COUR D'APPEL DE BORDEAUX
CHAMBRE SOCIALE - SECTION B
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ARRÊT DU : 25 JUILLET 2024
PRUD'HOMMES
N° RG 21/03622 - N° Portalis DBVJ-V-B7F-MFTL
ASSOCIATION DE MOYENS DE RETRAITE COMPLEMENTAIRE (AMRC)
c/
Madame [O] [Z]
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée aux avocats le :
à :
Me Alexandra LORBER LANCE de la SELARL CAPSTAN LMS, avocat au barreau de PARIS
Me Adeline CORNIC, avocat au barreau de BORDEAUX
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 21 mai 2021 (R.G. n°F 18/01690) par le Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de BORDEAUX, Section encadrement, suivant déclaration d'appel du 24 juin 2021,
APPELANTE :
Association de Moyens de Retraite Complémentaire (AMRC), agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège social [Adresse 1]
Représentée et assistée par Me Alexandra LORBER LANCE de la SELARL CAPSTAN LMS, avocat au barreau de PARIS substituée par Me Camille PAICHON
INTIMÉE :
[O] [Z]
née le 23 Octobre 1976 à [Localité 4]
de nationalité Française
demeurant [Adresse 2]
Représentée et assistée par Me Adeline CORNIC, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 907 et 805 du Code de Procédure Civile, l'affaire a été débattue le 27 mai 2024 en audience publique, devant Monsieur Eric Veyssière, président chargé d'instruire l'affaire, qui a entendu les plaidoiries, les avocats ne s'y étant pas opposés.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Eric Veyssière, président,
Madame Sophie Lésineau, conseillère,
Madame Valérie Collet, conseillère,
greffière lors des débats : Sylvaine Déchamps,
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
Le délibéré a été prorogé en raison de la charge de travail de la Cour.
Exposé du litige
Selon un contrat de travail à durée indéterminée du 12 mai 2003, l'Association de Moyens de Retraite Complémentaire (l'AMRC), appartenant au groupe Malakoff Humanis, a engagé Mme [Z] en qualité d'assistante de gestion du personnel, catégorie E, indice 180.
Mme [Z] a travaillé auparavant au sein de cette association en contrat à durée déterminée du 15 juin 2022 au 12 mai 2023.
La relation contractuelle a été soumise à la convention collective nationale du travail du personnel des institutions de retraite complémentaire.
Le 1er janvier 2017, Mme [Z] a été détachée auprès de l'association Espace Emploi AGIRC-ARRCO de [Localité 3].
Au dernier état de la relation de travail, Mme [Z] a occupé le poste de conseillère en insertion professionnelle, statut cadre, niveau 5B.
Par courrier du 23 mai 2018, l'employeur a convoqué Mme [Z] à un entretien préalable à un éventuel licenciement, fixé le 6 juin 2018.
Le 9 juin 2018, Mme [Z] a été licenciée pour insuffisance professionnelle.
Par courrier du 27 septembre 2018, Mme [Z] a contesté son licenciement auprès de l'employeur.
Le 6 novembre 2018, Mme [Z] a saisi le conseil de prud'hommes de Bordeaux aux fins de contester son licenciement pour insuffisance professionnelle.
Par demande reconventionnelle, l'AMRC a sollicité du conseil de prud'hommes qu'il condamne Mme [Z] à lui verser 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Par jugement de départage du 21 mai 2021, le conseil de prud'hommes de Bordeaux a :
- dit que le licenciement de Mme [Z] est dépourvu de cause réelle et sérieuse,
- condamné l'AMRC à payer à Mme [Z] la somme de 40 000 euros net de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- ordonné le remboursement par l'employeur à Pôle emploi des indemnités de chômage versées à Mme [Z] à compter du jour de son licenciement jusqu'au jour du jugement, dans la limite de 6 mois d'indemnités,
- débouté Mme [Z] de sa demande de dommages et intérêts pour remise tardive des documents de rupture,
-condamné l'employeur à payer à Mme [Z] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné l'employeur aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision.
Par déclaration du 24 juin 2021, l'AMRC a relevé appel du jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions du 10 janvier 2022, l'AMRC sollicite de la cour qu'elle :
A titre principal,
- infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté Mme [Z] au titre de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi en raison du délai dans lequel ses documents de fin
de contrat ont été mis à sa disposition par l'employeur,
Y ajoutant,
- condamne Mme [Z] à payer à l'employeur la somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamne Mme [Z] aux entiers dépens de l'instance,
A titre subsidiaire :
- réforme le jugement entrepris en ce qu'il a alloué 40 000 euros nets à Mme [Z] à titre d'indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse,
Statuant à nouveau,
- réduise à de plus justes proportions les dommages et intérêts sollicités par Mme [Z] au titre de ses prétendus préjudices en limitant notamment l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (article L. 1235-3 du code du
travail) au maximum à 12 525 euros bruts,
Encore plus subsidiairement,
- exprime les éventuelles condamnations au titre de l'indemnisation du licenciement
sans cause réelle et sérieuse (article L. 1235-3 du code du travail) en brut.
Par ses dernières conclusions du 19 février 2024, Mme [Z] demande à la cour de :
- confirmer le jugement de première instance en ce qu'il a dit le licenciement notifié à Mme [Z] le 9 juin 2018 sans cause réelle et sérieuse,
- la déclarer recevable en son appel incident, et en conséquence,
- condamner l'AMRC à l'indemniser à hauteur de 56 362,50 euros nets (13,5 mois de salaires) de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail,
- débouter l'AMRC de sa demande de réduction du montant des dommages et intérêts de 40 000 euros qui lui ont été accordés en première instance pour le préjudice subi par le licenciement,
- condamner l'AMRC à lui payer la somme de 4 175 euros nets à titre de dommages et intérêts pour le préjudice subi par la remise tardive de ses documents de rupture,
- confirmer le jugement de première instance en ce qu'il a condamné l'AMRC à lui verser 1 500 euros d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles spécialement exposé en première instance,
- condamner l'AMRC à lui verser 4 000 euros d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles spécialement exposés en appel.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 7 mai 2024.
A l'audience, la Cour a ordonné la réouverture des débats aux fins de transmission de la convention de mise à disposition de Mme [Z] auprès de l'espace emploi à [Localité 3].
Par note du 10 juin 2024, le conseil de l'employeur a indiqué que la convention de mise à disposition n'avait pu être retrouvée.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées.
Motifs de la décision
Sur le licenciement
L'insuffisance professionnelle se définit comme l'incapacité objective et durable d'un salarié à exécuter de façon satisfaisante un emploi correspondant à sa qualification. Elle se caractérise par une mauvaise qualité du travail due soit à une incompétence professionnelle, soit à une inadaptation à l'emploi.
Si l'appréciation des aptitudes professionnelles et de l'adaptation à l'emploi relève du pouvoir de l'employeur, pour justifier le licenciement, les griefs doivent être suffisamment pertinents, matériellement vérifiables et perturber la bonne marche de l'entreprise ou être préjudiciables aux intérêts de celle-ci.
L'insuffisance de résultats ne constitue pas en soi une cause réelle et sérieuse de licenciement. Les juges doivent rechercher si le fait de ne pas avoir atteint les objectifs résulte soit d'une insuffisance profesionnelle, soit d'une faute imputable au salarié.
Les objectifs fixés par l'employeur doivent présenter un caractère réaliste.
Aux termes de l'article L. 1235-1 du code du travail, le juge, pour apprécier le caractère réel et sérieux des motifs de licenciement invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties, et au besoin après toutes mesures d'instruction qu'il estime utiles, et, si un doute persiste, il profite au salarié.
En l'espèce, la lettre de licenciement qui fixe les limites du litige énonce les motifs suivants à l'encontre de Mme [Z] :
- une planification et un suivi des rendez-vous insuffisants pour assurer une prise en charge efficace,
- une carence récurrente en termes d'écoute active et un manque d'analyse quant aux besoins des demandeurs d'emploi,
- un non respect des consignes et des procédures,
- une absence de cadrage et de structuration malgré la méthodologie mises à disposition,
- des difficultés récurrentes d'expression orale et une posture d'accueil fermée,
- des difficultés dans l'animation des ateliers collectifs.
La salariée a occupé l'emploi de conseiller en insertion professionnelle (CIP) pendant 18 mois, du 1er janvier 2017 au 9 juin 2018, au sein de l'association Espace Emploi de [Localité 3] suivant, d'une part, une convention de mise à disposition qui n'est pas produite aux débats en dépit de la demande expresse de la Cour, et d'autre part, un avenant au contrat de travail de la salariée en date du 19 janvier 2017 qui stipule son détachement temporaire au sein d'Espace Emploi et Insertion de [Localité 3] pour une période de 12 mois renouvelable tacitement pour exercer les fonctions de CIP avec une période probatoire de deux mois renouvelable une fois.
Mme [Z] a obtenu la certification de sa formation en qualité de CIP le 1er septembre 2017 à l'issue d'une période de formation de six mois.
Selon la fiche métier, un CIP est chargé :
- de l'accueil des personnes en démarche d'insertion et de l'analyse de leur situation,
- d'accompagner ces personnes dans leur parcours d'insertion sociale,
- de développer des partenariats avec des entreprises susceptibles d'employer ces personnes,
A cet effet, il conduit des entretiens individuels, organise et anime des ateliers et développe des relations avec les entreprises.
Sur la réalité des griefs
- une planification et un suivi des rendez-vous insuffisants pour assurer une prise en charge efficace-
Il résulte des bilans statistiques de l'Espace Emploi que Mme [Z] n'a pas été en mesure de suivre jusqu'en février 2018 plus de 10 bénéficiaires en même temps alors que la norrme interne est en moyenne de 25 personnes prises en charge.
Malgré cette baisse de l'effectif, la salariée n'a pas organisé certains rendez-vous dans les délais impartis. Ainsi, en avril 2018, sur les 9 dossiers qui lui avaient été attribués au mois de février, 3 n'avaient pas encore été convoqués en rendez-vous.
Ces éléments ne sont pas discutés par la salariée.
- une carence récurrente en termes d'écoute active et un manque d'analyse quant aux besoins des demandeurs d'emploi-
Ce grief est étayé par les nombreux retours des CIP entre février et avril 2018 chargés de superviser et d'accompagner la salariée dans les premiers mois de sa prise de fonction ainsi que par les demandes des bénéficiaires, notamment en mai 2018, qui ont sollicité des changements de référent en indiquant que les entretiens menés par Mme [Z] ne leur convenaient pas, car ne correspondant pas à leurs besoins.
Cette dernière estime qu'il n'est pas tenu compte des autres activités qu'elle a mises en place dans les ateliers et dans l'espace Cyber où les retours des bénéficiaires étaient bons.
Elle ne conteste pas, néamoins, utilement les écrits de ces collègue mettant en évidence ses carences dans la conduite d'entretiens.
- un non respect des consignes et des procédures-
Il est reproché, à ce titre, à la salariée de ne pas respecter la méthodologie de la conduite d'entretien comme par exemple de ne pas couper la parole, de mieux cadrer le discours du bénéficiaire ou de ne pas faire à la place de celui-ci.
La réalité du grief est établie par les compte-rendus des collègues de Mme [Z] dont elle a été informée. Celle-ci n'en discute pas le contenu.
- des difficultés récurrentes d'expression orale et une posture d'accueil fermée-
Ces difficultés non utilement contestées ressortent des dits compte-rendus.
- des difficultés dans l'animation des ateliers collectifs-
La mission d'animation d'ateliers collectifs représentait 30% des objectifs de la salariée en 2017. Il résulte d'un courriel hiérarchique du 14 mai 2018 de Mme [K], la responsable du service, que Mme [Z] a demandé d'arrêter les ateliers collectifs car elle dit ne pas être à l'aise.
Toutefois, les évaluations des ateliers animés par la salariée sont très satisfaisantes de sorte que le grief n'est pas caractérisé.
Sur le caractère sérieux des motifs du licenciement
Mme [Z] avait conscience des difficultés rencontrées qui s'inscrivent dans un contexte de reconversion professionnelle impliquant des techniques et des postures très différentes de celles de ses anciennes fonctions de chargé du management des risques et des assurances dans l'entreprise; c'est ainsi que, dés le mois de janvier 2018, elle a pris contact avec la direction des ressources humaines du groupe en vue de l'obtention d'un autre poste en région parisienne. Parallèlement, elle a élaboré un projet de formation au titre du CIF pour suivre un master 2 en management des risques qui a été accepté, le 9 mai 2018, pour la session d'une durée de 2 ans débutant en octobre 2018.
Il apparaît, ainsi, que Mme [Z], détachée à titre temporaire dans l'association Espace Emploi et Insertion, a porté à la connaissance de l'employeur 4 mois après avoir obtenu sa qualification de CIP, son souhait de ne pas être maintenue dans ces fonctions. L'employeur, bien qu'en ayant pris acte, n'a pas donné de suites concrètes à cette demande, hormis un courrier de la responsable des ressource humaines lui indiquant ses droits et ses obligations et la possibilité de conclure une rupture conventionnelle.
L'employeur, qui ne fournit pas la convention de mise à disposition de salariés souscrite avec l'association Espace Emploi et Insertion de sorte que les obligations de cette dernière à l'égard de Mme [Z] sont inconnues, ne peut donc valablement arguer d'une insuffisance professionnelle de la salariée alors que d'une part, l'avenant au contrat de travail actant ce détachement prévoit que l'AMRC peut y mettre un terme sous la seule réserve d'un délai de prévenance de 3 mois et qu'il lui incombe, pendant la période de détachement, d'assurer la gestion de la carrière de la salariée et d'autre part, que celle-ci avait donné entière satisfaction dans ses précédentes fonctions qu'elle a exercées au sein du groupe pendant plus de 16 ans et enfin, qu'elle avait accepté, dans le cadre de la réorganisation du groupe, une nouvelle orientation professionnelle comportant une mobilité géographique.
Il doit être relevé, de surcroît, que l'employeur a engagé la procédure de licenciement le 23 mai 2018 après avoir été informé de la décision de la commission des congés indivuels d'Uniformation en date du 9 mai 2018 donnant son accord à la prise en charge financière de la formation que souhaitait suivre Mme [Z] au titre du CIF, ce qui conforte l'assertion de la salariée selon laquelle l'employeur s'est, dans ce contexte, comporté de façon déloyale à son égard dans la mesure où cette formation permettait de renforcer ses compétences dans son métier de base.
C'est donc à bon droit que le premier juge a déduit de ces circonstances que les motifs du licenciement n'étaient pas sérieux.
Aux termes de l'article L 1235-3 du code du travail, Mme [Z] peut prétendre à une indemnité réparant le préjudice résultant de son licenciement sans cause réelle et sérieuse dont le montant est compris, compte tenu de son ancienneté dans l'entreprise, entre 3 et 13,5 mois de salaires. Contrairement à ce que soutient la salariée, cette indemnité est fixée en brut.
Au regard de son salaire de référence (4175 euros) intégrant les primes annuelles et trimestrielles, de son âge (elle est née en 1976) et de ses facultés de réinsertion, la Cour fixera le montant de cette indemnité à 40.000 euros bruts.
Le jugement sera réformé en ce sens.
Sur les autres demandes
Mme [Z] réclame des dommages et intérêts pour remise tardive des documents de fin de contrat.
En l'espèce, ces documents lui ont été communiqués le 8 octobre 2018 et non le 11 septembre comme prétendu à tort par l'employeur qui s'était engagé dans la lettre de licenciement à les lui transmettre par courrier.
Ce retard d'un mois après la fin de la relation de travail a repoussé l'ouverture des droits de la salariée auprès de Pôle Emploi et l'a conduite à adresser une mise en demeure à l'employeur par l'intermédiaire d'un avocat.
Le préjudice en résultant sera réparé par une indemnité de 500 euros.
L'AMRC partie perdante supportera la charge des dépens et sera condamnée à payer à la salariée la somme de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Les dispositions du jugement sur les dépens et les frais du procès seront confirmées.
Par ces motifs
confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a fixé le montant de l'indemnité allouée pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et en ce qu'il a débouté Mme [Z] de sa demande de dommages et intérêts pour remise tardive des documents de fin de contrat,
statuant à nouveau dans cette limite et y ajoutant,
condamne l'AMRC à payer à Mme [Z] les sommes suivantes :
- 40.000 euros bruts à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- 500 euros à titre de dommages et intérêts pour remise tardive des documents de fin de contrat,
-3000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
condamne l'AMRC aux dépens.
Signé par Eric Veyssière, présidentet par Sylvaine Déchamps, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
S. Déchamps E. Veyssière