ARRÊT N°
BUL/SMG
COUR D'APPEL DE BESANÇON
ARRÊT DU 18 OCTOBRE 2022
CHAMBRE SOCIALE
Audience publique
du 30 août 2022
N° de rôle : N° RG 21/02056 - N° Portalis DBVG-V-B7F-EOIQ
S/appel d'une décision
du Pole social du TJ de BELFORT
en date du 28 octobre 2021
Code affaire : 89B
A.T.M.P. : demande relative à la faute inexcusable de l'employeur
APPELANTE
[6], sise [Adresse 2]
représentée par Me Brice MICHEL, avocat au barreau de BELFORT, présent
INTIME
Monsieur [W] [E], demeurant [Adresse 1]
représenté par Me Anne LHOMET, avocat au barreau de BELFORT, présente
COMPOSITION DE LA COUR :
Lors des débats du 30 Août 2022 :
Monsieur Christophe ESTEVE, Président de Chambre
Madame Bénédicte UGUEN-LAITHIER, Conseiller
Mme Florence DOMENEGO, Conseiller
qui en ont délibéré,
Mme MERSON GREDLER, Greffière lors des débats
Les parties ont été avisées de ce que l'arrêt sera rendu le 18 Octobre 2022 par mise à disposition au greffe.
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FAITS ET PROCEDURE
M. [W] [E], engagé le 24 mai 2018 par l'entreprise [6], organisme d'insertion et de formation, suivant contrat à durée déterminée d'insertion de six mois, en qualité d'ouvrier du second-'uvre bâtiment, a été victime le 15 octobre 2018 d'un accident du travail alors qu'il démontait un échafaudage, chutant d'un mur de plusieurs mètres de hauteur.
Le certificat médical indique que la chute a occasionné une fracture de la cheville gauche et une fracture L1 et L3.
M. [W] [E] a subi une intervention chirurgicale le 19 octobre 2018 et été placé en arrêt de travail du 15 octobre 2018 au 31 juillet 2020.
Son état de santé a été jugé consolidé le 1er août 2020 et un taux d'incapacité permanente partielle de 12%, porté par la Commission médicale de recours amiable à 15%, lui a été reconnu en raison d'une "raideur lombaire discrète et une limitation en flexion/extension de la cheville gauche". Une rente annuelle lui a donc été attribuée.
Suite à un procès-verbal de non conciliation du 4 mars 2021, M. [W] [E] a saisi le tribunal judiciaire de Belfort le 12 avril 2021 à l'encontre de la [6] et la Caisse primaire d'assurance maladie du Territoire de [Localité 3] (CPAM), afin que soit reconnue la faute inexcusable de son employeur et la [5] est intervenue volontairement à la procédure, en sa qualité d'assureur de l'employeur.
Par jugement du 28 octobre 2021, ce tribunal a :
- reçu l'intervention volontaire de la [5]
- dit que l'accident du travail survenu le 15 octobre 2018 dont a été victime M. [W] [E] est la conséquence de la faute inexcusable de son employeur
- avant dire droit sur la liquidation des préjudices subis, ordonné une expertise médicale confiée au docteur [L] [C]
- condamné la [6] à verser à M. [W] [E] une provision d'un montant de 2 000 euros à valoir sur le quantum de son préjudice
- dit que la CPAM devra faire l'avance des réparations à venir pour le compte de l'employeur et pourra poursuivre le recouvrement intégral de cette somme à l'encontre de la [6], en application des dispositions des articles L. 452-3 et L. 452-3-1 du code de la sécurité sociale
- condamné la [6] à verser la somme de 1 000 euros à M. [W] [E] au titre des frais irrépétibles et rejeté la demande de celle-ci sur le même fondement
- dit que l'affaire sera à nouveau évoquée après l'expertise sur convocation envoyée aux parties par le greffe, après réception du rapport d'expertise
- réservé les dépens
- rappelé que l'exécution provisoire est de droit
Par déclaration du 19 novembre 2021, l'association [6] a relevé appel de cette décision en intimant le seul M. [W] [E].
Par déclaration du 20 janvier 2022, la [6] a relevé appel d'un jugement du tribunal judiciaire de Belfort du 6 janvier 2022, qui a complété le jugement du 28 octobre 2021 et notamment fixé à son maximum la majoration de la rente servie à M. [W] [E] en intimant devant la cour M. [W] [E] et la CPAM du Territoire de [Localité 3].
Par déclaration du 13 mai 2022, la [6] a relevé appel du jugement du 28 octobre 2021 en intimant M. [W] [E] et la CPAM du Territoire de [Localité 3].
Aux termes des derniers écrits visés le 30 août 2022, l'appelante demande à la cour de:
- infirmer le jugement du 28 octobre 2021 rendu par le tribunal judiciaire de Belfort en toutes ses dispositions
- débouter M. [W] [E] de ses entières demandes
- condamner M. [W] [E] à lui verser une indemnité de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile
Par conclusions visées le 25 février 2022, l'appelante demande à la cour de :
- infirmer le jugement du 6 janvier 2022 rendu par le tribunal judiciaire de Belfort en toutes ses dispositions
- débouter M. [W] [E] de ses entières demandes
- condamner M. [W] [E] à lui verser une indemnité de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile
Par conclusions visées le 30 août 2022, M. [W] [E] conclut à la confirmation des deux jugements entrepris et demande à la cour de condamner la [6] à payer lui payer une indemnité de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles.
Par derniers écrits visés le 16 août 2022, la CPAM demande à la cour de :
- dire recevable son intervention volontaire à hauteur d'appel en qualité de partie mise en cause (dossier 21/2056)
- lui donner acte qu'elle s'en remet à l'appréciation de la cour sur la question de la faute inexcusable
- en cas de reconnaissance d'une telle faute, fixer le montant des réparations complémentaires conformément aux dispositions des articles L.452-2 alinéa 6 et L.452-3 dernier alinéa, dont elle fera l'avance à charge pour elle d'en récupérer le montant auprès de l'employeur
En application de l' article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour l'exposé des moyens des parties, à leurs conclusions visées par le greffe auxquelles elles se sont rapportées lors de l'audience de plaidoirie du 30 août 2022, la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 3] ayant été dispensée de comparaître en application de l'article 446-1 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DECISION
A titre liminaire, il apparaît conforme à une bonne administration de la justice de procéder à la jonction des trois instances enregistrées sous les numéros RG 21/2056, 22/793 et 22/116, les deux premières portant sur l'appel de la même décision rendue le 28 octobre 2021 et la troisième sur le jugement du 6 janvier 2022 complétant le premier.
Dans ces conditions, la demande de la CPAM tendant à voir déclarer recevable son intervention volontaire dans le dossier RG 21/2056, outre qu'elle n'aurait pu être accueillie dès lors qu'elle était partie en première instance, est sans objet compte tenu de la jonction de cette instance avec celle enregistrée sous le n°RG 22/793, dans laquelle elle a été régulièrement intimée.
I - Sur la faute inexcusable de l'employeur
En application de l'article L.452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'accident du travail est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants.
Il est de jurisprudence constante que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
En application de l'article L.4121-1 du code du travail, l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, lesquelles mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d'information et de formation ainsi que la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.
L'article L.4121-2 précise que l'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L.4121-1 en particulier sur le fondement des principes généraux de prévention suivants : éviter les risques, évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités et combattre les risques à la source.
Au cas particulier, la [6] fait grief aux premiers juges d'avoir retenu que le risque de chute d'un échafaudage ne pouvait être ignoré de l'employeur puisqu'il figurait au nombre des risques énumérés au DUERP et qu'elle n'avait pas prodigué à son salarié la formation spécifique adaptée à son poste, relative au montage/démontage d'échafaudages.
L'appelante considère au contraire que M. [W] [E] échoue à caractériser une faute qui lui serait imputable a fortiori inexcusable, alors qu'il était parfaitement qualifié pour effectuer l'opération de démontage de l'échafaudage, dont il n'ignorait pas les risques, en tant qu'ouvrier qualifié.
Elle rappelle que son office, dans le cadre du contrat d'insertion, était précisément de former M. [W] [E] à cette tâche depuis mai 2018, qu'il bénéficiait donc d'un encadrement technique et pédagogique très élevé à cet effet et que les premiers juges ne pouvaient donc lui faire le reproche d'une absence de formation au regard de l'article L.4154-2 du code du travail, qui était inapplicable en l'espèce.
Elle affirme que la chute est due à une faute d'une exceptionnelle gravité commise par le salarié, qui a quitté de son propre chef la zone sécurisée de l'échafaudage, contrairement aux consignes qui venaient d'être rappelées, ainsi que le relatent deux témoins de l'accident, et a chuté d'un mur non sécurisé.
M. [W] [E] expose pour sa part que l'employeur connaît nécessairement le risque de chute d'un échafaudage et déplore que le DUERP n'ait pas prévu l'évaluation des risques lors du montage/démontage d'un échafaudage auxquels sont exposés les ouvriers du second-oeuvre en bâtiment.
L'intimé souligne que la qualité d'entreprise d'insertion ne dispense pas l'employeur de son obligation de sécurité et rappelle qu'il n'était pas un ouvrier qualifié puisqu'il avait une expérience en peinture et enduits, n'avait que cinq mois d'ancienneté dans l'entreprise sans avoir reçu aucune formation en matière de montage/démontage d'échafaudage et qu'il a chuté de quatre mètres depuis l'échafaudage et non depuis un mur non sécurisé sans dispositif de protection.
Il incombe au salarié de rapporter la preuve des éléments de fait dont il se prévaut pour solliciter la reconnaissance de la faute inexcusable et en particulier que l'employeur avait conscience du danger auquel il était exposé et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires afin de l'en préserver.
Il n'est pas contesté par l'appelante que son salarié était au moment de l'accident sur un chantier 'dédié à la réalisation de peinture de façade dont un des objets était le montage et le démontage des échafaudages' mais elle prétend que la formation à la technique de montage/démontage des échafaudages était précisément son office en tant qu'association d'insertion, qui plus est avec un taux d'encadrement technique et pédagogique très élevé, et affirme que M. [W] [E] a été exclusivement formé à cet égard depuis le début de son contrat d'insertion en mai 2018.
Il doit être rappelé qu'en vertu de l'article L.4154-2 du code du travail 'les salariés titulaires d'un contrat de travail à durée déterminée, les salariés temporaires et les stagiaires en entreprise affectés à des postes de travail présentant des risques particuliers pour leur santé ou leur sécurité bénéficient d'une formation renforcée à la sécurité ainsi que d'un accueil et d'une information adaptés dans l'entreprise dans laquelle ils sont employés.
La liste de ces postes de travail est établie par l'employeur, après avis du médecin du travail et du comité social et économique, s'il existe...'
L'article R.4323-69 du code du travail dispose quant à lui que :
'Les échafaudages ne peuvent être montés, démontés ou sensiblement modifiés que sous la direction d'une personne compétente et par des travailleurs qui ont reçu une formation adéquate et spécifique aux opérations envisagées.
Le contenu de cette formation est précisé aux articles R.4141-13 et R.4141-17. Il comporte, notamment :
1° La compréhension du plan de montage, de démontage ou de transformation de l'échafaudage ;
2° La sécurité lors du montage, du démontage ou de la transformation de l'échafaudage;
3° Les mesures de prévention des risques de chute de personnes ou d'objets ;
4° Les mesures de sécurité en cas de changement des conditions météorologiques qui pourrait être préjudiciable aux personnes en affectant la sécurité de l'échafaudage ;
5° Les conditions en matière d'efforts de structure admissibles ;
6° Tout autre risque que les opérations de montage, de démontage et de transformation précitées peuvent comporter.
Cette formation est renouvelée dans les conditions prévues à l'article R. 4323-3".
Si l'appelante prétend que les dispositions précitées de l'article L.4154-2 n'auraient pas vocation à s'appliquer à elle en tant qu'association d'insertion, elle n'en justifie pas alors qu'au contraire le contrat d'insertion consenti à M. [W] [E] stipule qu'il est 'régi par la Convention collective nationale des régies de quartiers et par les dispositions légales et réglementaires du code du travail'.
M. [W] [E] étant titulaire d'un contrat de travail à durée déterminée et étant au moment de l'accident employé à une action de montage/démontage d'échafaudage, il doit être considéré qu'il relève des dispositions précitées et doit bénéficier de la protection qu'elles édictent.
Pour soutenir qu'elle a anticipé les risques l'appelante produit son document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), mis à jour le 26 octobre 2011, lequel a en effet ciblé le risque de 'fracture, blessure, contusion, luxation' lié à une chute consécutive à un travail sur échafaudage pour le service 'second oeuvre en bâtiment' en prévoyant pour le prévenir une vérification du matériel et de son installation et le refus du matériel pris en location non conforme.
Cependant, l'intimé fait observer à juste titre qu'il n'était pas affecté uniquement à un travail sur échafaudage mais à une action de montage/démontage, laquelle est distincte et présente une situation de risque accru, que n'a pas appréhendée l'appelante dans son DUERP.
Pour autant, il ressort de ce document unique que l'employeur avait nécessairement conscience du risque auquel il exposait son salarié en le faisant évoluer sur un échafaudage et pour en monter et démonter les éléments de structure.
La cour relève en outre que si l'appelant prétend avoir suffisamment formé M. [W] [E] le calendrier des actions annuelles qui est inséré au DUERP ne comporte que les années 2011 à 2014, alors que l'accident s'est produit en 2018, et ne vise au surplus aucune formation des salariés portant sur le montage/démontage d'échafaudages.
Par ailleurs s'il est produit une attestation de formation sur le montage/démontage et utilisation des échafaudages de pied et roulants dispensée par la société [4] située à [Adresse 7] suivie par M. [H] [F], présent sur le chantier le jour de l'accident en qualité d'encadrant, il ressort de ce document que la formation de cet encadrant est intervenue le 14 juin 2019, soit postérieurement à l'accident litigieux.
En l'état des pièces communiquées, l'employeur n'établit donc pas avoir mis en oeuvre les mesures de formation spécifiques pourtant nécessaires compte tenu des matériels utilisés et des risques encourus, rendues obligatoires par le code du travail, étant précisé d'une part que le statut d'association d'insertion de l'appelante et d'autre part l'éventuelle expérience professionnelle de peintre en bâtiment et façadier du salarié, que l'appelante tente d'invoquer en produisant le curriculum vitae de l'intéressé alors que cette expérience n'induit pas une compétence et une formation en matière de montage/démontage d'échafaudage, ne sont pas de nature à dispenser l'employeur de son obligation de formation renforcée.
Dans ces conditions, le point de divergence existant entre les parties sur le point de savoir si M. [W] [E] a chuté alors qu'il se trouvait sur l'échafaudage ou sur le mur situé dans son prolongement mais démuni de dispositif de protection importe peu, dès lors qu'en ne satisfaisant pas à son obligation de formation spécifique à l'égard de l'intéressé, qu'elle savait exposer à un risque lié à une éventuelle chute, la [6] a commis une faute inexcusable.
C'est donc à bon droit que les premiers juges ont retenu l'existence d'une telle faute de l'employeur, en sorte que le jugement du 28 octobre 2021 sera confirmé de ce chef et en ce qu'il a ordonné, avant dire droit sur la liquidation des préjudices, une mesure d'expertise médicale.
De même, il y a lieu de confirmer le jugement du 6 janvier 2022 en ce qu'il a fixé à son maximum la majoration de la rente servie à la victime, dit que cette majoration suivra l'évolution du taux d'incapacité de celle-ci en cas d'aggravation, rappelé que cette majoration est versée par la CPAM qui en récupérera le capital représentatif auprès de l'employeur, précisément condamné à ce remboursement.
II- Sur les demandes accessoires
Le jugement du 28 octobre 2021 sera confirmé en ce qu'il réserve les dépens et le jugement du 6 janvier 2022 confirmé en ce qu'il laisse les dépens à la charge de l'Etat.
La [6] qui succombe en sa voie de recours sera condamnée à verser à la victime la somme de 1 800 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel. Elle sera donc déboutée de sa demande formée sur le même fondement.
Les dépens d'appel seront supportés par la [6].
PAR CES MOTIFS
La cour, chambre sociale, statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe, après débats en audience publique et après en avoir délibéré,
ORDONNE la jonction sous le numéro RG 21/2056 des trois instances enregistrées sous les numéros RG 21/2056, 22/793 et 22/116.
CONFIRME en toutes leurs dispositions le jugement rendu le 28 octobre 2021 par le tribunal judiciaire de Belfort et le jugement rendu le 6 janvier 2022 par cette même juridiction, complétant le précédent.
CONDAMNE la [6] à verser à M. [W] [E] la somme de 1 800 euros application de l'article 700 du code de procédure civile.
CONDAMNE la [6] aux dépens de la procédure d'appel.
Ledit arrêt a été prononcé par mise à disposition au greffe le dix huit octobre deux mille vingt deux et signé par Christophe ESTEVE, Président de chambre, et Mme MERSON GREDLER, Greffière.
LA GREFFIÈRE,LE PRÉSIDENT DE CHAMBRE,