Chambre civile
Section 1
ARRET N°
du 20 AVRIL 2022
N° RG 21/00171
N° Portalis DBVE-V-B7F-CAKP
FL - C
Décision déférée à la Cour :
Jugement Au fond, origine TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de BASTIA, décision attaquée en date du 21 Janvier 2021, enregistrée sous le n° 19/00718
[B]
Mutuelle GMF
C/
[S]
[M]
C.P.A.M de la HAUTE CORSE
Copies exécutoires délivrées aux avocats le
COUR D'APPEL DE BASTIA
CHAMBRE CIVILE
ARRET DU
VINGT AVRIL DEUX MILLE VINGT DEUX
APPELANTS :
M. [W] [B]
né le [Date naissance 7] 1984 à [Localité 5]
[Adresse 14]
[Localité 2]
Représenté par Me Catherine COSTA, avocat au barreau de BASTIA substituée par Me Valérie PERINO SCARCELLA, avocat au barreau de BASTIA
Mutuelle GARANTIE MUTUELLE DES FONCTIONNAIRES GMF
représentée par son représentant légal en exercice
[Adresse 8]
[Adresse 8]
[Localité 9]
Représentée par Me Martine CAPOROSSI POLETTI, avocat au barreau de BASTIA substituée par Me Myriam CARTA, avocat au barreau de BASTIA
INTIMES :
M. [E] [S]
né le [Date naissance 6] 1969 à [Localité 12]
[Adresse 13]
[Localité 3]
Représenté par Me Myriam CARTA, avocat au barreau de BASTIA
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Partielle numéro 2021/2260 du 29/11/2021 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de BASTIA)
M. [T] [M]
né le [Date naissance 1] 1953
[Adresse 11]
[Localité 4]
Représenté par Me Jean-Pierre SEFFAR, avocat au barreau de BASTIA
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE LA HAUTE CORSE
prise en la personne de son représentant légal en exercice
[Adresse 10]
[Localité 5]
défaillante
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 14 février 2022, devant Françoise LUCIANI, Conseillère, et Micheline BENJAMIN, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles, l'un de ces magistrats ayant été chargé du rapport, sans opposition des avocats.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
François RACHOU, Premier président
Françoise LUCIANI, Conseillère
Micheline BENJAMIN, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Cécile BORCKHOLZ.
Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 20 avril 2022
ARRET :
Réputé contradictoire,
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par François RACHOU, Premier président, et par Françoise COAT, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
[W] [B] a été victime le 23 mai 2015 d'un accident de la circulation alors qu'il était passager d'un véhicule conduit par [E] [S], appartenant à [T] [M] et assuré auprès de la GMF.
Sur la base d'un rapport d'expertise judiciaire du Docteur [Z] [C], déposé le 24 avril 2017, Monsieur [B] a fait assigner [E] [S], [T] [M], la GMF et la CPAM de Haute-Corse devant le tribunal de grande instance de Bastia aux fins d'indemnisation de son préjudice.
Par jugement réputé contradictoire du 21 janvier 2021, le tribunal judiciaire de Bastia a':
- fixé le préjudice corporel de Monsieur [B] à hauteur de 391'826,99 euros se décomposant de la manière suivante':
dépenses de santé actuelles': 13'850,62 euros
pertes de gains professionnels actuels': 29'116,99 euros
frais divers': 4968 €
déficit fonctionnel temporaire': 2570 €
souffrances endurées': 7000 €
incidence professionnelle': 60'000 €
déficit fonctionnel permanent': 27'500 €
préjudice esthétique permanent': 1500 € ;
- dit y avoir lieu à l'imputation des débours de la CPAM sur le poste des dépenses de santé actuelles à hauteur de 13'850,62 euros et sur le poste de la perte de gains professionnels actuels à hauteur de 15'616,20 euros ;
- dit y avoir lieu à imputation des débours de Pro BTP sur le poste de la perte de gains professionnels actuels à hauteur de 4436,74 euros';
- dit que le montant de l'indemnisation à allouer à Monsieur [B] en réparation de son préjudice corporel s'élève à la somme de 357'923,43 euros ;
- dit y avoir lieu à déduction des provisions versées par la SA GMF Assurances à Monsieur [B] à hauteur de 35'000 € ;
- condamné in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer à Monsieur [B] en indemnisation de son préjudice corporel consécutif à l'accident dont il a été victime le 23 mai 2015, la somme de 322'923,43 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter de la présente décision ;
- condamné in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] au paiement de la somme de 3000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise, dont distraction au profit de Me Catherine Costa conformément aux dispositions de l'article 699 du même code ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- déclaré le jugement commun et opposable à la CPAM de Haute Corse.
Par déclaration du 5 mars 2021, Monsieur [B] a relevé appel du jugement en ce qu'il a':
- fixé le préjudice de Monsieur [B] à la somme de 245'318,38 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, et condamné in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] au paiement de ladite somme, déboutant Monsieur [B] de sa demande de voir condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] au paiement de la somme de 744'813,07 euros au titre de ce poste de préjudice,
- débouté Monsieur [B] de sa demande tendant à voir condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M], à lui payer la somme de 10'000 € au titre du préjudice d'agrément.
Par déclaration du 8 mars 2021, la mutuelle GMF a relevé appel de la décision en ce qu'elle a'alloué à Monsieur [B] une indemnité de 245'318,38 euros au titre des pertes de gains professionnels futurs et une indemnité de 60'000 € au titre de l'incidence professionnelle.
Les deux procédures ont été jointes.
Par ordonnance du 12 octobre 2021, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevables les conclusions notifiées par Monsieur [M] le 27 septembre 2021.
Dans ses dernières conclusions transmises le 31 août 2021, Monsieur [B] demande à la cour d'infirmer le jugement sur les points visés à la déclaration d'appel et statuant à nouveau de ces chefs, de':
- condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à lui payer la somme de 744'813,07 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs et celle de 10'000 € au titre du préjudice d'agrément ;
- en conséquence, juger que le montant de l'indemnisation à allouer à Monsieur [B] en réparation de son préjudice corporel s'élève à la somme de 867'418,12 euros après déduction des créances de la CPAM et de Pro Btp, et condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer à Monsieur [B] la somme de 832'418,12 euros déduction faite des provisions déjà versées ;
- à titre subsidiaire, condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M], à payer à Monsieur [B] la somme de 625'778,04 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs et celle de 10'000 € au titre du préjudice d'agrément ;
- en conséquence, juger que le montant de l'indemnisation à allouer à Monsieur [B] en réparation de son préjudice corporel s'élève à la somme de 748'383,09 euros après déduction des créances de la CPAM et de Pro Btp, et condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer à Monsieur [B] la somme de 713'383,09 euros déduction faite des provisions déjà versées ;
- confirmer le jugement pour le surplus ;
- débouter la SA GMF Assurances de son appel incident ;
- débouter Monsieur [S] de son appel incident ;
y ajoutant,
- condamner in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer
à Monsieur [B] la somme de 3000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- les condamner enfin in solidum aux entiers dépens en ce compris les frais d'expertise dont distraction au profit de l'avocat constitué.
Dans ses dernières conclusions transmises le 7 juillet 2021, la GMF demande à la cour d'infirmer le jugement sur la perte de gains professionnels futurs et l'incidence professionnelle,
statuant à nouveau, de :
sur la perte de gains professionnels futurs':
- à titre principal, débouter Monsieur [B] de la demande présentée au titre de ce poste de préjudice,
- à titre subsidiaire d'allouer à Monsieur [B] la somme de 166'168,64 euros,
sur l'incidence professionnelle':
- allouer à Monsieur [B] la somme de 15'000 €,
- débouter Monsieur [B] de l'appel incident présenté au titre du poste pertes de gains professionnels actuels et du poste de préjudice d'agrément,
- dire n'y avoir lieu à une majoration de l'indemnité allouée au titre de la perte de gains professionnels futurs,
- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté toute indemnité au titre du préjudice d'agrément,
- rejeter la demande présentée par Monsieur [B] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- juger que chaque partie conservera la charge de ses dépens.
Dans ses dernières conclusions transmises le 26 juillet 2021, Monsieur [S] demande à la cour de :
- confirmer la décision sur le préjudice d'agrément et débouter Monsieur [B] de sa demande présentée à ce titre,
Faisant droit à l'appel incident de Monsieur [S]':
- infirmer le jugement concernant la perte de gains professionnels futurs et l'incidence professionnelle,
En conséquence':
à titre principal':
- débouter Monsieur [B] de ses demandes présentées au titre de ces deux postes,
À titre subsidiaire':
- fixer les préjudices comme suit':
166'168,64 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs,
15'000 € au titre de l'incidence professionnelle,
- juger n'y avoir lieu à l'article 700 du code de procédure civile,
- statuer ce que de droit sur les dépens.
La CPAM de Haute-Corse a reçu la signification de la déclaration d'appel à personne habilitée mais n'a pas constitué avocat.
En application de l'article 474 du code de procédure civile, la présente décision sera réputée contradictoire.
SUR CE':
Il ressort du rapport d'expertise judiciaire que Monsieur [B], âgé de 30 ans et ouvrier de production dans l'entreprise «'les charpentiers de Corse'» au jour de l'accident, a subi une fracture de L1';
que le médecin du travail a préconisé le 21 octobre 2016 un reclassement sur un poste sans port de charges lourdes ni risques de chutes de hauteur'; qu'il a été licencié le 24 novembre 2016 pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
Le déficit fonctionnel permanent est évalué à 12'%.
La date de consolidation est fixée au 28 mars 2017.
- Sur la perte de gains professionnels futurs':
L'expert indique que le licenciement est imputable à la fracture causée par l'accident'; que ce sont bien les douleurs lombaires persistantes qui empêchent la manipulation et le port de charges lourdes'; or le travail de Monsieur [B] consistait à manipuler des éléments de charpente très lourds, de façon répétée et quotidienne, ce qui est absolument impossible en raison de la présence de matériel d'ostéosynthèse lombaire.
Le 18 octobre 2018, la MDPH a reconnu à Monsieur [B] le statut d'adulte handicapé. Il a perçu à ce titre en 2020 la somme mensuelle de 900 euros environ. Il n'a pas retrouvé d'activité professionnelle.
C'est à tort que la GMF et Monsieur [S] contestent l'existence d'une perte de gains professionnels futurs, puisqu'il est avéré que Monsieur [B] a perdu son emploi en raison des séquelles de l'accident et ne pourra plus exercer un emploi du même type';
Ce poste de préjudice doit être indemnisé même si, comme en l'espèce, la victime peut théoriquement exercer une autre activité professionnelle compatible avec son état de santé. En raison du principe de la réparation intégrale, il ne saurait être exigé de cette victime la preuve des diligences qu'elle aura pu effectuer en vue de son reclassement'; il ne peut de même lui être reproché d'avoir refusé une seconde intervention chirurgicale qui aurait pu améliorer éventuellement son état.
En outre, la réparation de ce poste de préjudice n'est nullement incompatible avec la réparation de l'incidence professionnelle qui indemnise la dévalorisation sur le marché du travail.
La perte de gains professionnels futurs est évaluée, comme l'a fait le premier juge, en calculant la différence entre le salaire net antérieur et le salaire actuel, c'est à dire celui qui est perçu au moment où le juge statue. Monsieur [B] fait plaider à juste titre que l'allocation d'adulte handicapé qu'il perçoit actuellement n'a pas de caractère indemnitaire et ne doit donc pas entrer en compte dans le calcul, ce qu'a pourtant fait le premier juge.
Son salaire antérieur était de 1485,75 euros par mois, soit 49,53 euros par jour. Il ne perçoit aucun salaire actuellement.
L'indemnité se calcule ainsi':
De la consolidation à la décision (soit 1395 jours) il a donc perdu 49,53x1395= 69 094,35 euros.
Pour la période postérieure, il y a lieu de multiplier la perte d'une année par l'euro de rente.
Sur ce point la GMF et Monsieur [S] sont bien fondés à soutenir qu'en l'absence d'impossibilité totale de travailler et donc de cotiser, le préjudice de retraite n'est pas établi et l'euro de rente doit être un euro temporaire.
17'829 euros (perte annuelle)x 26,689 (barème gazette du palais 2018 pour un homme de 34 ans jusqu'à l'âge de 67 ans)= 475'838,18 euros.
Le total de l'indemnisation est donc de 475'838,18 euros + 69 094,35=544'932,53 euros.
La cour constate que le premier juge avait fixé l'indemnisation de ce poste à la somme de 245'318,38 euros mais que cette somme ne figure pas dans le dispositif du jugement. Pour autant, il en avait tenu compte dans le total de l'indemnisation.
Le jugement sera réformé de ce chef.
- Sur l'incidence professionnelle':
En raison des séquelles de l'accident, Monsieur [B] est dévalorisé sur le marché du travail et ses possibilités de choix professionnels se trouvent limitées, ce d'autant qu'il ne fait état d'aucun diplôme ou formation professionnelle validée.
Les douleurs lombaires augmentent en outre la fatigabilité et la pénibilité au travail.
La somme de 60'000 euros allouée par le premier juge indemnise correctement ce poste de préjudice et la diminution de l'indemnité n'est pas justifiée.
- Sur le préjudice d'agrément':
La seule attestation de Monsieur [N] ne suffit pas à démontrer que Monsieur [B] est privé de la pratique d'une activité sportive ou ludique spécifique en raison des séquelles de l'accident'; l'expert médical a envisagé l'existence de ce préjudice sans pouvoir se prononcer sur sa réalité.
La demande formée par Monsieur [B] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile est justifiée en équité.
Monsieur [S], Monsieur [M], et la GMF supporteront les dépens d'appel in solidum.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR :
Infirme le jugement déféré en ce qu'il a'évalué le poste de pertes de gains professionnels futurs à la somme de 245'318,38 euros ;
Statuant à nouveau sur ce chef et ajoutant au jugement :
Fixe l'indemnisation du poste de préjudice correspondant à la perte de gains professionnels futurs à la somme de 544'932,53 euros ;
En conséquence, infirme également le jugement en ce qu'il a':
«- fixé le préjudice corporel de Monsieur [B] à hauteur de 391'826,99 euros.
- dit que le montant de l'indemnisation à allouer à Monsieur [B] en réparation de son préjudice corporel s'élève à la somme de 357'923,43 euros.
Condamne in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer à Monsieur [B] en indemnisation de son préjudice corporel consécutif à l'accident dont il a été victime le 23 mai 2015, la somme de 322'923,43 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter de la présente décision.»
Statuant à nouveau sur ces chefs':
- Fixe le préjudice corporel de Monsieur [B] à hauteur de 691 438,14 euros ;
- Dit que le montant de l'indemnisation à allouer à Monsieur [B] en réparation de son préjudice corporel s'élève à la somme de 657 534,58 euros ;
- Condamne in solidum SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] à payer à Monsieur [B] en indemnisation de son préjudice corporel consécutif à l'accident dont il a été victime le 23 mai 2015, la somme de 622 534,58 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement ;
Ajoutant au jugement':
Condamne in solidum la SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M], à payer à Monsieur [W] [B] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise, dont distraction au profit de Me Catherine Costa ;
Condamne in solidum la SA GMF Assurances, [E] [S], [T] [M] aux dépens.
LA GREFFIÈRELE PRÉSIDENT