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28/06/2022 | FRANCE | N°19/03924

France | France, Cour d'appel de Bordeaux, 1ère chambre civile, 28 juin 2022, 19/03924


COUR D'APPEL DE BORDEAUX



PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE



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ARRÊT DU : 28 JUIN 2022









N° RG 19/03924 - N° Portalis DBVJ-V-B7D-LEHA







[F] [N]



c/



AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT



























Nature de la décision : AU FOND


























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Décision déférée à la cour : jugement rendu le 27 juin 2019 par le Tribunal d'Instance de BORDEAUX (RG : 11-19-530) suivant déclaration d'appel du 11 juillet 2019





APPELANT :



[F] [N]

né le 19 Avril 1979 à [Localité 4] (47)

de nationalité Française

demeurant [Adresse 1]



représenté par Maîtr...

COUR D'APPEL DE BORDEAUX

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

--------------------------

ARRÊT DU : 28 JUIN 2022

N° RG 19/03924 - N° Portalis DBVJ-V-B7D-LEHA

[F] [N]

c/

AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

Nature de la décision : AU FOND

Grosse délivrée le :

aux avocats

Décision déférée à la cour : jugement rendu le 27 juin 2019 par le Tribunal d'Instance de BORDEAUX (RG : 11-19-530) suivant déclaration d'appel du 11 juillet 2019

APPELANT :

[F] [N]

né le 19 Avril 1979 à [Localité 4] (47)

de nationalité Française

demeurant [Adresse 1]

représenté par Maître Marie-Valérie FERRO, avocat au barreau de BORDEAUX

INTIMÉ :

AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT, pris en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité [Adresse 2]

représenté par Maître Jean-Michel CAMUS de la SCP LEGALCY AVOCATS-CONSEILS, avocat au barreau de la CHARENTE

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 912 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 16 mai 2022 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Bérengère VALLEE, conseiller, chargé du rapport,

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Roland POTEE, président,

Vincent BRAUD, conseiller,

Bérengère VALLEE, conseiller,

Greffier lors des débats : Véronique SAIGE

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.

* * *

EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE

Le 29 janvier 2007, M. [F] [N] a été embauché selon contrat de travail à durée indéterminée à temps complet par la société Internity, aux droits de laquelle vient la SA Avenir Telecom, en qualité de vendeur. A compter du 1er septembre 2008, il a été promu responsable de magasin.

Le 29 décembre 2015, il a été licencié pour faute grave, son employeur lui reprochant une baisse importante des résultats imputable au non-respect des procédures internes.

Par jugement du 4 janvier 2016, le tribunal de commerce de Marseille a placé la SA Avenir Telecom en redressement judiciaire. La SCP [E]-[B] à [Localité 3] a été désignée en qualité de mandataire judiciaire et la SCP [L]-[V] à [Localité 3] en qualité d'administrateur judiciaire. Par jugement du 10 juillet 2017, le tribunal de commerce de Marseille a adopté un plan de redressement et la SCP [L]-[V] a été nommée Commissaire à l'exécution du plan.

Par courrier du 8 février 2016, M. [N] a saisi le Conseil de prud'hommes de Bordeaux afin de contester la validité de son licenciement et obtenir la condamnation de la SA Avenir Telecom au paiement de plusieurs sommes au titre notamment du préavis, de l'indemnité de licenciement, du licenciement sans cause réelle et sérieuse, outre l'article 700 du code de procédure civile.

Le litige est venu :

- devant le bureau de jugement de la section commerce à l'audience du 14 mars 2016,

- après plusieurs renvois, devant le bureau de jugement pour plaidoiries à l'audience du 8 novembre 2016,

- le conseil de prud'hommes s'est mis en partage de voix par décision du 8 février 2017,

- le conseil de prud'hommes présidé par le juge départiteur a audiencé cette affaire le 27 novembre 2018,

- le jugement de départage a été rendu le 19 décembre 2018 aux termes duquel le licenciement de M. [N] pour faute grave a été requalifié en licenciement pour faute réelle et sérieuse et la SA Avenir Telecom a été condamnée au paiement de diverses sommes dont l'indemnité compensatrice de préavis et l'indemnité de licenciement.

Faisant valoir que la procédure prud'homale a été anormalement longue et que cela résulte d'un fonctionnement défectueux du service de la justice, M. [N] a, par acte du 24 janvier 2019, fait assigner l'Agent judiciaire de l'Etat sur le fondement des articles L. 1454-2 et R.1454-29 du code du travail, L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire et 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Par jugement contradictoire du 27 juin 2019, le tribunal d'instance de Bordeaux a :

- débouté M. [F] [N] de l'ensemble de ses demandes,

- condamné M. [F] [N] à payer à l'Agent judiciaire de l'Etat la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- rejeté les demandes contraires ou plus amples,

- condamné M. [F] [N] aux dépens.

M. [F] [N] a relevé appel de ce jugement par déclaration du 11 juillet 2019.

Par conclusions déposées le 3 octobre 2019, il demande à la cour de :

- le dire et juger recevable et bien fondé en son appel,

- réformer le jugement dont appel en ce qu'il a :

- débouté M. [F] [N] de l'ensemble de ses demandes,

- condamné M. [F] [N] à payer à l'Agent judiciaire de l'Etat la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné M. [F] [N] aux dépens,

En conséquence,

- dire et juger que l'Etat français est tenu de réparer le dommage causé à M. [F] [N] par le fonctionnement défectueux du service de la justice en raison du déni de justice caractérisé,

- condamner l'Etat français représenté par l'Agent judiciaire de l'Etat à verser à M. [F] [N] la somme de 8 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi pour délai excessif et déraisonnable de la procédure, avec intérêts au taux légal à compter de la saisine,

- dire et juger n'y avoir lieu à condamner M. [F] [N] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens au bénéfice de l'Agent judiciaire de l'Etat,

A titre subsidiaire et si par extraordinaire la cour n'entendait pas faire droit aux demandes de M. [F] [N],

- réformer le jugement dont appel en ce qu'il a condamné M. [F] [N] à verser à l'Agent judiciaire de l'Etat la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

En conséquence,

- dire et juger n'y avoir lieu à condamner M. [F] [N] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens au bénéfice de l'Agent judiciaire de l'Etat,

En tout état de cause,

- débouter l'Agent judiciaire de l'Etat de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamner l'Etat français représenté par l'Agent judiciaire de l'Etat à verser à M. [F] [N] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens de 1ère et 2nde instance, avec distraction au profit de Maître Marie-Valérie Ferro.

Par conclusions déposées le 27 décembre 2019, l'Agent judiciaire de l'Etat demande à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

- débouter l'appelant de l'intégralité de ses demandes,

- condamner l'appelant à payer à l'Agent judiciaire de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 2 mai 2022 et l'affaire fixée à l'audience du 16 mai 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la responsabilité de l'Etat

L'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme dispose que :

'Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice'.

Aux termes de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire,

'L'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice.'

L'article L. 141-3 du même code dispose que :

'Il y a déni de justice lorsque les juges refusent de répondre aux requêtes ou négligent de juger les affaires en état et en tour d'être jugées.'

L'article L. 1454-2 alinéa 1 du code du travail dans sa version applicable à la présente espèce dispose par ailleurs que :

'En cas de partage, l'affaire est renvoyée devant le même bureau de conciliation et d'orientation, le même bureau de jugement ou la même formation de référé, présidé par un juge du tribunal de grande instance dans le ressort duquel est situé le siège du conseil de prud'hommes. L'affaire est reprise dans le délai d'un mois'.

et l'article R.1454-29 du code du travail ajoute que :

'En cas de partage des voix, l'affaire est renvoyée à une audience ultérieure du bureau de conciliation et d'orientation ou du bureau de jugement. Cette audience, présidée par le juge départiteur, est tenue dans le mois du renvoi'.

Constitue le déni de justice mentionné à l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire tout manquement de l'Etat à son devoir de protection juridique de l'individu et notamment du justiciable en droit de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable, conformément aux dispositions de l'article 6§1 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui dispose que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial.

En l'espèce, il ressort de l'ensemble des pièces versées aux débats, que :

- M. [N] a saisi le conseil de prud'hommes de Bordeaux le 19 janvier 2016

- les parties ont été convoquées à l'audience du bureau de jugement le 14 mars 2016,

- l'audience de plaidoirie s'est tenue devant le bureau de jugement le 8 novembre 2016,

- le procès-verbal de partage de voix est intervenu le 8 février 2017,

- les parties ont été convoquées le 21 septembre 2018 pour une audience de départage fixée le 27 novembre 2018,

- le jugement de départage est intervenu le 19 décembre 2018.

L'Agent judiciaire de l'Etat fait valoir que le dépassement de délai susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire doit s'apprécier entre chaque étape de la procédure devant le conseil de prud'hommes et qu'en l'espèce les délais ainsi écoulés ne sont pas de nature à engager sa responsabilité.

Il convient de rappeler que la procédure devant le conseil de prud'hommes comporte différentes phases (conciliation, procédure devant le bureau de jugement, procédure de départition) dont le déroulement successif entraîne un alourdissement du délai procédural.

Si le délai de procédure imposé au justiciable doit être considéré de façon globale et ne peut être découpé en phases à partir desquelles un délai de six mois serait de facto considéré comme raisonnable, alors que l'article R. 1454-29 du code du travail dans sa version applicable à la présente espèce dispose que l'audience présidée par le juge départiteur doit être tenue dans le mois du renvoi suivant le procès-verbal de partage prononcé par le bureau de jugement du conseil de prud'hommes, le caractère raisonnable du délai doit toutefois être apprécié en tenant compte de la particularité de la procédure devant le conseil de prud'hommes.

En l'espèce, le délai entre la date à laquelle a été rendu le procès-verbal de partage des voix en date du 8 février 2017 et le jugement de départition en date du 19 décembre 2018, est de plus de 22 mois.

Ce délai s'ajoute au délai mis par le bureau de jugement du conseil de prud'hommes de Bordeaux pour rendre sa décision, de 12 mois depuis la saisine, M. [N] ayant ainsi attendu 34 mois pour qu'il soit statué sur ses demandes, dans un litige en matière de droit du travail qui nécessite par sa nature même un traitement procédural attentif et diligent.

Il ne résulte d'aucun élément du dossier que M. [N] ait, par son comportement procédural, concouru à l'allongement de la durée de la procédure.

Enfin, la complexité de l'affaire, s'agissant d'un litige relatif à une rupture du contrat de travail, n'explique pas non plus la durée de celle-ci.

Contrairement à ce qu'a jugé le premier juge, le délai ainsi écoulé ne s'expliquant par aucune difficulté procédurale ni par la complexité de l'affaire, apparaît incontestablement excessif. Ce caractère excessif s'apparente à un déni de justice, caractérisant le fonctionnement défectueux du service public de la justice. L'Etat doit donc réparer le préjudice qui en est résulté pour M [N].

Le jugement sera infirmé en ce sens.

Sur la réparation du préjudice

Le préjudice de M. [N] est caractérisé par la longueur de l'attente qu'il a eue à subir pour obtenir qu'il soit statué sur ses demandes et par la situation d'incertitude génératrice de stress dans laquelle il s'est trouvé durant l'attente de la décision du conseil de prud'hommes de Bordeaux. Il lui sera alloué la somme de 4.000 euros en réparation de son préjudice.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Aux termes de l'article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.

Sur ce fondement, l'Etat sera condamné aux dépens de première instance et d'appel dont distraction au profit de Maître Marie-Valérie Ferro en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. L'équité commande d'allouer à M. [N] une somme de 2.000 euros à ce titre.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Infirme le jugement entrepris,

Statuant à nouveau,

Dit que l'Etat doit réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la Justice à M. [N],

Condamne l'Agent Judiciaire de l'Etat à payer à M. [N] une somme de 4.000 euros à titre de dommages et intérêts,

Condamne l'Agent Judiciaire de l'Etat à payer à M. [N] la somme de 2.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne l'Agent Judiciaire de l'Etat aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Marie-Valérie Ferro en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Le présent arrêt a été signé par Monsieur Roland POTEE, président, et par Madame Véronique SAIGE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le Greffier,Le Président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Bordeaux
Formation : 1ère chambre civile
Numéro d'arrêt : 19/03924
Date de la décision : 28/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-28;19.03924 ?
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