COUR D'APPEL DE BORDEAUX
DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 27 JUIN 2024
N° RG 21/01474 - N° Portalis DBVJ-V-B7F-L7V6
Monsieur [T], [Z], [P] [G]
Madame [O], [R] [Y],[L] [W] épouse [G]
Monsieur [J], [N], [F] [V]
Madame [E], [I], [A] [V]
c/
Monsieur [D] [C]
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 06 janvier 2021 par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP d'ANGOULEME (RG : 11-18-623) suivant déclaration d'appel du 12 mars 2021
APPELANTS :
[T], [Z], [P] [G]
né le 06 Juillet 1933 à [Localité 11]
de nationalité Française
Retraité
demeurant [Adresse 10]
[O], [R] [Y],[L] [W] épouse [G]
née le 10 Août 1950 à [Localité 8]
de nationalité Française
Retraitée
demeurant [Adresse 10]
[J], [N], [F] [V]
né le 01 Juin 1996 à [Localité 6]
de nationalité Française
Profession : Technicien de maintenance,
demeurant [Adresse 10]
[E], [I], [A] [V]
née le 13 Février 2001 à [Localité 6]
de nationalité Française
Profession : Employée de La Poste,
demeurant [Adresse 10]
Représentés par Me DEMAR substituant Me Mathieu RAFFY de la SELARL MATHIEU RAFFY - MICHEL PUYBARAUD, avocat au barreau de BORDEAUX
et assistés de Me Valérie ROUVREAU, avocat au barreau de CHARENTE
INTIMÉ :
[D] [C]
né le 14 Mars 1971 à [Localité 7]
de nationalité Française,
demeurant [Adresse 1]
Représenté par Me Sébastien GROLLEAU de la SCP BRUNEAU-GROLLEAU, avocat au barreau de CHARENTE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 14 mai 2024 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Rémi FIGEROU, Conseiller, qui a fait un rapport oral de l'affaire avant les plaidoiries,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Monsieur Jacques BOUDY, Président,
Monsieur Alain DESALBRES, Conseiller,
Monsieur Rémi FIGEROU, Conseiller,
Greffier lors des débats : Madame Audrey COLLIN
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
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LES FAITS ET LA PROCÉDURE
Monsieur [D] [C] est propriétaire sur la commune de [Localité 9] d'une maison d'habitation cadastrée section A[Cadastre 3], limitrophe des parcelles cadastrées A[Cadastre 2], Dont Monsieur [J] [V] et Madame [E] [V] sont propriétaires, et A[Cadastre 4] dont Monsieur [T] [G] et Madame [O] [W] épouse [G] sont propriétaires.
M. [D] [C] a assigné ses voisins les consorts [V] [G] devant le tribunal judiciaire d'Angoulême afin qu'ils soient condamnés à abattre les pins qu'ils avaient plantés sur leurs parcelles et nettoyer ces dernières.
Par jugement du 29 avril 2019, le tribunal judiciaire d'Angoulême a ordonné avant-dire droit une expertise judiciaire confiée à Monsieur [B] [H].
Le rapport d'expertise a été déposé le 25 septembre 2019.
Par jugement du 6 janvier 2021, Le tribunal judiciaire d'Angoulême a condamné les consorts [V] [G] àa procéder à l'abattage d'un arbre sur trois sur une bande de 15 mètres à compter de la limite séparative de propriété dans un délai de deux mois à compter de la signification du jugement, et sous astreinte de 30 € par jour de retard passé ce délai à installer des nichoirs à mésanges dans un délai de deux mois à compter de la signification du jugement, à payer à Monsieur [D] [C] La somme de 3000 € en réparation de son trouble de jouissance, celle de 1500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile outre les dépens et frais d'expertise'.
M. [T] [G], Mme [O] [W] épouse [G], M. [J] [V] et Mme [E] [V] ont relevé appel de cette décision.
Aux termes de leurs dernières conclusions, les appelants demandent à la cour de juger les demandes de Monsieur [C] prescrites, à titre subsidiaire, de juger l'appel incident de ce dernier infondé, de le débouter de toutes ses demandes fins et conclusions et de le condamner à leur verser la somme de 6000 € en réparation de leur préjudice moral à titre de dommages et intérêts, outre celle de 4000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour sa part, M. [C] demande à la cour d'appel de confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il l'a débouté de sa demande de condamnation de ses voisins au nettoyage annuel, sur une bande de 15 mètres des parcelles des appelants. Il sollicite en outre leur condamnation à lui verser la somme de 3000 € au titre de ses frais irrépétibles, outre les entiers dépens'.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 30 avril 2024.
MOTIFS
Sur la la prescription de l'action
Les appelants font valoir que les doléances relatives aux troubles anormaux de voisinage se prescrivent par cinq ans. Or les plantations litigieuses ont été entreprises en 2009, et M. [C] qui se plaindrait de celles-ci depuis l'année 2010, ne les a assignés que le 31 août 2018, date à laquelle il était prescrit.
L'intimé réplique que cette exception de prescription n'a pas été soulevée in limine litis. Par ailleurs si le délai de prescription relatif aux troubles anormaux de voisinage est de cinq ans, La prescription n'est pas acquise'; En effet, à la suite des courriers échangés avec la mairie, les appelants avaient fait procéder au nettoyage de leurs parcelles et ce n'est qu'en 2016 qu'un défaut d'entretien de celle-ci a été constaté si bien qu'en 2018, l'action n'était pas prescrite'. Concernant le préjudice de vue, si les arbres ont été plantés en 2019, ce n'est que le 30 janvier 2018 que le préjudice était constitué en raison de la taille des arbres, constituant une forêt.
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Conformément aux dispositions de l'article 2224 du code civil, l'action reposant sur des troubles anormaux du voisinage se prescrit par cinq ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.
Seule l'anormalité du trouble permet de faire courir le délai de prescription de l'action. Ainsi, le préjudice de vue n'est pas né le jour de la plantation des arbres mais celui où ceux-ci ont pu constituer un trouble et ont porté atteinte à la vue du fonds de M. [C].
De même, si des troubles anormaux de voisinage liés au défaut d'entretien des parcelles des appelants ont été dénoncés dès l'année 2010 par M. [C], ceux-ci ont été réglés par la réalisation de travaux en 2014, pour ne resurgir qu'en 2016. En conséquence, les appelants ne démontrent pas que l'action de M. [C] est prescrite.
Sur le fond
Sur le préjudice de vue et d'ensoleillement
Le tribunal a considéré, en lecture du rapport d'expertise, que la plantation de pins causait à M. [C] une perte de vue réelle en ce que la vue sur les Monts d'Ambazac avait été remplacée par un paysage forestier. Le premier juge a ajouté que M. [C] connaîtrait en outre une perte d'ensoleillement au fur et à mesure de la pousse des pins.
M. [C] sollicite la confirmation du jugement faisant notamment valoir qu'il avait acquis sa parcelle en raison notamment de la vue dont elle jouissait sur les monts d'[Localité 5].
Les appelants considèrent au contraire que leurs parcelles sont situées en zone rurale et sont donc destinées à recevoir des plantations, notamment d'arbres ce que M. [C] ne pouvait ignorer lorsqu'il a décidé de construire sa maison. Il n'existe donc pas de trouble anormal de voisinage par suppression de la vue que l'intimé avait sur des Monts laquelle a été remplacée par une forêt.
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Selon les dispositions de l'article 544 du code civil, la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements.
En l'espèce, il n'est pas contesté que les appelants ont planté les pins litigieux selon l'usage autorisé par les lois et les règlements.
Toutefois, la limite du droit de propriété est que nul ne doit causer à autrui de trouble anormal de voisinage , et qu'à défaut, il en devra réparation, même en l'absence de faute.
L'anormalité du trouble doit s'apprécier au regard des circonstances locales, et doit présenter un caractère grave et/ou répété, dépassant les inconvénients normaux de voisinage , sans qu'il soit nécessaire de caractériser une faute de son auteur.
Il appartient à celui qui invoque le trouble anormal de voisinage d'en rapporter la preuve.
Or, il n'existe pas de droit acquis à une vue.
En zone rurale, l'existence d'une vue antérieure ne peut interdire à un agriculteur de planter quelques plantes que ce soient, y compris des arbres.
En, l'espèce les pins litigieux ont été plantés sur des parcelles agricoles et l'intimé n'ignorait pas que sa vue sur les monts d'[Localité 5] avait un caractère précaire puisque, effectivement une plantation forestière n'était pas exclue.
De plus, la plantation litigieuse ne crée pas en elle-même une nuisance visuelle objective puisqu'une vue étendue est remplacée par une vue sur une forêt cultivée, étant précisé que l'expert judiciaire a précisé en réponse à sa mission n° 6 que les pins allaient grandir et se développer sur de longues décennies, que le sous-bois allait progressivement diminuer de vigueur à mesure que l'ombre augmenterait, que des éclaircies seraient pratiquées et permettraient d'ouvrir des perspectives dont le caractère paysager se manifesterait progressivement si bien que le désagrément ressenti aujourd'hui devrait s'estomper peu à peu.
En toute hypothèse, si M. [C] ne démontre pas que les plantations litigieuses créent un trouble anormal au regard de la situation des fonds respectifs et leur classement l'un en zone urbaine, les autres en zone rurale, tous reconnaissant que la commune de [Localité 9] est une commune rurale située dans une région pourvue de nombreuses zones forestières. ( cf': conclusions intimé page 11)
En outre, il n'est pas démontré que les plantations litigieuses auraient été entreprises en contravention avec les usages agricoles et forestier ou encore avec les règlements administratifs.
Par ailleurs, la perte d'ensoleillement est minime et ne crée pas un trouble anormal de voisinage alors que les pins les plus proches sont plantés à une distance respectable de la maison de M. [C], l'expert judiciaire ayant par ailleurs considéré qu'il n'existait pas au jour de sa venue de perte d'ensoleillement car les pins étaient encore petits et s'ils provoqueront ensuite une perte d'ensoleillement celle-ci sera modérée du fait que le côté sud était bien dégagé à cause des trouées et du fait des éclaircies à venir.
En conséquence, le jugement entrepris sera réformé en ce qu'il a considéré que la perte de vue et d'ensoleillement au bénéfice du fonds de M. [C] constituait un trouble anormal de voisinage.
L'intimé sera ainsi débouté de sa demande de dommages et intérêts.
Sur le préjudice de M. [C] en raison du défaut d'entretien de la plantation de pins
Le tribunal a considéré, au regard du rapport d'expertise qu'aucune négligence dans l'entretien des parcelles des appelants n'était démontrée.
M. [C] a fait valoir que le défaut d'entretien des pins par les appelants lui causait des nuisances diverses et ainsi un trouble anormal de voisinage. Aussi, il demande que les appelants soient condamnés sous astreinte à nettoyer leurs parcelles une fois par an.
Les appelants sollicitent la confirmation du jugement.
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Dans le cadre de l'expertise judiciaire, M. [C] a fait état de plusieurs doléances qui auraient pour origine un manque d'entretien des parcelles plantées de pins.
Toutefois, à chaque fois l'expert judiciaire a démontré que celles-ci n'étaient pas fondées après avoir relevé que les parcelles boisées étaient entretenues rappelant en outre que la gestion forestière n'était pas celle d'un parc d'agrément si bien qu'il était normal de trouver sous les arbres des ajoncs ou des ronces et bien d'autres végétaux, tous ayant son rôle à jouer.
Les appelants démontrent qu'ils entretiennent leurs parcelles( cf': leurs pièces 3 et 4)
L'expert judiciaire n'a pas retenu l'accumulation d'aiguilles de pin sur le toit de l'intimé en raison de la distance existant entre celui-ci et les pins, et ainsi pas davantage du verdissement de ce toit.
Si le risque d'incendie est avéré, bien que celui-ci soit modéré alors que la forêt litigieuse n'est pas entourée d'autres massifs, il est inhérent à toute forêt, et ne saurait constituer à lui seul un trouble anormal.
Si la plantation forestière contient nécessairement une faune sauvage et notamment des oiseaux, des rongeurs, des insectes, des serpents, leur présence ne constitue pas davantage un trouble anormal et M. [C] ne démontre pas subir particulièrement des nuisances qui seraient insupportables.
En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a jugé que les plantations litigieuses étaient convenablement entretenues.
Sur la demande en paiement de dommages et intérêts des appelants au titre de leur préjudice moral
Si M. [C] succombe devant la cour, les appelants ne démontrent pas que l'intimé aurait entrepris une procédure abusive.
Aussi, ils seront déboutés de leur demande.
Sur les dépens et les frais non compris dans les dépens
M. [C] succombant devant la cour d'appel sera condamné aux entiers dépens conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile et à verser aux appelants la somme de 3000 euros ( 750 X 4) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Réforme le jugement entrepris et statuant à nouveau':
Déboute M. [D] [C] de l'ensemble de ses demandes,
Déboute M. [T] [G], Mme [O] [W] épouse [G], Mme [E] [V] et M. [J] [V] de leurs demandes,
Condamne M. [D] [C] à payer à M. [T] [G], Mme [O] [W] épouse [G], Mme [E] [V] et M. [J] [V], ensemble la somme de 3000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [D] [C] aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'aux frais d'expertise.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jacques BOUDY, président, et par Madame Audrey COLLIN, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, Le Président,