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29/05/2012 | FRANCE | N°09/03441

France | France, Cour d'appel de Bordeaux, Chambre sociale section a, 29 mai 2012, 09/03441


COUR D'APPEL DE BORDEAUX



CHAMBRE SOCIALE - SECTION A



--------------------------







ARRÊT DU : 29 MAI 2012



(Rédacteur : Madame Brigitte Roussel, Président)

(PH)



PRUD'HOMMES



N° de rôle : 09/03441











SAS Ahlstrom Labelpack



c/



Monsieur [L] [I]











Nature de la décision : AU FOND













Notifié par LRAR le :


r>LRAR non parvenue pour adresse actuelle inconnue à :



La possibilité reste ouverte à la partie intéressée de procéder par

voie de signification (acte d'huissier).



Certifié par le Greffier en Chef,





Grosse délivrée le :



à :



Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 26 ma...

COUR D'APPEL DE BORDEAUX

CHAMBRE SOCIALE - SECTION A

--------------------------

ARRÊT DU : 29 MAI 2012

(Rédacteur : Madame Brigitte Roussel, Président)

(PH)

PRUD'HOMMES

N° de rôle : 09/03441

SAS Ahlstrom Labelpack

c/

Monsieur [L] [I]

Nature de la décision : AU FOND

Notifié par LRAR le :

LRAR non parvenue pour adresse actuelle inconnue à :

La possibilité reste ouverte à la partie intéressée de procéder par

voie de signification (acte d'huissier).

Certifié par le Greffier en Chef,

Grosse délivrée le :

à :

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 26 mai 2009 (RG n° F 05/01647) par le Conseil de Prud'hommes - formation de départage - de Bordeaux, section Industrie, suivant déclaration d'appel du 10 juin 2009,

APPELANTE :

SAS Ahlstrom Labelpack, agissant en la personne de son représentant

légal domicilié en cette qualité au siège social, [Adresse 5],

Représentée par Maître Carole Moret, avocat au barreau de Bordeaux et Maître Anne Murgier, avocat au barreau de Paris,

INTIMÉ :

Monsieur [L] [I], demeurant [Adresse 3],

Représenté par Maître Agnès Courty, avocat au barreau de Bordeaux et par le Cabinet Jean-Paul Teissonnière - Sylvie Topaloff & François Lafforgue, avocats au barreau de Paris,

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 26 mars 2012 en audience publique, devant la Cour composée de :

Madame Brigitte Roussel, Président,

Madame Maud Vignau, Président,

Madame Raphaëlle Duval-Arnould, Conseiller,

qui en ont délibéré.

Greffier lors des débats : Madame Anne-Marie Lacour-Rivière.

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.

M. [L] [I] a été engagé par la société Sibille, devenue SAS Ahlstrom Labelpack, spécialisée dans la fabrication des papiers et cartons industriels et spéciaux, en 1970, en qualité d'emballeur de caisses, au coefficient 112 et il exerçait ses fonctions sur le site de [Localité 7].

Il a été élu délégué du personnel CGT en 1972.

Lorsqu'il a fini sa carrière, le 30 avril 2004, il occupait un poste d'opérateur de chaufferie, coefficient 155, depuis novembre 1998.

M. [I] a adhéré au plan Amiante mis en place dans l'entreprise et est parti en retraite anticipée en mai 2004.

Le 4 juillet 2005, il a saisi le Conseil de Prud'hommes de Bordeaux afin de voir dire qu'il avait fait l'objet d'une discrimination syndicale et d'obtenir la somme de 130.000 € à titre de dommages et intérêts et l'application à son profit de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans le dernier état de ses écritures devant le Conseil, il sollicitait la somme de 132.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice patrimonial, celle de 30.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation son préjudice moral et celle de 10.000 € au titre des frais irrépétibles.

Par jugement rendu le 26 mai 2009 en formation de départage, le Conseil de Prud'hommes de Bordeaux a dit que M. [I] avait fait l'objet, en raison de son engagement syndical, d'une discrimination dans l'évolution de sa carrière et le montant de sa rémunération.

La SAS Ahlstrom Labelpack a été condamnée à lui payer la somme de 30.000 € à titre de dommages et intérêts, nets de CSG et de CRDS, outre intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts échus, et celle de 2.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [I] a été débouté du surplus de ses demandes.

La SAS Ahlstrom Labelpack a relevé appel de cette décision.

Parallèlement à cette procédure, M. [I] a saisi le Conseil de Prud'hommes de Périgueux afin d'obtenir l'indemnisation de préjudices consécutifs à son exposition à l'amiante.

Dans ce litige, le bureau de jugement s'est déclaré, le 2 novembre 2009, en partage de voix.

Eu égard à la saisine de la Cour de céans sur appel du jugement rendu le 26 mai 2009 par le Conseil de Prud'hommes de Bordeaux, M. [I] a formé ses demandes relatives à l'amiante également devant la Cour.

Par conclusions régulièrement déposées le 9 mars 2012 et développées oralement à l'audience, auxquelles il est expressément fait référence, la SAS Ahlstrom Labelpack conclut à la réformation du jugement déféré en ce qui concerne le litige relatif à la discrimination syndicale.

Elle demande de voir dire que M. [I] n'a subi aucune discrimination et de le voir, en conséquence, débouter de toutes ses demandes.

Elle sollicite la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions déposées les 26 mars 2012 et développées oralement devant la Cour, auxquelles il est expressément fait référence, M. [I] demande que soient rejetées des débats les pièces adverses numérotées de 31 à 35, eu égard à leur communication tardive, et que la SAS Ahlstrom Labelpack soit condamnée à lui payer la somme de 162.000 € nets de cotisations CSG etCRDS à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice patrimonial et moral par lui subi du fait de la discrimination syndicale dont il a été victime, sur le fondement des articles L 1134-5 et L 1222-1 du code du travail et des articles 1134 et 1147 du code civil, ainsi que la somme de 7.000 € au titre des frais irrépétibles.

Il sollicite les intérêts sur les sommes allouées à compter de la demande, ainsi que la capitalisation des intérêts échus.

Par conclusions déposées le 19 décembre 2011 et développées oralement devant la Cour, auxquelles il est expressément fait référence, M. [I] demande de voir constater qu'il a été exposé à l'inhalation de fibres d'amiante au sein de la SAS Ahlstrom Labelpack et de voir condamner cette société à lui payer la somme de 30.000 € en réparation du préjudice qu'il a subi du fait du bouleversement dans ses conditions d'existence et celle de 15.000 € en réparation du préjudice d'anxiété, outre celle de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par conclusions régulièrement déposées à l'audience et développées oralement devant la Cour, auxquelles il est expressément fait référence, la SAS Ahlstrom Labelpack demande de voir débouter M. [I] de ses demandes à titre de dommages et intérêts pour réparer le préjudice d'anxiété et le préjudice résultant du bouleversement dans les conditions d'existence et subsidiairement de réduire à de plus justes proportions les demandes d'indemnisation.

Sur ce,

1 - Sur la demande de rejet de pièces

Il convient d'ordonner le rejet des débats des pièces 31 à 35 communiquées tardivement dans le dossier discrimination par la SAS Ahlstrom Labelpack, afin que soit respecté le principe du contradictoire, alors qu'aucune demande de renvoi n'a été présentée.

2 - Sur la discrimination syndicale

M. [I] fait essentiellement valoir que sa carrière a été bloquée durant 31 ans comme le corroborent l'enquête réalisée par l'inspecteur du travail, détaillée dans la lettre du 5 janvier 2005, les attestations par lui produites et les études comparatives effectuées.

Il estime qu'il n'existe aucun élément objectif susceptible de justifier cette différence de traitement et qu'aucune évolution ne lui a été accordée dès lors qu'il s'est syndiqué à la CGT et a participé aux actions militantes dans l'entreprise.

Il ajoute qu'il a été muté au service Size Press contre son gré en novembre 1992, ce qui correspondait à une rétrogradation, qu'il a valablement refusé ensuite une nouvelle proposition de mutation dans ce service, qu'il a refusé le poste de calandreur en raison de ce que celui-ci devait être supprimé l'année suivante, qu'il a légitimement refusé le poste de bobineur puisque sans aucune formation il n'aurait pu l'occuper.

Il précise qu'il n'a bénéficié d'aucune formation professionnelle réellement qualifiante, que les augmentations de salaire étaient attribuées à tous les salariés, que son évolution de carrière résulte uniquement de l'application des accords d'entreprise, que le panel comparatif par lui établi doit être pris en compte et qu il n'a bénéficié d'aucun entretien individuel de carrière, d'aucune augmentation individuelle.

Il sollicite la réparation du préjudice résultant de sa perte de salaire, soit 92.000 €, ainsi que de la perte de jouissance résultant de ce manque à gagner, soit 20.000 €, et du refus de l'employeur de valoriser ses connaissances dans le cadre de la formation profession-nelle, soit 20.000 €.

Il invoque également un préjudice moral lié à la discrimination et sollicite 30.000 € de ce chef.

La SAS Ahlstrom Labelpack s'oppose à ces demandes en faisant valoir que l'affectation au service Size Press en 1992 correspondait à une évolution avec majoration de salaire, que l'intéressé ne souhaitant pas demeurer dans ce service il lui a été proposé un poste de deuxième de calandre qu'il a refusé le 5 avril 1997, qu'il lui a été alors proposé un poste de bobineur que le salarié a également refusé.

Elle estime que les attestations produites n'établissent aucunement une discrimination, s'agissant d'avis personnels, nullement étayés, que M. [I] a connu une évolution professionnelle avec augmentation de rémunération et de coefficient, a reçu des formations, que les lettres de l'inspection du travail font état des éléments fournis par les salariés eux-mêmes et que, suite aux réponses apportées, aucune suite n'a été donnée et aucun procès-verbal n'a été notifié.

Elle ajoute qu'aucune discrimination n'a jamais été dénoncée par les instances représentatives paritaires du personnel, que de nombreux salariés investis d'une mission de représentants du personnel ont connu une évolution de carrière significative et que la stagnation invoquée par M. [I] résulte du positionnement de son poste et de sa volonté.

Elle estime erroné le panel produit par M. [I], tous les salariés retenus n'ayant pas été embauchés au même niveau de qualification et au même poste, et précise qu'aucune individualisation des niveaux de classification n'existe dans l'entreprise. Elle produit un panel visant à démontrer que les salariés se trouvant dans une situation comparable à M. [I] n'ont pas nécessairement bénéficié d'une évolution de carrière plus favorable.

*******

En application des articles L 1132-1, L 1134-1 et L 2145-5 du code du travail, s'il appartient au salarié qui s'estime victime d'une discrimination en raison de son appartenance à un syndicat ou à l'exercice d'une activité syndicale d'apporter des éléments de fait laissant supposer l'existence de cette discrimination, il incombe à l'employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, le juge formant sa conviction au vu des éléments fournis par les parties.

Il ressort de l'examen de l'ensemble des éléments de la cause que M. [I] produit différents éléments laissant supposer l'existence d'une telle discrimination. Ainsi, alors qu'il exerce des fonctions de représentant du personnel CGT depuis 1972, le tableau comparatif par lui établi des salariés ayant une ancienneté équivalente et embauchés aux mêmes coefficients montre pour certains d'entre eux une évolution de carrière plus favorable que la sienne.

Au vu de ce panel de référence, l'inspecteur du travail a, par lettre du 7 janvier 2005, relevé que le dossier contenait des éléments de faits susceptibles de caractériser une atteinte au principe d'égalité de traitement.

La présomption de discrimination ressort également des différentes attestations produites par le salarié émanant notamment de Messieurs [U], [Z], [W], [B], [A], [M], [Y] qui relatent, en termes généraux, une différence d'évolution de carrière liée à l'appartenance syndicale de M. [I].

En réponse, la SAS Ahlstrom Labelpack apporte différents éléments tendant à établir l'absence de disparité effective et le fait que l'évolution limitée de la carrière de M. [I] s'explique par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur l'appartenance syndicale, notamment par les choix opérés par le salarié.

Il ressort des éléments de la cause que M. [I] a bénéficié depuis son embauche en décembre 1970, au coefficient 112 d'une certaine évolution de carrière puisqu'il a acquis en mai 1971 le coefficient 115, en septembre 1972 le coefficient 125 en qualité d'aide-conducteur, en avril 1982 le coefficient 132, en mai 1983 le coefficient 140, en novembre 1992 le coefficient 150 et en novembre 1998 le coefficient 155.

Cette évolution ne peut être considérée comme mineure alors que les postes en factions culminent au coefficient 179, étant relevé que sur un effectif de 147 postes, seulement 20 dépassent le niveau 155 (cinq postes au coefficient 170 et 15 postes au coefficient 179).

Le tableau comparatif produit par M. [I] ne peut être totalement retenu alors que M. [D] a été engagé à un niveau supérieur à celui de M. [I] en qualité de laborantin P1.

Il convient, de plus, d'ajouter à ce panel les salariés embauchés à la même époque et à un niveau comparable, tels M. [J] et M. [Z].

Il en ressort que plusieurs salariés placés dans des situations comparables n'ont également pas dépassé le coefficient 155, il en est ainsi pour Messieurs [F], [O], [Z], [J].

Si Messieurs [V], [X], [R] et [T] ont atteint le coefficient 179 et M. [P] le coefficient 170, cette situation n'est pas suffisante à établir l'existence d'une discrimination, la moitié des salariés du panel, dont M. [I], n'ayant atteint que le coefficient 155, ce qui peut être justifié par des considérations d'ordre personnel exclusives de discrimination.

Le fait que la carrière de M. [I] ait stagné à compter de 1998, comme relevé par les premiers juges, s'explique par le fait qu'il a refusé d'autres postes.

Ainsi, par courrier du 5 mars 1997, l'employeur lui a proposé un poste de deuxième calandre niveau cinq qu'il a refusé par courrier du 5 août 1997, demandant à rester à son poste actuel ou éventuellement à être affecté à son ancien poste d'assistant- conducteur.

L'employeur lui a ensuite proposé un poste de bobineur B1 qu'il a également refusé.

C'est dans ces conditions que M. [I] a été affecté en novembre 1998 à un poste d'opérateur chaufferie passant du niveau P2 150 au niveau P3 155.

Il a ensuite été proposé à M. [I], comme aux autres membres du service production, par note de service du 3 mai 2002, de faire connaître leurs demandes de changement de poste dans le cadre des départs entraînés par le plan 'Amiante'.

M. [I] a répondu en indiquant qu'il était trop souvent absent pour avoir un poste à responsabilités et qu'il y avait des postes où des informations confidentielles circulaient, qui lui étaient donc interdits étant délégué syndical.

Ainsi, les différences de promotion s'expliquent par les choix individuels opérés par les différents salariés placés dans des situations comparables, c'est-à-dire recrutés à la même période et dans des fonctions de niveau proche ou semblable.

Il ressort par ailleurs des éléments de la cause que M. [I] a bénéficié de différentes formations, qu'aucun élément de la cause n'établit qu'il en ait demandé d'autres et aucune discrimination syndicale n'est caractérisée de ce chef.

Quant aux témoignages produits, ceux-ci se limitent pour l'essentiel à donner leur sentiment sur le caractère limité de l'évolution de carrière de M. [I], et sont insuffisants à caractériser l'existence d'une discrimination syndicale qui ne ressort pas de l'étude comparative effectuée.

Au vu de ces considérations, il apparaît que l'effectivité de la différence de traitement alléguée n'est pas caractérisée alors qu'il ressort des pièces produites que M. [I] a bénéficié de la même évolution de carrière que la moitié des salariés placés dans la même situation que la sienne et que ses choix professionnels expliquent qui n'ait pas dépassé le coefficient 155.

Il convient, dans ces conditions, de débouter Monsieur [I] de l'ensemble de ses demandes fondées sur l'existence d'une discrimination syndicale et de réformer en ce sens le jugement déféré.

3 - Sur les demandes au titre de l'exposition à l'amiante

M. [I] fait valoir que la société Ahlstrom a reconnu son exposition à l'amiante par attestation du 7 novembre 2006, que cette exposition est corroborée par l'attestation de M. [N] qui a travaillé à ses côtés et que par arrêté du 19 mars 2001 l'usine de [Localité 7] a été inscrite sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante.

Il estime que l'employeur a ainsi manqué à son obligation de sécurité de résultat.

Il sollicite la réparation de son préjudice d'anxiété en relevant qu'il se trouve dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante.

Il demande également la réparation du préjudice résultant du boulever-sement dans ses conditions d'existence, dès lors qu'au regard de sa perte d'espérance de durée de vie, il doit renoncer à investir affectivement et matériellement sur le long terme. Il estime que ce trouble existe indépendamment du dispositif légal et doit être indemnisé spécifiquement.

La SAS Ahlstrom Labelpack s'oppose à ces demandes en faisant essentiellement valoir que l'amiante était réservé à certains rouleaux utilisés pour la fabrication de papier situés dans des locaux spécifiques, que seul l'atelier de rectification de presse générait des poussières d'amiante au sein du bâtiment principal, que le risque d'exposition des salariés à l'amiante était très faible, qu'elle a pris les précautions nécessaires pour éviter l'inhalation des poussières d'amiante et respecter la législation en vigueur et qu'à partir de 1996 seuls des rouleaux en position basse demeuraient encore à base d'amiante.

Elle ajoute que les partenaires sociaux étaient informés des mesures prises durant la période litigieuse en matière d'amiante, que le dépoussiérage a été effectué en 1996 sans intervention d'une société tierce et que M. [I] n'a pas travaillé dans les ateliers 'sensibles'. Elle émet les plus vives réserves sur son classement sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, estimant que les salariés travaillant à l'usine de [Localité 7] n'ont pas été fortement exposés.

Elle estime que le dispositif de préretraite, instauré pour les salariés exposés à l'amiante a vocation à compenser la perte d'espérance de vie à laquelle sont statistiquement confrontées les personnes fortement contaminées par l'amiante, afin de leur permettre de jouir de la vie sans les astreintes du travail et que M. [I] ne peut bénéficier d'une indemnisation complémentaire alors qu'il a volontairement démis-sionné de ses fonctions pour bénéficier de ce dispositif.

Elle expose qu'aucun des éléments constitutifs d'une responsabilité de l'employeur sur le terrain du droit commun n'est constitué alors que l'obligation de résultat exige le constat d'une pathologie en lien de causalité avec des conditions de travail et qu'aucune faute n'est caractérisée à son égard.

*******

En application de l'article L 4121-1 du code du travail, l'employeur doit prendre des mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ; il est tenu envers ceux-ci d'une obligation de sécurité de résultat.

Ainsi, le fait d'exposer les salariés à un danger, sans appliquer des mesures de protection nécessaires, constitue une faute contractuelle de nature à engager la responsabilité de l'employeur.

Le fait que M. [I] ait cessé ses fonctions en démissionnant pour bénéficier de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (l'ACAATA), en application de l'article 41 de la loi numéro 98-1194 du 23 décembre 1998, ne le prive pas de la possibilité de solliciter la réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait des manquements de l'employeur à son obligation de sécurité, s'il justifie de préjudices spécifiques.

Il ressort des éléments de la cause que M. [I] a travaillé au sein du site de [Localité 7] depuis 1970, alors que cette usine, spécialisée dans la production de papiers, utilisait de l'amiante pour l'isolation des sources de chaleur et pour la conception des rouleaux des calandres.

Lors de l'opération de calandrage, sous l'effet de la pression, les rouleaux se dégradaient et devaient être régulièrement remplacés, afin d'être réparés en atelier de rectification ; les rouleaux devaient également être périodiquement regarnis de feuilles d'amiante.

Ainsi, la manipulation régulière d'amiante dégageait des poussières d'amiante au sein de l'usine, où circulait l'ensemble des salariés.

Par courrier du 3 juillet 1990, la société allemande fournissant les feuilles d'amiante a précisé à la direction de l'usine de [Localité 7] que les autorités avaient décidé qu'il sera interdit de fournir des papiers de calandres contenant de l'amiante après le 30 septembre 1990 et proposait son assistance en vue de la fabrication de papier sans amiante.

Par courrier du 31 juillet suivant la direction de [Localité 7] lui répondait : 'Nous souhaitons vous commander du papier amiante. Pourriez-vous fabriquer ces commandes malgré la mise en place de la nouvelle réglementation ''.

Il a été répondu que la commande serait honorée si elle était passée dans les huit jours suivants pour une livraison jusqu'à la fin du mois de septembre.

Début août 1990 la société Sibille importait 24 tonnes de papier amiante pour le regarnissage des rouleaux de calandres.

Dans ces conditions l'utilisation des feuilles amiante s'est poursuivie jusqu'en avril 1996, alors que la société connaissait les dangers importants liés à l'amiante.

Dans son compte rendu du 5 juin 1996, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail a stigmatisé la défaillance de l'installation des récupérateurs de poussière à l'atelier garnissage et à l'atelier rectification.

De même en juillet 1996, le CHSCT a relevé que les résultats des mesures effectuées montraient que le port du casque était obligatoire pour que la concentration de fibres d'amiante dans l'air inhalé par le personnel travaillant sur les presses soit inférieur à 0,1 fibre d'amiante par centimètre cube.

Ainsi, avant juillet 1996, l'usine de [Localité 7] n'était pas équipée d'un système de protection suffisant relative aux poussières d'amiante.

La SAS Ahlstrom Labelpack a reconnu l'exposition à l'amiante de M. [I] par attestation du 16 novembre 2006.

Cette exposition est également corroborée par l'attestation de Monsieur [N], collègue de travail, qui indique que M. [I] a travaillé en tant que ramasseur-emballeur de cassés à l'atelier finition, qu'il manipulait des bobines de papier issues des calandres et ramassait des rognures de papier suite à la découpe des bobines. Il précise qu'à l'atelier rectification l'usinage des rouleaux produisait des copeaux et poussières d'amiante, jonchant le sol de l'atelier, lequel était nettoyé en fin de journée, sans aucune protection individuelle ou collective, alors que cet atelier était ouvert sans porte, ni rideau.

L'usine de [Localité 7] a été inscrite sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante par arrêté du 19 mars 2001.

Au vu de ces considérations, le manquement à son obligation de sécurité par la société Sibille, devenue la SAS Ahlstrom Labelpack, est caractérisé alors que l'exposition aux poussières d'amiante crée un risque majeur pour la santé des travailleurs que l'employeur ne pouvait alors ignorer.

M. [I] sollicite la réparation d'un préjudice d'anxiété, lié à sa situation d'inquiétude permanent face au risque de déclaration d'une maladie liée à l'amiante et à l'obligation pour lui de subir des contrôles médicaux réguliers réactivant ses craintes.

Il sollicite également la réparation du préjudice subi en raison du bouleversement dans ses conditions d'existence du fait de la privation de la possibilité d'anticiper sereinement son avenir et de la perte d'espérance de vie, l'obligeant à renoncer à investir affec-tivement et matériellement sur le long terme.

Il ne peut être valablement soutenu que ces préjudices ne peuvent être indemnisés au titre de la responsabilité de droit commun de l'employeur au motif que le salarié a choisi de démissionner pour bénéficier de l'ACAATA dans le cadre d'un dispositif de préretraite, qui est destiné à compenser les conséquences de la crainte du risque de tomber malade et qui inclut la réparation de l'ensemble du préjudice.

Il s'avère, en effet, que si le salarié qui a demandé le bénéfice de l'allocation ne peut prétendre à des dommages et intérêts en relation avec une perte de revenus résultant de la mise en oeuvre du dispositif de cessation anticipée d'activité prévu à l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998, il peut obtenir réparation d'un préjudice spécifique, non pris en compte par l'ACAATA et résultant d'un manquement de l'employeur à ses obligations.

En l'espèce, le préjudice invoqué par M. [I] au titre du bouleversement dans les conditions d'existence ne repose pas sur une perte de revenus ou sur une rupture anticipée du contrat de travail mais sur une perte d'espérance de vie l'obligeant à renoncer à investir affectivement et matériellement sur le long terme ; il s'agit donc d'un préjudice spécifique indépendant de l'indemnisation ressortant du régime légal et du préjudice économique.

Il en est de même pour le préjudice d'anxiété qui résulte de l'inquiétude face au risque de déclaration de la maladie.

Il apparaît cependant que le préjudice d'anxiété est inclus dans le préjudice lié au bouleversement des conditions d'existence, dès lors que la perte d'espérance de vie est de nature à entraîner à la fois l'anxiété et la limitation des projets à long terme.

Au vu de ces considérations et alors que les préjudices invoqués sont réels et résultent directement de l'exposition à l'amiante et donc du manquement par l'employeur à son obligation de sécurité, il convient d'allouer à M. [I] une indemnité de 14.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice lié au boulever-sement des conditions d'existence, lequel inclut le préjudice d'anxiété.

4 - Sur les autres demandes

Chacune des parties succombant partiellement en ses demandes, l'équité ne commande pas de faire application en l'espèce de l'article 700 du code de procédure civile.

De même, chacune des parties supportera la charge des dépens de première instance et appel par elle engagés.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR,

' Ordonne le rejet des débats des pièces 31 à 35 communiqués tardivement par la SAS Ahlstrom Labelpack dans le dossier discrimination.

' Infirme le jugement rendu le 26 mai 2009 par le Conseil de Prud'hommes de Bordeaux et déboute M. [I] de toutes ses demandes fondées sur une discrimination syndicale.

' Statuant sur les demandes nouvelles formées par M. [I] en raison de son exposition à l'amiante.

' Condamne la SAS Ahlstrom Labelpack à payer à M. [I] la somme de 14.000 € (quatorze mille euros) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant du bouleversement dans les conditions d'existence, lequel inclut le préjudice d'anxiété, ladite somme avec intérêts de droit au taux légal à compter du présent arrêt.

' Déboute les parties du surplus de leurs demandes.

' Laisse à la charge de chacune des parties ses propres dépens de première instance et appel.

Signé par Madame Brigitte Roussel, Président, et par Madame Anne-Marie Lacour-Rivière, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

A-M. Lacour-Rivière B. Roussel


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Bordeaux
Formation : Chambre sociale section a
Numéro d'arrêt : 09/03441
Date de la décision : 29/05/2012

Références :

Cour d'appel de Bordeaux 4A, arrêt n°09/03441 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2012-05-29;09.03441 ?
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