Le copies exécutoires et conformes délivrées à
BM/FA
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Minute n°
N° de rôle : N° RG 24/00177 - N° Portalis DBVG-V-B7I-EXNM
COUR D'APPEL DE BESANÇON
1ère chambre civile et commerciale
ARRÊT DU 02 JUILLET 2024
Décision déférée à la Cour : jugement du 11 janvier 2024 - RG N°23/00049 - PRESIDENT DU TJ DE BELFORT
Code affaire : 34F - Demande tendant à la communication des documents sociaux
COMPOSITION DE LA COUR :
M. Michel WACHTER, Président de chambre.
Madame Bénédicte MANTEAUX et Mme Anne-Sophie WILLM, Conseillers.
Greffier : Mme Fabienne ARNOUX, Greffier, lors des débats et du prononcé de la décision.
DEBATS :
L'affaire a été examinée en audience publique du 30 avril 2024 tenue par M. Michel WACHTER, président de chambre, Madame Bénédicte MANTEAUX et Mme Anne-Sophie WILLM, conseillers et assistés de Mme Fabienne ARNOUX, greffier.
Le rapport oral de l'affaire a été fait à l'audience avant les plaidoiries.
L'affaire oppose :
PARTIES EN CAUSE :
APPELANT
COMITE SOCIAL ET ECONOMIQUE DE LA SOCIETE GE ENERGY PRODUCTS FRANCE institution représentative du personnel, représenté par Mr [J] [F]
Sis [Adresse 1]
Représenté par Me Diego PARVEX, Selarl ATLANTES, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant
Représentée par Me Claude VICAIRE, avocat au barreau de BESANCON, avocat postulant
ET :
INTIMÉE
Société GE ENERGY PRODUCTS FRANCE, société en Nom Collectif, dont le siège social est [Adresse 1], prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
Sise [Adresse 1]
Représentée par Me Cyril GAILLARD de la SAS BREDIN PRAT, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant
Représentée par Me Sylvie MARCON-CHOPARD, avocat au barreau de BELFORT, avocat postulant
PARTIE INTERVENANTE
S.A.S. SACEF Au capital de 114336.75 €, inscrite au RCS de Pontoise, société d'expertise comptable inscrite au tableau du Conseil Régional de l'Ordre des Experts Comptables [Localité 5] Ile-de-France, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
Sise [Adresse 2]
Inscrite auRCS de Pontoise sous le numéro 326 073 616 00046
Représentée par Me Ilan MUNTLAK de la SELARL 41 Société d'Avocats, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant
Représentée par Me Claude VICAIRE, avocat au barreau de BESANCON, avcoat postulant
ARRÊT :
- CONTRADICTOIRE
- prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant préalablement été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par M. Michel WACHTER, président de chambre et par Mme Fabienne ARNOUX, greffier lors du prononcé.
*************
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
La SNC General Electric Energy Products France (désignée ici « la société GE EPF ») fait partie du groupe General Electric (« le groupe GE »). Elle est spécialisée dans la fabrication et la vente de turbines à gaz industrielles, de leurs pièces détachées et de rechange.
Elle compte deux sites sur le Territoire de [Localité 3] : son établissement principal à [Localité 3] et un site spécialisé dans la fabrication de composants pour les turbines à [Localité 4].
Dans le cadre de la consultation annuelle obligatoire de son comité social et économique (« le CSE ») sur les orientations stratégiques, sur la situation économique et financière et sur la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi de l'entreprise, une réunion a été organisée le 17 janvier 2023 concernant l'année 2021. Le CSE a alors mandaté la SAS SACEF, cabinet d'expertise-comptable, pour l'assister.
Par courriel qu'elle a adressé le 20 janvier 2023 à la direction de la société GE EPF, la société SACEF sollicitait la communication d'informations complémentaires et, le 1er février 2023, elle notifiait à la dite direction sa lettre de mission, laquelle n'a pas été contestée.
Par assignation délivrée à la société GE EPF le 24 mai 2023, le CSE a saisi le président du tribunal judiciaire de Belfort, statuant par procédure accélérée au fond, aux fins d'obtenir la communication sous astreinte d'un certain nombre d'informations et de documents dans le cadre de la réalisation de la mission d'expertise sur les orientations stratégiques et la situation économique et financière de l'entreprise. Plus précisément, il demandait au président de :
- enjoindre à la société GE EPF de remettre aux élus du CSE, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter de la date du jugement, l'ensemble des réponses et documents nécessaires à sa consultation quant à la procédure d'information-consultation sur la situation économique et financière de l'entreprise au titre de 2021 sur les 8 points suivants :
« 1/ Point concernant les projets de transfert de technologie :
. termes du contrat avec NTC, HARBIN, RGT et GEAT et responsabilité de GE EPF, existence d'un contrat signé par GE EPF '
. CA, marge, règle de rémunération de GE EPF concernant le support technique, la mise à disposition de personnel, la formation des opérateurs, la fourniture de services et de pièces ...
. CA, marge, rémunération de GE EPF dans le cadre de la vente de kits suite à la mise en place de ces projets de transfert de technologie
2/ Analyse détaillée des coûts fonctionnels :
. notamment l'impact du coût du PSE de 100 M€, afin de comprendre comment les coûts fonctionnels sont passés de 223 M€ en 2019 (dont 100 M€ de PSE inclue) à 184 M€ en 2020
. part frais de personnel, achat pour chaque département, CA, montant réfectoire et marge associée aux prestations de services
3/ Analyse détaillée de la masse salariale, notamment la ventilation entre les coûts directs (par TG) et indirects sur les coûts de structure (pour chaque département) la part réfectoire au groupe
4/ Détail au sujet du CA et des marges (comptabilité analytique) :
. corriger les erreurs concernant les prestations de services (la marge ne peut pas être supérieure au CA... sauf peut-être dans la comptabilité suisse)
. décliner la répartition du CA et de la marge brute par TG, kits, spares, réparation rotor, sous forme de 2 tableaux : o le 1er concernant les activités en tant qu'entrepreneur o le 2e concernant les activités en tant que contract manufacturer
. mentionner quelle est l'évolution du mark-up de 2019 à 2023, sur l'assemblage TG, les kits, les pièces de rechange, la réparation rotor, les prestations de service et autres
. ventilation du volume et des marges depuis 2018 sur les pièces de rechange par type de TG : GB, 6F, 95, 9F, 9H
. ventilation des marges nettes sur la partie droite de la slide
5/ Industrialisation des nouveaux produits :
Quel est le détail des coûts et des investissement d'industrialisation supportés par GE EPF depuis 2015 par an, dans le cadre de l'introduction de nouveau produit (HGP et TG 6F.O1, 95.04, GT13, 9HA.01, 9HA.O2) '
Quels sont les montants qui ont été refacturés au groupe ' Quelle est la part des investissements supportés et amorties à GE EPF '
6/ Prix de transfert :
- détail des flux intra-groupe, des règles de prix de transfert retenues et des formules associées pour chaque type de flux par depuis 2015
7/ tous les éléments prospectifs 2022, 2023 et 2024 conformément à la loi
8/ Contrôle fiscal en cours : quels sont les objets et les montants des redressements acceptés par GEEPF dans le cadre du contrôle fiscal en cours ' » ;
- enjoindre à la société GE EPF de remettre à la société SACEF, sous la même astreinte, l'ensemble des contrats avec les sociétés en Business Associates et les sociétés en joint venture qui concernent les ventes de pièces stratégiques, l'activité d'assemblage de turbine, le transfert de la technologie et le transfert de salariés et notamment les contrats GEAT, NTC, Harbin, RGT ;
- proroger le délai d'information-consultation de trois mois, à compter de la complète remise des réponses écrites aux questions posées par le CSE par mail du 20 janvier 2023 et remise des informations détaillées ci-dessus, et à compter de la remise à l'expert du CSE de l'ensemble des contrats précités ;
- condamner la société GE EPF à verser au CSE la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.
La société SACEF était intervenue volontairement aux côtés du CSE dans le cadre de la procédure.
Par jugement rendu le 11 janvier 2024, le président du tribunal judiciaire de Belfort a :
- débouté le CSE et la société SACEF de leurs demandes relatives à la communication directe au CSE d'informations et documents et de leur demandes de communication à la société SACEF de l'ensemble des contrats cités dans l'assignation ;
- condamné la société GE EPF à communiquer à la société SACEF le fichier du personnel indiquant les salariés sous Convention Industrielle de Formation pour la Recherche (CIFRE) en 2022 et ce dans les huit jours suivant la signification de la présente décision ;
- dit que le CSE devra rendre un avis dans la consultation objet du litige avant le 29 mars 2024 ;
- dit que chaque partie conservera la charge des dépens engagés dans le cadre de l'instance ;
- rejeté les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour parvenir à cette décision, le juge de première instance a considéré que :
- la demande de production des contrats sollicités par le CSE et la société SACEF avait pour finalité, non pas de permettre d'expliciter la situation économique de l'entreprise, y compris au regard de ses relations avec les autres entités du groupe, mais de vérifier si les stratégies adoptées par celui-ci et, plus précisément, les éléments de rémunération de la société GE EPF dans ses relations avec la société suisse General Electric Switzerland GMBH (ici « la GEES ») étaient conformes aux intérêts de la société GE EPF et aux normes édictées, notamment, par l'OCDE ; or, ce contrôle excède le périmètre de la mission de l'expert, laquelle doit permettre la réunion des éléments de compréhension de la situation économique de l'entreprise, y compris le cas échéant au sein du groupe auquel elle appartient, mais non la réalisation d'un audit des contrats, des opérations comptables et des stratégies adoptées ;
- le CSE et la société SACEF n'avaient apporté aucune contradiction aux explications de la société GE EPF aux termes desquelles celle-ci disait avoir apporté toutes les réponses aux demandes faites par le CSE soit pour lui-même soit à destination de son expert.
Par deux déclarations du 7 février 2024, le CSE (dossier RG n° 24-177) et la société SACEF (dossier RG n° 24-178) ont interjeté appel de ce jugement.
Les deux instances d'appel ont été jointes par ordonnance du président de la chambre en date du 9 avril 2024 sous le seul numéro RG 24-177.
Demandes et moyens développés par les parties
Selon ses dernières conclusions transmises le 5 mars 2024 (dossier RG n° 24-177) et le 5 avril 2024 (dossier RG n° 24-178), le CSE demande à la cour d'infirmer le jugement sauf en ce qu'il a condamné la société GE EPF à lui communiquer le fichier du personnel indiquant les salariés sous CIFRE en 2022, et, statuant à nouveau, de :
- enjoindre la société GEEPF à remettre à ses élus, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter de la date de la décision à venir, l'ensemble des réponses et documents nécessaires à la consultation du CSE quant à la procédure d'information-consultation du CSE sur la situation économique et financière de l'entreprise au titre de 2021, à savoir les 8 points détaillés ci-dessus ;
- enjoindre à la société GE EPF de remettre à la société SACEF, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter de la date du « jugement » [sic] à venir, l'ensemble des contrats avec les sociétés en Business Associates et les sociétés en Joint Venture qui concernent les ventes de pièces stratégiques, l'activité d'assemblage de turbine, le transfert de la technologie et le transfert de salariés et notamment les contrats : GEAT, NTC, Harbin, RGT ;
- enjoindre à la société GE EPF d'organiser une réunion du CSE dans le mois suivant la remise complète à la société SACEF et au CSE des documents demandés afin que le CSE puisse émettre un avis sur la situation économique et d'information-consultation ;
- condamner la société GE EPF à lui verser la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Au terme de ses dernières conclusions transmises le 7 mars 2024 (dossier RG n°24-178) et le 5 avril 2024 (dossier RG n° 24-177), la société SACEF, intervenue volontairement aux côtés du CSE, demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes :
. visant à enjoindre à la société GE EPF de remettre aux élus du CSE l'ensemble des réponses et documents nécessaires à sa consultation quant à la procédure d'information-consultation sur la situation économique et financière de l'entreprise,
. de prorogation du délai d'information- consultation de trois mois,
. de condamnation de la société GEEPF à lui verser la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
et statuant à nouveau, de :
- enjoindre à la société GE EPF remettre aux élus du CSE, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard, l'ensemble des réponses et documents nécessaires à la consultation de celui-ci quant à la procédure d'information-consultation le concernant sur la situation économique et financière de l'entreprise, à savoir les 8 points détaillées plus haut ;
- enjoindre à la société GE EPF de lui remettre, sous la même astreinte, l'ensemble des contrats avec les sociétés en Business Associates et des sociétés en Joint Venture qui concernent les ventes de pièces stratégiques, l'activité d'assemblage de turbine, le transfert de la technologie et le transfert de salariés concernant les projets suivants :
. le contrat General Electric Algeria Turbines (GEAT)
. le contrat NTC (Chine)
. le contrat Harbin (Chine)
. le contrat Russian Gaz Turbine (RGT) ;
- proroger le délai d'information-consultation de trois mois, lequel commencera à courir à compter de :
. la complète remise des réponses écrites aux questions posées par le CSE dans le courriel du 20 janvier 2023, ainsi que informations ci-avant détaillées dans les 8 points ;
. la complète remise à l'expert du CSE, de l'ensemble des informations manquantes susmentionnées ;
- condamner la société GE EPF à lui verser la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, afférente à la procédure de première instance ;
- condamner la société GE EPF à lui verser la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, afférents à la procédure en cause d'appel.
La société SACEF explique que jusqu'en 2019, la société GE EPF avait un rôle d'entrepreneur qui l'amenait à produire les turbines et à vendre les pièces de rechange, à signer directement les contrats de vente et à percevoir le produit de ces ventes sur la base du prix du marché avec des résultats comptables enregistrés au sein de la société GE EPF qui reflétaient son activité réelle ; en 2019, le groupe GE a décidé de modifier en profondeur le rôle économique et comptable de sa filiale française GE EPF en la faisant passer d'un rôle d'entrepreneur à un rôle de simple fabriquant ; désormais elle produit les turbines et les vend à la société GEES, laquelle assure la vente des produits au client final (qui peut être une autre société du groupe GE ou une société externe au groupe comme les Joint-Venture) et perçoit elle-même les revenus de la vente des turbines et des pièces détachées laissant à la filiale française une rémunération décorrélée du prix du marché avec une marge d'exploitation fixe ; ainsi, selon la société SACEF,c'est désormais la société GEES qu récolte seule les fruits de l'activité de production, d'administration et de distribution de la société GE EPF.
Le CSE et la société SACEF font valoir que :
- les informations et la production des documents sollicitées dans le cadre du présent litige sont précisément visées dans la lettre de mission ; la société GE EPF n'ayant contesté en justice ni le périmètre de l'intervention de l'expert ni les documents visés, il doit y être fait droit ;
- dans le cadre d'une expertise sur la situation économique et financière de l'entreprise, l'expert du CSE a accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes (article L. 2325-90) ;
- l'expert peut demander des documents que le commissaire aux comptes n'a pas cru devoir demander bien qu'il en ait eu le droit ;
- il n'appartient qu'au seul expert-comptable d'apprécier les documents qu'il estime utiles à l'exercice de sa mission dès lors que celle-ci n'excède pas l'objet défini par les textes ;
- le droit d'accès à l'information de l'expert n'est pas limité aux seules données figurant dans la base de données économiques, sociales et environnementales (la BDESE) ; dans les groupes, l'expert-comptable assistant le CSE peut, sauf dispositions expresses contraires ou abus, étendre ses investigations aux autres sociétés du groupe, même si elles sont situées sur le territoire d'un autre pays ; le cas échéant, l'entreprise dans laquelle il est désigné doit lui communiquer les documents demandés, sauf à établir qu'elle n'est pas en mesure de recueillir ces informations (Cass. soc.27 novembre 2001 n° 99-21.903) ;
- l'expert du CSE a besoin que lui soient communiqués les contrats passés entre des entreprises du groupe GE et les sociétés en joint venture et en Business Associates (contrat GEAT en Algérie, contrat NTC et contrat Harbin en Chine, contrat RGT en Russie) qui ont organisé un transfert de technologies pour comprendre comment la société GE EPF est rétribuée pour les contributions qu'elle apporte à la valeur ajoutée d'opérations portées juridiquement par des tiers afin de comprendre sa situation économique et financière ;
- le rôle de l'expert-comptable, au-delà de son apport pédagogique à l'égard des élus, doit, aux termes de la loi, apprécier la situation de l'entreprise, en portant des critiques et interrogations sur la gestion de l'entreprise et du groupe auxquels elle appartient ;
- le premier juge n'a pas apprécié si la demande initiale de communication des contrats avait un lien avec la mission de l'expert : il s'est uniquement fondé sur le rapport provisoire de la société SACEF et les appréciations en tant qu'expert-comptable qui pourtant soulignait déjà que les documents qui lui avaient été transmis donnaient une image superficielle et inaboutie de l'entreprise ;
- pour que le CSE puisse donner un avis éclairé, il est nécessaire que les informations remises aux élus soient écrites et précises ; la transmission à l'expert d'information et de documents ne décharge pas la direction de son obligation de répondre directement au CSE et de lui transmettre directement des documents lorsque ses demandes relèvent de son champ de compétence.
La société GE EPF a répliqué en dernier lieu par conclusions transmises le 4 avril 2024 (dossiers RG n° 24-177 et RG n°24-178) pour demander à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
- débouter le CSE et la société SACEF de l'ensemble de leurs demandes de communication,
- déclarer le CSE irrecevable en sa demande visant à obtenir une nouvelle réunion afin qu'il puisse émettre un avis sur la situation économique et financière de l'entreprise au 31 décembre 2021 ;
- condamner le CSE et la société SACEF à lui verser, chacun, la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Elle fait valoir que :
- la société GE EPF n'apporte à ces sociétés en joint venture qu'un savoir-faire en participant à la formation de leurs salariés, notamment à l'assemblage des turbines, et se fait rémunérer pour cette prestation de services selon les modalités habituelles en vigueur pour ce type d'activité, c'est-à-dire sur une base coûts + 5 % de marge nette ;
- n'étant pas propriétaire de la technologie au développement de laquelle elle ne contribue quasiment pas, la société GE EPF n'est pas rémunérée sur les contrats de transfert de technologie auxquels elle n'est d'ailleurs pas partie ;
- de nombreux documents ont ainsi été mis à disposition de la société SACEF dans un dossier électronique partagé ; ces documents se sont naturellement ajoutés à ceux qui avaient déjà été mis à la disposition des élus du CSE dans la BDESE ;
- les documents et informations transmis ont bien permis à la société SACEF de procéder à une analyse exhaustive et détaillée de la situation économique et financière de la société GE EPF au 31 décembre 2021 dans son rapport d'expertise provisoire du 7 juin 2023 ;
- les seuls documents manquants (qui sont en nombre bien plus limité que ce que prétend le CSE) concernent pour l'essentiel les fameux contrats de transfert de technologie ;
- l'analyse que le CSE fait de la rémunération de la société GE EPF dans le cadre de ses interventions avec les sociétés en joint venture montre qu'elle n'a manifestement pas besoin d'être étayée par la production des contrats de transfert de technologie ; cette production n'aurait de surcroît aucun intérêt puisqu'il a déjà été clairement indiqué aux membres du CSE qu'elle ne percevait aucune rémunération au titre de ces contrats ;
- la mission de l'expert n'a pas été contestée car elle était conforme aux textes et ne faisait pas référence aux contrats de transfert de technologie auxquels la société GE EPF n'est pas partie et pour lesquels elle n'est pas rémunérée, ni au fait que l'expert s'octroyait également le droit de vérifier la conformité des prix de transferts pratiqués ; au surplus, l'absence de contestation par l'employeur de la lettre de mission de l'expert du CSE n'est pas de nature à le priver de la possibilité de s'opposer aux mesures d'investigation mises en 'uvre par l'expert ;
- la société SACEF a été désignée par le CSE en vue de l'assister lors de sa consultation sur la situation économique et financière de l'entreprise en 2021 ; elle doit en conséquence s'en tenir à l'analyse de la situation économique et financière de la société GE EPF au 31 décembre 2021 ;
- son intervention ne peut porter que sur les éléments d'ordre économique, financier ou social nécessaires à la compréhension des comptes et à l'appréciation de la situation de l'entreprise ; si l'expert a théoriquement accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes, il ne peut pas se substituer à lui en exigeant la communication de documents qui, loin d'être strictement nécessaires à la compréhension de la situation économique et financière de l'entreprise, ont en réalité vocation à lui permettre de vérifier que « les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la personne ou de l'entité à la fin de cet exercice » (Art. L. 823-9 du code de commerce ) ;
- l'expert ne peut exiger la production de documents n'existant pas et dont l'établissement n'est pas obligatoire pour l'entreprise ;
- pour être disponibles et donc exigibles par l'expert, les documents sollicités doivent par ailleurs être détenus par l'entreprise au sein de laquelle ce dernier exerce sa mission ;
- faute de pouvoir se prévaloir de l'extension prévue par l'alinéa 2e de l'article L. 823-14 du code du commerce, le commissaire aux comptes et donc l'expert du CSE ne dispose d'aucun droit de communication à l'égard de sociétés tierces qui ne feraient pas partie du même groupe que la société concernée et qui n'auraient pas agi pour le compte de cette dernière ; les documents sollicités par la société SACEF excèdent donc le cadre de sa mission, n'existent pas ou ne sont pas à la libre disposition de la société GE EPF, d'autant que, compte tenu l'extrême sensibilité de leur objet, ces derniers sont contractuellement couverts par une stricte confidentialité.
Pour l'exposé complet des moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 avril 2024 et l'affaire a été appelée à l'audience du 30 avril 2024 suivant et mise en délibéré au 2 juillet 2024.
En application de l'article 467 du code de procédure civile, le présent arrêt est contradictoire.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Les parties n'ont pas relevé appel du chef du jugement qui a ordonné à la société GE EPF de produire au CSE et à la société SACEF les registres du personnel pour vérifier ceux qui bénéficiaient d'une CIFRE ; dès lors, ce chef de jugement est définitif.
- Sur le cadre général de la consultation du CSE :
En application des dispositions des articles L. 2312-17 et L. 2312-22 du code du travail, et en l'absence d'accord d'entreprise conclu en application de l'article L. 2312-19 du code du travail, l'employeur est tenu de consulter chaque année le CSE non seulement sur la situation économique et financière de l'entreprise, sa politique sociale et les conditions de travail et l'emploi, mais également sur les orientations stratégiques de la société définies par l'organe chargé de son administration ou de sa surveillance et leurs conséquences, notamment sur l'emploi, l'activité, l'évolution des métiers et des compétences, l'organisation du travail ou encore le recours à l'intérim ou à la sous-traitance.
La consultation du CSE a pour objectif de permettre un dialogue entre cette instance de représentation du personnel et la direction de l'entreprise, afin non seulement d'assurer la prise en compte des intérêts des salariés dans la définition de cette stratégie mais aussi de les informer des options stratégiques choisies, pour permettre leur adhésion aux projets économiques. Lors de cette consultation, le CSE peut ainsi formuler des propositions alternatives.
Le présent litige a trait à la consultation du CSE pour l'année 2021, consultation qui a débuté en décembre 2022 du fait d'un changement de commissaire aux comptes.
- Sur la demande de l'expert d'obtenir la communication des quatre contrats souscrits entre la GEES et des joint-venture ou Business Associates :
Au visa des articles L. 2315-87, L. 2315-87-1, L. 2315-88 et L 2315-89, dans le cadre de l'examen de la consultation du CSE sur la situation économique et financière de l'entreprise prévue au 2e de l'article L. 2312-17 et sur les orientations stratégiques de l'entreprise, le comité peut se faire assister par un expert-comptable dont la mission porte sur tous les éléments d'ordre économique, financier ou social nécessaires à la compréhension des comptes et des orientations stratégiques de l'entreprise et à l'appréciation de sa situation.
L'article L. 2315-83 précise que l'employeur fournit à l'expert les informations nécessaires à l'exercice de sa mission et l'article L. 2315-84 que l'expert, comme d'ailleurs les membres du CSE (article L.2315-3), est tenu aux obligations de secret pour toutes les questions relatives aux procédés de fabrication et de discrétion à l'égard des informations revêtant un caractère confidentiel et présentées comme telles par l'employeur.
Quelle que soit la formulation de la mission de l'expert, celle-ci doit être conforme aux préconisations du législateur telles que codifiées dans les articles du code du travail rappelés ci-dessus, de sorte que l'absence de contestation de la lettre de mission par l'employeur ne peut avoir pour effet de priver ce dernier de son droit de s'opposer à une demande de document ou d'information entrant dans la lettre de mission mais qui ne serait pas conforme à la mission qui est à l'expert-comptable par la loi.
Le moyen opposé par le CSE et la société SACEF de ce que la société GE EPF n'a pas contesté judiciairement la lettre de mission dans un délai de 10 jours est donc inopérant.
Il n'est pas contestable que la mission de l'expert comprend l'analyse du rôle de l'entreprise au sein du groupe et l'impact sur sa situation au sein de ce groupe et donc, en l'espèce, aux relations entre la société GE EPF et la société GEES, toutes deux filiales du groupe GE.
L'article L. 2315-90 dispose que pour opérer toute vérification ou tout contrôle entrant dans l'exercice de ses missions, l'expert-comptable a accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes de l'entreprise. Dans ce cadre et en application des dispositions de l'article L. 823-13 du code de commerce, il a la possibilité de se faire communiquer des éléments d'information détenus par une autre société du groupe.
Il n'en demeure pas moins que le juge saisi du désaccord entre l'employeur et le CSE ou l'expert comptable sur une telle production ou demande d'information a le pouvoir de vérifier l'opportunité de cette demande au regard de sa nécessité et des limites de sa mission.
Or, il ressort de l'ensemble des écritures et pièces versées aux débats (et notamment des échanges entre la direction de la société et le CSE) que la stratégie adoptée par le groupe GE visant à retirer à la société GE EPF le risque et le bénéfice économique et comptable de la vente des turbines et de leurs pièces détachées qu'elle produit est reconnue voire revendiquée explicitement par la direction de la société GE EPF et est largement étayée par les informations communiquées aux appelants.
Dès lors, la mission de l'expert qui porte essentiellement, selon la lettre de mission, sur « une analyse de l'activité basée sur la comptabilité générale », pour « comprendre de bout en bout la formation des marges dans le cadre de la transition de l'entreprise en full manufacturer » n'a nullement besoin de la production de ces contrats. L'expert-comptable du CSE comme ce dernier disposent de tous les éléments nécessaires pour se forger un avis éclairé sur la stratégie du groupe et la place désormais dévolue à la société GE EPF.
Dès lors, la cour confirme le jugement qui a débouté les appelants de leur demande visant à obtenir la production des contrats souscrits entre la société GEES et les des joint-venture ou Business Associates.
- Sur les demandes de documents et de réponses présentées par le CSE au bénéfice de ses élus :
Les demandes du CSE en terme de production de documents et de réponses à leurs questions sont formulées sous la forme de 8 points (la cour renvoie pour leur détail au développement de l'arrêt situé en première partie sur les demandes figurant en l'état dans l'assignation du CSE). Ces demandes sont particulièrement mal rédigées et comportent des sigles non explicités ou des raccourcis obscurs, de sorte qu'il est impossible, pour la juridiction, de savoir précisément quelles questions seraient restées sans réponse ou quels documents n'auraient pas été communiqués.
Concernant les réponses à leurs questions, la cour estime qu'à l'occasion des différentes réunions entre la direction et le CSE dont les procès-verbaux sont versés au dossier, et dans les conclusions de son avocat, la direction de la société GE EPF a suffisamment répondu aux questions formulées dans les 8 points détaillées.
Concernant la production de documents, il y a lieu de rappeler que la consultation du CSE sur la situation et les orientations stratégiques de l'entreprise est opérée à partir des informations inscrites dans la base de données économiques et sociales (article L. 2312-18 du code du travail).
En pièce 33 du dossier de la société GE EPF figure la BDESE qui comprend divers documents au titre des investissements, de l'endettement et des impôts, de la rémunération des financeurs, et des flux financiers de l'entreprise pour l'année 2021. Les documents figurant dans cette BDESE sont à la disposition notamment des élus du CSE.
De nombreux documents complémentaires ont été communiqués à l'expert du CSE (pièce 21 de la société GE EPF) qui a la possibilité de les communiquer aux membres du CSE qui sont, comme lui, soumis à l'obligation de discrétion pour les documents présentés comme confidentiels par l'employeur.
Dès lors, le CSE ne permettant pas l'identification par la courdes documents qui lui manqueraient au terme de l'instance d'appel pour donner son avis, la cour ne peut que rejeter les demandes de CSE relatives à la production de documents.
Enfin, le CSE sollicite de la société GE EPF des analyses détaillées d'éléments comptables, ce qui ne peut être compris comme une information ou un document. L'expert qu'il a désigné a précisément cette mission d'analyser les documents comptables, fiscaux et financiers de l'entreprise et les orientations stratégiques arrêtées par la direction, afin de rendre tous les éléments communiqués intelligibles pour les élus du CSE.
Au vu de ces observations, la cour, comme l'a fait la juridiction de première instance, considère que la société GE EPF a répondu aux demandes d'information et de production et confirme le rejet de toutes ses demandes.
- Sur la demande de réunion pour rendre un avis sur la situation économique et financière au titre de l'exercice 2021 :
A défaut d'accord entre l'employeur et le CSE, la procédure de consultation est soumise aux délais fixés par l'article R. 2312-6 du code du travail qui prévoit que le CSE est réputé avoir été consulté et avoir rendu un avis négatif à l'expiration d'un délai d'un mois à compter de la date prévue à l'article R. 2312-5. En cas d'intervention d'un expert, le délai mentionné au premier alinéa est porté à deux mois.
S'agissant du point de départ du délai, l'article R. 2312-5 du même code prévoit que le délai de consultation court à compter de la communication par l'employeur des informations prévues par le code du travail pour la consultation ou de l'information par l'employeur de leur mise à disposition dans la base de données économiques et sociales dans les conditions prévues aux articles R. 2312-7 et suivants.
Il résulte par ailleurs de l'article L. 2312-15 du code du travail que le CSE peut, s'il estime ne pas disposer d'éléments suffisants après communication spontanée des informations et réponses par l'employeur, saisir le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond, pour qu'il ordonne la communication par l'employeur des éléments manquants. Cette saisine n'a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis. Toutefois, en cas de difficultés particulières d'accès aux informations nécessaires à la formulation de l'avis motivé du comité, le juge peut décider la prolongation du délai.
Il résulte de ces textes que, lorsque le CSE saisit le juge dans le délai prévu par l'article R. 2312-6 du code du travail d'une demande d'information ou de communication de documents estimant insuffisante la communication spontanée de l'employeur, le juge peut, s'il fait droit à cette demande, fixer un nouveau délai si cette nouvelle communication a rendu difficile la formulation de l'avis. Il ne s'agit plus alors du délai de forclusion de l'article R. 2312-6.
En l'espèce, saisi par le CSE pour pallier la carence de l'employeur dans la communication de certains documents et certaines informations, le tribunal judiciaire de Belfort, par le jugement du 11 janvier 2024 objet de l'appel, a fait droit partiellement aux demandes de le CSE et de la société SACEF quant à la communication de documents et décidé que le CSE devait rendre son avis dans la consultation objet du litige avant le 29 mars 2024.
Ce chef du jugement a été dévolu à la cour par la déclaration d'appel et les conclusions des appelants, laquelle a le pouvoir de confirmer la date arrêtée par le jugement ou de l'infirmer en fixant une nouvelle date.
Le fait qu'il s'agisse d'un jugement exécutoire, en l'absence d'arrêt de l'exécution provisoire, n'a aucune conséquence sur le périmètre de dévolution. De surcroît, un arrêt de l'exécution provisoire n'aurait pas eu pour conséquence de prolonger le délai qui avait été fixé par le jugement.
La cour rejette la fin de non recevoir soulevée par la société GE EPF.
Au regard des vicissitudes procédurales subies par les parties (plus de 13 mois entre la saisine du président en procédure accélérée au fond et le présent arrêt de la cour), de l'injonction faite par le juge de première instance à l'employeur de verser au CSE et à la société SACEF des documents sociaux manquants concernant le fichier du personnel indiquant les salariés sous CIFRE, des réponses apportées aux questions des appelants par l'employeur en cours de procédure d'appel dans les conclusions de son avocat, la cour, infirmant le jugement, fixe au 2 septembre 2024 le délai accordé au CSE pour donner à l'employeur son avis, éclairé par une communication enfin suffisante, dans le cadre de la consultation objet du litige. Passé ce délai, il sera réputé avoir rendu un avis négatif.
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant contradictoirement, après débats en audience publique :
Rejette la fin de non recevoir soulevée par la SNC General Electric Energy Products France concernant la demande de fixer un nouveau délai de consultation à son comité social et économique ;
Confirme, dans les limites de l'appel, le jugement rendu entre les parties le 11 janvier 2024 par le tribunal judiciaire de Belfort en ce qu'il a débouté le comité social et économique de la société General Electric Energy Products France et la SAS SACEF de leurs demandes relatives à la communication directe par la SNC General Electric Energy Products France à son comité social et économique d'informations et documents supplémentaires et de leur demandes de communication à la SAS SACEF des contrats conclus par des sociétés du groupe General Electric avec les sociétés en Business Associates et les sociétés en joint venture qui concernent les ventes de pièces stratégiques, l'activité d'assemblage de turbine, le transfert de la technologie et le transfert de salariés et nomment les contrats GEAT, NTC, Harbin, RGT ;
Infirme le dit jugement en ce qu'il a dit que le comité social et économique de la société General Electric Energy Products France devra rendre un avis dans la consultation objet du litige avant le 29 mars 2024 ;
Statuant à nouveau sur ce chef infirmé et y ajoutant :
Fixe au 2 septembre 2024 le terme du délai laissé au comité social et économique de la société General Electric Energy Products France pour rendre son avis dans le cadre de la consultation annuelle obligatoire sur les orientations stratégiques, sur la situation économique et financière et sur la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi de l'entreprise, pour l'examen de l'année 2021 ;
Condamne in solidum le comité social et économique de la société General Electric Energy Products France et la SAS SACEF aux dépens d'appel ;
Déboute l'ensemble des parties de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Ledit arrêt a été signé par M. Michel Wachter, président de chambre, magistrat ayant participé au délibéré, et par Mme Fabienne Arnoux, greffier.
Le greffier, Le président,