bâtiments, quelle que soit leur destination'».

Si cette réglementation a certes été renforcée par un arrêté modificatif du 2 juin 2003, les possibilités de remploi de bois traités à la créosote étant encore plus limitées depuis lors, en tout état de cause il était déjà formellement interdit, depuis 1997, de réutiliser ces bois en intérieur.

Or, en créant ou renforçant la structure intérieure des trois bâtiments précités au moyen de soliveaux et poteaux issus de la réutilisation de traverses de chemins de fer antérieurement traitées à la créosote, M. [B] a violé cette interdiction, et ce, plusieurs années après la publication d'une réglementation qu'il n'était pas censé ignorer.

A cet égard, il ne saurait utilement se prévaloir de ce qu'il aurait préalablement nettoyé, sablé et lasuré lesdites traverses, voire qu'il aurait «'quasiment anéanti'» le traitement à la créosote qui les affectait.

En effet, l'arrêté du 7 août 1997 ne prévoyait aucune limitation à l'interdiction du remploi de bois traités à la créosote à l'intérieur des bâtiments, meilleure preuve de la très grande persistance dudit produit ainsi que de la permanence de sa toxicité, même après nettoyage du bois.

Sur ce point, la cour ne saurait se satisfaire des appréciations de M. [U], contre-expert rémunéré par M. [B] qui a pu écrire, d'une part que l'interdiction de remploi des bois traités à la créosote ne daterait que de 2001 alors qu'il a été précédemment démontré qu'elle existait depuis un arrêté du 7 août 1997, d'autre part que les opérations de nettoyage du bois effectuées par M. [B] avant remploi des traverses auraient eu «'une certaine efficacité'» puisque les acquéreurs, à l'occasion de la visite des lieux, n'avaient formulé aucune observation relative à des odeurs particulières.

En effet, il est pour le moins surprenant, de la part d'un scientifique même non chimiste, d'établir un lien nécessaire entre la toxicité d'un produit volatil et la sensation olfactive qui s'en dégage ou pas. Avec un tel raisonnement, le monoxyde de carbone, dès lors qu'il est parfaitement inodore, ne serait pas toxique.

En toute hypothèse et quand bien même la forte odeur d'hydrocarbures ressentie par M. [Z], expert mandaté par la SCI, ne serait pas celle de la créosote, il n'en demeure pas moins que les trois bâtiments qu'il a visités contiennent, à l'intérieur et en plusieurs endroits, des bois issus de traverses de chemin de fer antérieurement traités à la créosote et qui, par là même, n'auraient jamais dû être réemployés comme ils l'ont été.

De même, il importe peu que ces bois soient placés pour la plupart d'entre eux à hauteur de plafond et par là même hors de portée de main, le seul fait qu'ils participent à la structure intérieure des bâtiments ayant pour effet d'exposer les occupants des locaux considérés au risque d'émanation toxique de créosote.

Ces matériaux ayant été réemployés dans des conditions contraire à une réglementation d'ordre public destinée à protéger la santé humaine, leur seule présence à l'intérieur des bâtiments constitue un vice grave inhérent à la chose vendue, nécessairement antérieur à la vente du 28 juillet 2017, qui la rend impropre à l'usage auquel elle est destiné, en l'occurrence un complexe hôtelier, ou qui diminuent tellement cet usage, que la SCI ne l'aurait pas acquise, ou à tout le moins n'en aurait donné qu'un moindre prix, si elle l'avait connu.

En effet, dans la mesure où la SCI a acheté ces bâtiments pour les affecter à une occupation humaine, il est certain que si elle avait été informée de la présence du matériau litigieux, soit elle aurait renoncé à son investissement, soit elle aurait exigé de M. [B] qu'il effectue préalablement les travaux de remise en état, soit encore elle aurait offert un prix minoré pour pouvoir effectuer elle-même les travaux nécessaires.

Par ailleurs, c'est encore vainement que M. [B] fait valoir que le vice était apparent et que la SCI a pu s'en convaincre avant la vente.

En effet, si l'acheteur, au demeurant non spécialiste de la construction, a certes pu remarquer, lors de ses visites préalables à la vente, la présence de soliveaux et poteaux de soutènement qui n'était pas dissimulés, pour autant rien ne lui permettait de deviner l'origine des bois ainsi réutilisés, a fortiori que ceux-ci avaient été traités à la créosote.

Ainsi et pour un acheteur profane, il n'était pas possible d'envisager, à la seule vue de poutres insérées entre deux murs pour supporter un plancher, qu'elles provenaient d'une ancienne traverse ferroviaire reconvertie, seul un spécialiste de la construction étant à même de l'imaginer.

De même, s'il est possible que l'acheteur ait remarqué, à l'occasion de ces visites, l'odeur qui l'a finalement décidé à faire appel à un expert après la vente, en tout état de cause rien ne lui permettait, au moment de la vente, d'en déterminer l'origine et d'en deviner la toxicité.

Le vice était donc bien caché au sens de l'article 1641.

Enfin, c'est toujours vainement que M. [B] argue de sa bonne foi pour tenter d'échapper à ses responsabilités, le vendeur étant en toute hypothèse présumé connaître le vice dont ses immeubles étaient affectés, et ce, pour s'être procuré lui-même les matériaux litigieux et les avoir réemployés, à l'instar d'un constructeur professionnel, dans des conditions contraires à une réglementation qu'il n'ignorait pas ou n'aurait pas dû ignorer.

Au demeurant, dès lors qu'il affirme avoir préalablement nettoyé et sablé les traverses avant remploi, c'est nécessairement qu'il les savait traitées à la créosote, produit toxique formellement interdit à l'intérieur de tout bâtiment, a fortiori à usage d'habitation.

Par suite, M. [B] doit répondre vis-à-vis de l'acheteur de la garantie légale des vices cachés sans pouvoir se prévaloir de la clause d'exonération insérée dans l'acte de vente, laquelle ne saurait s'appliquer en pareil cas.

Enfin et dans la mesure où la SCI a saisi le tribunal dans le délai prévu à l'article 1648 du code civil, soit moins de deux ans après la découverte du vice, sa demande est recevable et bien fondée dans son principe.

Sur les demandes formées par la SARL au titre de la garantie des vices cachés':

Certes, la SARL n'a pas la qualité d'acquéreur du bien vicié.

Pour autant, ayant été constituée afin d'exploiter un fonds de commerce sur le Domaine de Gefosses, la SARL, en qualité de tiers au contrat de vente, peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.

Il en résulte que dans la mesure où l'exploitation du fonds de commerce est perturbé par le vice qui, affectant les locaux du domaine, en contrarie les possibilités d'utilisation, la SARL est elle aussi recevable à agir à l'encontre de M. [B] pour obtenir réparation des préjudices qui en découlent pour elle.

Sur les autres demandes':

L'évaluation des préjudices subis ou à subir par la SCI comme par la SARL n'ayant pas été réalisée contradictoirement à l'égard de M. [B], il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a ordonné, avant dire droit sur cette liquidation, une mesure d'expertise aux frais avancés de la SCI.

La mission confiée à l'expert sera modifiée ainsi qu'il est indiqué au dispositif du présent arrêt.

L'affaire sera renvoyée devant le tribunal qui surveillera l'exécution de la mesure d'instruction et liquidera lui-même les préjudices après dépôt du rapport.

Partie d'ores et déjà déclarée perdante, M. [B] sera condamné à payer aux sociétés appelantes une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et supportera les dépens déjà exposés à ce jour en première instance comme en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour':

Statuant publiquement, par mise à disposition, contradictoirement et en dernier ressort :

- infirme le jugement en ce qu'il a déclaré la SCI CT Invest recevable en ses demandes fondées sur la garantie décennale des constructeurs';

- statuant à nouveau de ce chef, déclare la SCI CT Invest irrecevable en ses demandes fondées sur la garantie décennale des constructeurs';

- confirme le jugement en ce qu'il a ordonné une mesure d'expertise aux frais avancés de la SCI CT Invest';

- y ajoutant':

* juge la SCI CT Invest recevable et bien fondée en ses demandes au titre de la garantie des vices cachés';

* juge la SARL CT Commerces recevable en ses demandes au titre de la garantie des vices cachés';

* modifiant la mission confiée à l'expert, la définit comme suit :

° se rendre sur les lieux après y avoir convoqué l'ensemble des parties';

° visiter les trois bâtiments en cause (ancienne charretterie, manoir et ancienne bouillerie)';

° localiser l'ensemble des éléments de bois mis en 'uvre à l'intérieur desdits bâtiments et provenant de la réutilisation d'anciennes traverses de chemin de fer';

° déterminer les moyens propres à remédier à cette difficulté, et en chiffrer le coût';

° fournir tous éléments permettant d'évaluer les préjudices subis ou à subir par la SCI CT Invest ainsi que par la SARL CT Commerces';

° faire toutes observations utiles à la solution du litige';

° déposer un pré-rapport puis, après avoir répondu aux dires des parties, un rapport définitif';

* renvoie l'affaire et les parties devant le tribunal pour qu'il soit statué, après dépôt du rapport d'expertise, sur la liquidation des préjudices'subis';

* désigne le tribunal judiciaire de Lisieux pour surveiller les opérations d'expertise;

* condamne M. [M] [B] à payer aux sociétés CT Invest et CT Commerces une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

* condamne M. [M] [B] aux dépens déjà exposés à ce jour en première instance comme en cause d'appel.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

M. COLLET D. GARET


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Caen
Formation : 1ère chambre civile
Numéro d'arrêt : 19/03067
Date de la décision : 29/11/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-11-29;19.03067 ?
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