COUR D'APPEL DE BORDEAUX
CHAMBRE SOCIALE - SECTION B
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ARRÊT DU : 20 OCTOBRE 2022
SÉCURITÉ SOCIALE
N° RG 22/00328 - N° Portalis DBVJ-V-B7G-MQQD
Société [4]
c/
Madame [T] [H] [J]
Monsieur [S] [J]
Monsieur [X] [J]
CPAM DES LANDES
Nature de la décision : AU FOND
Notifié par LRAR le :
LRAR non parvenue pour adresse actuelle inconnue à :
La possibilité reste ouverte à la partie intéressée de procéder par voie de signification (acte d'huissier).
Certifié par le Greffier en Chef,
Grosse délivrée le :
à :
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 21 novembre 2016 (R.G. n°2014.0256) par le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de MONT DE MARSAN, suite cassation partielle par arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 9 décembre 2021 de l'arrêt de la Cour d'appel de Pau rendu le 9 janvier 2020 (RG16/4209) suivant déclaration de saisine du 17 janvier 2022.
APPELANTE :
Société [4] [Adresse 5]
représentée par Me FOURNIER substituant Me Elodie BOSSUOT-QUIN de la SELAS CMS FRANCIS LEFEBVRE LYON AVOCATS, avocat au barreau de LYON
INTIMÉS :
Madame [T] [H] [J]
de nationalité Française, demeurant [Adresse 2]
Monsieur [S] [J]
de nationalité Française, demeurant [Adresse 2]
Monsieur [X] [J]
de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]
représentés par Me Maryline STEENKISTE, avocat au barreau de BORDEAUX
CPAM DES LANDES agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège social [Adresse 3]
représentée par Me Françoise PILLET de la SELARL COULAUD-PILLET, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 07 septembre 2022 en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Marie-Paule Menu, présidente,
Mme Sophie Masson, conseillère,
Madame Sophie Lesineau, conseillère,
qui en ont délibéré.
Greffière lors des débats : Mme Sylvaine Déchamps,
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
EXPOSE DU LITIGE
La société [4], anciennement société [4] puis [4], a employé M. [O] [J] en qualité de gamin de machine, manoeuvre de fabrication, sécheur et sécheur MP3, conducteur machines à papier 3 et 4, magasinier, coupeur de mandrins, façonnage et affûteur de couteaux.
Le 29 septembre 2012, M. [O] [J] est décédé.
Le 17 avril 2013, Mme [H] [J], sa veuve, a complété une déclaration de maladie professionnelle.
Le certificat médical initial, établi le 29 avril 2013, mentionnait : 'calcifications pleurales'.
Le 14 octobre 2013, la caisse primaire d'assurance maladie des Landes (la caisse) a notifié à la société [4] son refus de prise en charge de la maladie déclarée au titre du tableau n°30 B des maladies professionnelles.
Les ayants droits de M. [J] ont contesté cette décision et ont sollicité la mise en oeuvre d'une expertise sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de la sécurité sociale. Le rapport d'expertise du 18 décembre 2013 a conclu à l'existence de plaques pleurales.
Le 13 janvier 2014, la caisse a notifié aux ayants droits de M. [O] [J] la décision de prise en charge de sa maladie au titre de la législation professionnelle.
Le 3 mars 2014, la caisse a fixé le taux d'incapacité permanente partielle de M. [O] [J] à 5% ouvrant droit à une indemnité en capital d'un montant de 1 948,44 euros.
Le 27 juin 2014, Mme [H] [J], veuve de M. [O] [J], M. [S] [J] et M. [X] [J], ses fils, ont saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Mont de Marsan aux fins de voir reconnaître la faute inexcusable de la société [4] à l'origine de la maladie dont souffrait M. [O] [J] prise en charge par la caisse au titre du tableau 30 B des maladies professionnelles.
Par jugement du 21 novembre 2016, le tribunal des affaires de sécurité sociale des Landes a:
dit que Mme [H] [J] veuve de M. [O] [J] décédé le 29 septembre 2012, M. [S] [J] et M. [X] [J], ses fils, sont recevables en leurs demandes,
dit que la société [4], en sa qualité d'employeur, a commis une faute inexcusable à l'origine de la maladie professionnelle de M. [O] [J],
fixé le montant des préjudices personnels subis par M. [O] [J] aux sommes suivantes :
20 000 euros au titre des souffrances physiques et morales,
10 000 euros au titre du préjudice d'agrément,
Soit un total de 30 000 euros au titre de l'action successorale,
ordonné le doublement du capital alloué par la caisse à M. [O] [J] au bénéfice de sa succession,
dit que l'ensemble de ces sommes portera intérêts au taux légal à compter du présent jugement en application des dispositions de l'article 1153-1 du code civil,
dit que la décision de la caisse de prendre en charge l'affection dont souffrait M. [O] [J] au titre de la législation professionnelle est opposable à la société [4],
dit que la caisse versera l'ensemble des pièces allouées ci-dessus en vertu du présent jugement et qu'elle pourra en réclamer le remboursement à la société [4],
condamné la société [4] à payer aux consorts [J] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
débouté chacune des parties de ses autres demandes,
ordonné l'exécution provisoire de la présente décision.
Par déclaration du 6 décembre 2016, la société [4] a relevé appel de ce jugement.
Par arrêt du 9 janvier 2020, la cour d'appel de Pau a :
confirmé le jugement déféré,
condamné la société [4] à payer aux consorts [J] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens d'appel.
La société [4] a formé un pourvoi contre l'arrêt rendu le 9 janvier 2020 par la cour d'appel de Pau.
Par arrêt du 9 décembre 2021, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a cassé et annulé, mais seulement en ce qu'il fixe, au titre des préjudices personnels subis par M. [O] [J], à la somme de 20 000 euros, l'indemnisation de ses souffrances physiques et morales, en ce qu'il dit que la caisse primaire d'assurance maladie des Landes versera cette somme et pourra en réclamer le remboursement à la société [4], l'arrêt rendu le 9 janvier 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Pau. Elle a remis, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les a renvoyées devant la cour d'appel de Bordeaux. Elle a statué au visa des articles L. 434-1, L. 434-2, L. 452-2 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale et au motif selon lequel 'Il résulte des trois premiers de ces textes que la rente versée à la victime d'un accident du travail indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent. Sont réparables en application du quatrième les souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent.
Pour fixer à une certaine somme l'indemnisation des souffrances physiques et morales endurées, l'arrêt retient essentiellement que la victime présentait un essoufflement important, des douleurs thoraciques, une fatigue et une anxiété liée à sa situation de victime de l'amiante qui savait que plusieurs de ses collègues étaient décédés des suites de pathologies liées à l'inhalation de poussières d'amiante.
En statuant ainsi, par des motifs impropres à démontrer en quoi les souffrances physiques et morales invoquées étaient distinctes de celles réparées au titre du déficit fonctionnel permanent, la cour d'appel a violé les textes susvisés'.
Le 17 janvier 2022, la société [4] a saisi la cour d'appel de Bordeaux sur renvoi après cassation.
Aux termes de ses dernières conclusions du 12 août 2022, la société [4] sollicite de la Cour qu'elle :
infirme le jugement déféré en ce qu'il a :
fixé le montant des préjudices personnels subis par M. [O] [J] à la somme de 20.000 euros au titre des souffrances physiques et morales,
dit que la caisse versera l'ensemble des sommes allouées ci-dessus en vertu du présent jugement et qu'elle pourra en réclamer le remboursement à la société [4],
déboute les ayants droit de M. [J] de leur demande formulée, au titre de l'action successorale, en réparation des souffrances physiques et morales de M. [O] [J],
subsidiairement, ramène à de plus justes proportions le montant de l'indemnisation de ces chefs et impute, en tout état de cause, le montant de l'indemnité en capital versée par la caisse sur le montant des indemnités allouées en réparation des souffrances physiques et morales résultant du déficit fonctionnel permanent,
ordonne à la caisse de lui rembourser la somme de 20 000 euros qu'elle a elle-même versée aux ayants droit de M. [J] au titre de la réparation des souffrances physiques et morales de M. [J],
en tout état de cause, ordonne à la caisse de lui rembourser les sommes versées en sus aux ayants droit de M. [J] au titre de la réparation des souffrances physiques et morales de M. [J],
en tout état de cause, ramène à de plus justes proportions toute demande de condamnation formulée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société [4] expose que M. [J], étant retraité à la date de sa consolidation, la rente perçue au titre de la maladie professionnelle indemnise nécessairement le déficit fonctionnel permanent ; que les consorts [O] [J] ne démontrent pas l'existence de souffrances physiques et morales spécifiques, non indemnisées au titre du déficit permanent de M. [J] ; que s'agissant des souffrances physiques, aucune pièce médicale n'est versée aux débats venant corroborer et objectiver la perte de capacité respiratoire de M. [J] d'autant que ce dernier était atteint d'autres pathologies non professionnelles susceptibles d'expliquer les doléances alléguées par les consorts [O] [J] ; que s'agissant des souffrances morales, les plaques pleurales n'évoluant pas vers des maladies graves et ne donnant pas de symptômes ne sont pas des sources objectives d'anxiété d'autant qu'en l'espèce le diagnostic de ces plaques a été posé postérieurement au décès de M. [J] de sorte qu'il n'est pas démontré que celui-ci était informé qu'il était atteint d'une pathologie consécutive à l'inhalation de poussières d'amiante avant son décès.
Aux termes de leurs dernières conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 30 août 2022, les ayants droit de M. [J] sollicitent de la Cour qu'elle confirme le jugement rendu le 21 novembre 2016 par le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Mont de Marsan en ce qu'il a fixé à l'action successorale le montant des souffrances physiques et morales de M. [O] [J] à la somme de 20 000 euros et condamne la société [4] au paiement de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.
Les consorts [O] [J] font valoir en substance que la rente n'indemnise pas le déficit fonctionnel permanent mais la diminution de la capacité de travail de la victime ; qu'à aucun moment la loi ne fait référence au poste de préjudice personnel constitué par le déficit fonctionnel pour calculer la rente ; que la jurisprudence actuelle est contraire à la jurisprudence de principe du Conseil d'Etat qui considère que la rente versée par l'organisme social au titre de la maladie professionnelle indemnise exclusivement la réduction de la capacité de travail de la victime et présente un caractère strictement professionnel ; que le principe constitutionnel de responsabilité impose de faire peser sur l'employeur responsable les conséquences pécuniaires de sa faute et que ces conséquences pécuniaires ne sont pas indemnisées avant même la reconnaissance de cette faute par la simple rente maladie professionnelle qui assure une réparation forfaitaire hors toute idée de faute inexcusable ; qu'il existe bien à la lecture d'études scientifiques une relation entre les plaques pleurales de M. [J] et les symptômes d'essoufflement et de dyspnée ; que suite à la connaissance de l'existence des plaques pleurales le 15 avril 2010, le comportement de M. [J] a changé développant une angoisse forte et une perte de moral ; que son préjudice moral découle de sa connaissance de sa contamination par un agent exogène et du risque d'évolution de la maladie même minime.
Aux termes de ses conclusions reçues le 7 septembre 2022, la caisse demande à la cour de condamner l'employeur à lui rembourser le capital représentatif de la majoration du capital tel qu'il sera calculé et notifié par la caisse, les sommes dont la caisse aura l'obligation de faire l'avance et les frais d'expertise. Si la cour déboutait les ayants droit de M. [J] de leur demande formulée en réparation des souffrances physiques et morales de ce dernier ou si elle ramenait le montant de l'indemnisation à de moindres proportions, il convient d'ordonner aux ayants droit de rembourser à la caisse la somme de 20 000 euros au titre de la réparation des souffrances physiques et morales de M. [J] et en tout état de cause ordonner aux ayants droit de rembourser à la caisse les sommes versées en sus au titre de la réparation des souffrances physiques et morales de M. [J].
L'affaire a été fixée à l'audience du 7 septembre 2022, pour être plaidée.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées et oralement reprises.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'indemnisation des souffrances physiques et morales endurées par M. [J]
Il résulte des articles L 434-1, L 434-2 et L 452-2 du code de la sécurité sociale que la rente versée à la victime d'un accident de travail indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent.
Sont réparables en application de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale les souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent.
Il appartient à la victime ou à ses ayants droit de rapporter la preuve de l'existence de souffrances physiques et morales non indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent pour obtenir une réparation distincte au titre de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale.
En l'espèce, il ressort du compte-rendu d'imagerie médicale du docteur [G] et du rapport d'expertise du docteur [S] que M. [J] a été avisé par un scanner thoracique du 15 avril 2010 et d'un autre scanner du 1er août 2011, soit 2 ans avant son décès, de la présence de plaques pleurales bilatérales calcifiées antéro-latérale et postéro basale dans les gouttières costo vertébrales, caractéristiques de plaques pleurales secondaires à une exposition à l'amiante.
Un suivi médical lui a été nécessaire et il ressort des attestations de ses proches qu'au delà d'une simple gêne respiratoire, M. [J] ressentait une véritable douleur, le sentiment que la peau se décollait, que sa cage thoracique se fermait comme un étau ; qu'en lien avec ses douleurs et souffrances, et suite au scanner de 2010, il avait perdu le moral sachant que d'autres de ses collègues de travail du même poste étaient décédés de cancer des poumons ; qu'il était devenu un homme triste, pensif, soucieux de son avenir et sans envie selon ses proches.
Il est à relever qu'outre les souffrances physiques déjà évoquées, le diagnostic des plaques pleurales révélatrices d'une pathologie irréversible due à l'amiante constitue, par son annonce même et la forte inquiétude qu'elle a générée chez M. [J] qui connaissait plusieurs collègues de travail atteints eux aussi et décédés les uns après les autres et qui de fait avait pleinement conscience du caractère incurable et évolutif de la maladie, un préjudice moral spécifique devant être indemnisé en tant que tel, distinct de celui réparé au titre du déficit fonctionnel permanent.
Ainsi, le jugement du 21 novembre 2016 du TASS des Landes sera confirmé en ce qu'il a alloué au titre des souffrances physiques et morales de M. [J] la somme de 20 000 euros de dommages et intérêts.
Sur l'action récursoire de la caisse
L'article L 452-3 du code de la sécurité sociale dispose que la réparation des préjudices de la victime d'un accident de travail dû à la faute inexcusable de l'employeur est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur.
La faute inexcusable de la société ayant été reconnue, la société [4] est tenue de rembourser à la caisse les sommes dont elle a l'obligation de faire l'avance à la victime.
La caisse des Landes est donc bien fondée à recouvrer à l'encontre de la société [4] le montant des indemnités à venir, indemnisation et majorations accordés à M. [J].
Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens
La société [4], qui succombe devant la Cour, sera condamnée aux dépens d'appel.
Il est contraire à l'équité de laisser aux ayants droit de M. [J] la charge des frais non répétibles qu'ils ont engagés, restés à leur charge. La société [4] devra payer aux ayants droit de M. [J] la somme de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour
CONFIRME le jugement déféré en ses dispositions soumises à la Cour,
Y ajoutant,
CONDAMNE la société [4] aux dépens d'appel,
CONDAMNE la société [4] à payer à Mme [T] [H] [J], à M.[S] [J] et à M. [X] [J] es qualité d'ayants droit de M. [J] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Signé par madame Marie-Paule Menu, présidente, et par madame Sylvaine Déchamps, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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