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17/06/2024 | FRANCE | N°23/00358

France | France, Cour d'appel de Basse-Terre, Chambre sociale, 17 juin 2024, 23/00358


VS/RLG















COUR D'APPEL DE BASSE-TERRE



CHAMBRE SOCIALE



ARRÊT N° 136 DU DIX SEPT JUIN DEUX MILLE VINGT QUATRE



AFFAIRE N° : RG 23/00358 - N° Portalis DBV7-V-B7H-DRW4



Décision déférée à la cour : jugement du tribunal judiciaire de Pointe à Pitre - Pôle Social - du 7 mars 2023.



APPELANTE



[8], société par actions simplifiée, enregistrée au RCS de Pointe à Pitre sous le n°[N° SIREN/SIRET 2] dont le siège social est [Adresse 11] agiss

ant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège Venant aux droits de la société [5], Société par actions simplifiée, enregistrée au RCS ...

VS/RLG

COUR D'APPEL DE BASSE-TERRE

CHAMBRE SOCIALE

ARRÊT N° 136 DU DIX SEPT JUIN DEUX MILLE VINGT QUATRE

AFFAIRE N° : RG 23/00358 - N° Portalis DBV7-V-B7H-DRW4

Décision déférée à la cour : jugement du tribunal judiciaire de Pointe à Pitre - Pôle Social - du 7 mars 2023.

APPELANTE

[8], société par actions simplifiée, enregistrée au RCS de Pointe à Pitre sous le n°[N° SIREN/SIRET 2] dont le siège social est [Adresse 11] agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège Venant aux droits de la société [5], Société par actions simplifiée, enregistrée au RCS de Pointe à Pitre sous le n° [N° SIREN/SIRET 3] dont le siège social est [Adresse 12] - société radiée au RCS le 03 novembre 2020

Représentée par Maître Louis-Raphaël MORTON de la SELARL SCP (SERVICES CONSEILS PLAIDOIRIES) MORTON & ASSOCIES, avocat au barreau de GUADELOUPE/ST MARTIN/ST BART - Toque 104

INTIMÉES

CAISSE GENERALE DE SECURITE SOCIALE DE LA GUADELOUPE

dont le siège social est situé [Adresse 9]

[Adresse 9]

Représentée par Mme [F] [EZ] (dûment munie d'un pouvoir de représentation)

S.A.S.U. [6] SA,

dont le siège social est [Adresse 1]

[Adresse 1]

prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège.

Représentée par Maître Myriam MASSENGO LACAVE, avocat postulant inscrit au barreau de GUADELOUPE/ST MARTIN/ST BART - Toque 58 - & par Maître Laurent POUGUET, avocat plaidant inscrit au barreau d'AUBE

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 4 mars 2024, en audience publique, devant la cour composée de :

Mme Rozenn Le Goff, conseillère, présidente,

Madame Annabelle Clédat, conseillère,

Madame Gaëlle Buseine, conseillère,

Les parties ont été avisées à l'issue des débats de ce que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe de la cour le 3 juin 2024, date à laquelle la mise à disposition de la décision a été prorogée au 17 juin 2024.

GREFFIER Lors des débats : Mme Valérie Souriant, greffier principal.

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées conformément à l'article 450 al 2 du code de procédure civile.

Signé par Mme Rozenn Le Goff, conseillère, présidente, et par Mme Valérie Souriant, greffier principal, à laquelle la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE

Par décision en date du 16 décembre 2019,1a Caisse générale de sécurité sociale (CGSS) de la Guadeloupe a notifié à la société [5] un indu à hauteur de 243 349,33 euros.

La société [5] a contesté cette décision devant la commission de recours amiable de la CGSS de la Guadeloupe, qui a rejeté son recours et maintenu l'indu par décision du 23 juin 2020.

Parallèlement, la Commission des pénalités financières de la CGSS de la Guadeloupe a notifié le 16 décembre 2019 à la société [5] une pénalité financière à hauteur du montant de l'indu, soit 243 349,33 euros.

Par requête déposée au greffe le 22 juillet 2020, la société [5] a saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre aux fins de contestation de l'indu et de la pénalité financière notifiés le 16 décembre 2019, appelant en la cause son fournisseur, la société [6] SA, fabriquant de fauteuils roulants.

A l'audience du 06 septembre 2022, la SAS [8] est intervenue volontairement à la procédure, venant aux droits de la SAS [5].

Par jugement du 7 mars 2023, le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a :

CONFIRMÉ l'indu notifié à la société par actions simplifiée [5] par la Caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe le 16 décembre 2019 à hauteur de 242 144,16 euros,

CONDAMNÉ en conséquence la société [8], venant aux droits de la société [5], à payer à la Caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe la somme de 242144,16 euros au titre de l'indu,

CONFIRMÉ la pénalité financière notifiée à la société par actions simplifiée [5] par la Caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe le 16 décembre 2019 à hauteur de 242144,16 euros,

CONDAMNÉ en conséquence la société [8], venant aux droits de la société [5], à payer à la Caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe la somme de 242144,16 euros au titre de la pénalité financière,

CONDAMNÉ la société [8], venant aux droits de la société [5], aux entiers dépens de l'instance,

DÉBOUTÉ la société [8], venant aux droits de la société [5], de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

DIT n'y avoir lieu à aucune condamnation à l'encontre de la société par actions simplifiées [6] SA.

Par déclaration du 6 avril 2023, la société [8], venant aux droits de la société [5], a interjeté appel de ce jugement.

Les parties ont conclu et l'affaire a été retenue à l'audience du 4 mars 2024.

MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Selon ses dernières conclusions notifiées par voie électronique les 18 et 20 janvier 2024, auxquelles il a été fait référence lors de l'audience des débats, la société [8], venant aux droits de la société [5], demande à la cour de :

A titre principal :

- Infirmer le jugement entrepris dans toutes ses dispositions ;

- Annuler la notification d'indu du 16 décembre 2019 ;

- Annuler la notification de pénalité financière du 16 décembre 2019 ;

Subsidiairement :

- Limiter les condamnations au titre du remboursement de l'indu aux seules irrégularités constatées dans chaque dossier de patient pour l'année 2018 ;

- Limiter la pénalité financière dans les mêmes proportions ;

En tout état de cause :

- Condamner la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe au paiement de la somme de 100 000 euros en réparation de ses préjudices moral, financier et organisationnel ;

- Condamner la Caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe au paiement de la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société [8], venant aux droits de la société [5], expose, en substance, que :

- la notification d'indu est nulle en la forme car signée par une personne n'ayant pas qualité pour le faire ;

- le litige se rapporte à son activité au titre de l'année 2018 qui est l'année d'entrée en vigueur de l'arrêté du 17 octobre 2017, encadrant strictement la prescription des fauteuils-coquille, qui a ensuite été partiellement annulé par l'arrêt du Conseil d'Etat en date du 1er avril 2019 ;

- dans le climat d'incertitude légale entourant le siège-coquille de série, de l'impossibilité pour les médecins de prescrire un fauteuil-coquille aux patients ne rentrant pas dans le cadre restrictif et injustifié des restrictions pathologiques de l'arrêté du 17 Octobre 2017 mais qui nécessitaient par leur état de santé un dispositif médical adapté, le corps médical a choisi de prescrire plusieurs produits tous inscrits à la LPP (liste non exhaustive pouvant être différente suivant les prescriptions fournies par les prescripteurs) :

o Châssis roulant (code LPPR 4233570) validé par le CERAH depuis janvier 2007

o Coussin visco classe II (code LPPR 1294653)

o Coussin de série de positionnement standard (code LPPR 1220471)

o Appareil de soutien partiel de la tête (code LPPR 1211489)

les conditions de prise en charge de ces produits n'exigeant pas de formuler une demande d'entente préalable de l'organisme de prise en charge, et leur assemblage permettant de constituer un fauteuil ;

- sur le fond, la Caisse lui reproche d'avoir détourné l'obligation d'entente préalable nécessaire à la fourniture d'un fauteuil-coquille, alors qu'aucune des prescriptions litigieuses ne prévoyait la délivrance de siège-coquille mais uniquement de châssis roulants LPP 4233570, dispositif connu et agréé depuis 2007 et non soumis à entente préalable ;

- les livraisons litigieuses ainsi que les codes LPPR facturés correspondaient à des châssis roulants Elysée et non à des fauteuils-coquille Elysée ;

-la décision de notification d'indu est donc infondée ;

- le produit fabriqué et mis sur le marché par [6] SA n'est pas un siège-coquille dès lors qu'un siège-coquille correspond à un matériel médical ayant un code unique (1202674) alors que le châssis roulant Elysée est constitué des quatre matériels inscrits à la LPPR sous quatre codes distincts ;

- pour chaque assuré, elle a livré et facturé des produits correspondant aux ordonnances établies par les prescripteurs ;

- la pénalité financière visée aux articles L.114-17-1 du code la sécurité sociale et suivants suppose une violation des règles caractérisée par des griefs qu'il appartient à l'organisme social d'établir ;

- la fraude visée à l'article 147-11 du même code n'est pas constituée dès lors qu'elle n'a pas procédé comme cela lui est reproché « à la facturation répétée de matériels non délivrés » ;

- le rapport d'enquête de l'agent de contrôle est erroné et gravement insuffisant ;

- il y a une disproportion manifeste entre le nombre d'assurés auditionnés par l'enquêteur et la condamnation prononcée qui concerne la totalité des dossiers traités sur toute l'année 2018 par la concluante alors même que les obligations découlant de l'arrêté de 2017 ultérieurement annulé ne sont entrées en vigueur qu'en juin 2018 c'est-à-dire une période postérieure à la prétendue enquête ;

- la condamnation du docteur [N] ne saurait constituer une preuve du mode opératoire reproché sur les 318 dossiers traités par la société [8] en 2018 car, dans ces dossiers, le docteur [N] a délivré 140 ordonnances sur les 11 000 consultations qu'il a données en 2018 ; ce qui signifie que ces 140 ordonnances ne représentent qu'une infime partie des ordonnances délivrées par ce praticien soit 1,27% de son activité 2018 ; autant dire que ces chiffres ne sont nullement significatifs de l'existence d'une quelconque entente frauduleuse ;

- le jugement querellé la condamne au remboursement d'un indu sur l'ensemble des matériels fournis par la société pour l'année 2018, en retenant ainsi une évaluation faite par la CGSS qui procède par sondage et extrapolation ; or, il est de principe que la condamnation au remboursement d'un indu doit être strictement limitée à ce qui a été injustement attribué ou rémunéré ; par conséquent, la condamnation ne pourra être limitée qu'aux seules irrégularités constatées dans chaque dossier de patient pour l'année 2018 ; la pénalité financière doit être limitée dans les mêmes proportions ;

- la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe a obtenu une décision de condamnation à des sommes importantes dont l'ampleur l'a contrainte à solliciter et obtenir l'ouverture d'une procédure de sauvegarde pour se protéger d'un risque de faillite ; cette situation l'a pénalisée en termes de gestion : perte de confiance des fournisseurs, lenteur de la prise de décisions du fait de l'intervention d'un administrateur, rémunération dudit administrateur, mobilisation des équipes dirigeantes sur l'établissement d'un plan d'apurement du passif. 'Le préjudice causé par cette addition d'incompétences et de malveillance est considérable et il convient que la CGSS soit condamnée au paiement de dommages-intérêts' en réparation de ses 'préjudices moraux, financier et organisationnel'.

Selon ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 22 février 2024 et reçues au greffe le 26 février 2024, auxquelles il a été fait référence lors de l'audience des débats, la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe demande à la cour de :

- Condamner la société [8], venant aux droits de la société [5], au paiement de la somme de 243 349,33 euros au titre de l'indu

- Condamner la société [8], venant aux droits de la société [5], au paiement de la pénalité financière fixée à la somme de 243 349,33 euros

- Débouter la société [8], venant aux droits de la société [5], de ses demandes subsidiaires

- Condamner la société [8], venant aux droits de la société [5], au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, en réparation des frais engagés par la CGSS pour la gestion de ce dossier et du préjudice de désorganisation de ses services

- Ordonner la publication de la décision à venir

- Débouter [5] de sa demande de réparation des préjudices moral, financier, et organisationnel ;

- Débouter [5] de sa demande au titre de l'article l'article 700 du code de procédure civile.

La Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe expose, en substance, que :

- la notification d'indu n'est pas nulle pour vice de forme car elle a été signée par un agent ayant reçu délégation de signature du Directeur de l'organisme ;

- la notification d'indu est intervenue en suite d'un contrôle diligenté après réception de plusieurs signalements faisant état d'un fonctionnement anormal de la société [5] ;

- une analyse de son activité a été mise en place par le Pharmacien-Conseil et le Médecin-Conseil, qui a porté sur les facturations reçues courant 2018 et a révélé des anomalies ;

- une enquête sur la délivrance effective du matériel prescrit par des médecins, facturé et payé par la CGSS, a été confiée à l'agent de contrôle ;

- l'enquête a révélé que les dispositifs médicaux prescrits, facturés et payés n'ont pas été livrés aux assurés sociaux par la société [5], qui leur a livré des fauteuils-coquilles, alors que la prescription ne mentionnait pas ce matériel ;

- le 17 octobre 2017, un arrêté ministériel a modifié les modalités de prise en charge des sièges coquilles de séries ; la prise en charge par l'Assurance Maladie de ces sièges est désormais soumise à une demande d'accord préalable auprès du service médical ;

- la société [5] a contourné cette obligation en faisant prescrire par des médecins un certain nombre de matériels sans mentionner « siège-coquille » afin d'échapper à la procédure d'accord préalable ; cependant, l'assemblage des matériels prescrits ne permet pas de constituer un fauteuil ; il s'agit d'un montage comptable de la facturation qui a pour but l'atteinte d'un tarif, le montant équivalent d'un siège-coquille ;

- le tableau accompagnant la notification d'indu démontre ligne par ligne que le calcul de l'indu a été fait uniquement pour les 4 éléments facturés et payés par l'assurance maladie et qui n'ont pas été livrés chez ses assurés sociaux ;

- les deux sociétés [8] et [5] gérées par M. [ZU] ne sont pas les seules à avoir été sanctionnées pour les mêmes faits ; d'autres sociétés ont reconnu la fraude et ont signé un moratoire de remboursement des indus ;

- la fraude est d'autant plus avérée que le mode opératoire mis en place démontre l'utilisation de moyens déloyaux destinés à obtenir un avantage matériel indu ; en effet, l'enquête a révélé que le fournisseur a mis en place une organisation afin de trouver des clients ; que l'attribution des fauteuils se fait par démarchage dans les grandes surfaces, au domicile, lors de réunions organisées par des relations familiales ou professionnelles.

Selon ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 17 janvier 2024, auxquelles il a été fait référence lors de l'audience des débats, la société par actions simplifiées [6] demande à la cour de :

A titre principal,

- Réformer le jugement 23/00057 du pôle social du Tribunal Judiciaire de Pointe-à-Pitre du 07/03/2023, RG 20/0ll0262, en ce qu'il a omis de statuer sur sa demande de mise hors de cause

En conséquence,

- la mettre hors de cause

A titre subsidiaire,

- Confirmer le jugement du pôle social du Tribunal Judiciaire de Pointe-à-Pitre du 07/03/2023, RG 20/0026 en ce qu'il a dit qu'il n'y avait lieu à aucune condamnation à son encontre

En tout état de cause,

- Condamner toute partie succombante aux dépens que recouvrira Me Myriam Massengo Lacave, conformément à l'article 699 du Code de Procédure Civile.

La société par actions simplifiées [6] SA expose, en substance, que :

- aucune déclaration d'appel ne lui a jamais été notifiée, ce qui ne lui a pas permis de se constituer en qualité d'intimée ; elle intervient donc volontairement à la procédure ;

- en première instance, elle avait sollicité sa mise hors de cause, au bénéfice notamment de l'article 31 du code de procédure civile ; il n'a pas été statué par les premiers juges sur cette demande ;

- aucun chef de demande n'a été présenté, ni en première instance ni devant la Cour de céans, à son encontre.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il convient de se reporter aux conclusions des parties pour plus ample exposé de leurs moyens et prétentions.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I/ Sur la demande de mise hors de cause de la société par actions simplifiées [6] SA

Aucune des parties n'ayant formulé de quelconques demandes à l'encontre de la société [6] SA, aucune condamnation ne saurait être prononcée à son encontre.

Le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

Il est toutefois certain que la société par actions simplifiées [6] SA a joué un rôle dans le process ayant permis le paiement de l'indu, ainsi qu'il sera démontré plus bas.

La cour ne peut, en conséquence, la déclarer hors de cause.

II / Sur la demande d'annulation de la notification d' indu

La notification d'indu a été signée par Mme [M] [UE], manager de secteur, qui a reçu délégation de signature du Directeur général de la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe à compter du 26 décembre 2017 pour notifier les indus et pénalités financières liés aux fraudes sociales, comme l'atteste la note DIR N 108/17 du 21 décembre 2017. (pièce 5 de la CGSS).

La demande d'annulation sera ainsi écartée.

III / Sur le bien fondé de l'action en répétition d'indu

L'article L133-4 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable, prévoit que : «En cas d'inobservation des règles de tarification, de distribution ou de facturation :

1° Des actes, prestations et produits figurant sur les listes mentionnées aux articles L. 162-1- 7 , L. 162-17, L. 165-1, L. 162-22-7, L. 162-22-7-3 et L. 162-23-6 ou relevant des dispositions des articles L. 162-22-1, L. 162-22-6 et L. 162-23-1;

2° Des frais de transports mentionnés à l'article L. 160-8,

L'organisme de prise en charge recouvre l'indu correspondant auprès du professionnel, du distributeur ou de l'établissement à l'origine du non-respect de ces règles et ce, que le paiement ait été effectué à l'assuré, à un autre professionnel de santé, à un distributeur ou à un établissement.

Il en est de même en cas de facturation en vue du remboursement, par les organismes d'assurance maladie, d'un acte non effectué ou de prestations et produits non délivrés ou lorsque ces actes sont effectués ou ces prestations et produits délivrés alors que le professionnel fait l'objet d'une interdiction d'exercer son activité libérale dans les conditions prévues au III de l'article L. 641-9 du code de commerce (...) ».

S'agissant de la preuve de l'indu, il est constant qu'en application des dispositions de l'article 1315 devenu 1353 du code civil, il appartient à l'organisme d'assurance maladie de rapporter, à l'appui de sa demande de répétition de l'indu fondée sur les dispositions de l'article L. 133-4 du code de la sécurité sociale, la preuve du non-respect des règles de tarification et de facturation, notamment par la production d'un tableau récapitulatif établissant la nature et le montant de l'indu, et le professionnel ou l'établissement de santé est fondé ensuite à discuter des éléments de preuve produits par l'organisme à charge pour lui d'apporter la preuve contraire.

En l'espèce, la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe fonde son action sur une 'Facturation répétée de produits ou matériels non délivrés.'.

A / Historique

La Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe et la Direction Régionale du Service Médical (DRSM) ont été informées de manoeuvres mises en place par la société [5] afin d'obtenir des paiements indus de prestations, par deux signalements :

1. Signalement de Monsieur [U] [B] [ZW]

Le 20 juillet 2016, Monsieur [ZW] a adressé à la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe un courrier ayant pour objet « Dénonciation de fraude » rédigé comme suit :

« (...) Je viens par la présente vous signaler une situation qui est des plus embarrassante pour moi suite à mon séjour effectué du 15 décembre 2015 au 19 janvier 2016 à la clinique [7] à [Localité 13]. Durant cette période, j'ai été approché par un commercial du nom de [O] [UC] représentant une société de vente de matériel médicalisé et ce par l'intermédiaire du Docteur [Y] travaillant à cette clinique qui a cherché à me persuader que j'avais besoin d'un lit médicalisé, d'une chaise de bain pour la toilette et un fauteuil relaxant, chose que j'ai contesté et refusé catégoriquement.

Pendant mon séjour, j'ai reçu un appel de mon voisin qui me dit qu'il a reçu un coup de fil d'un employé de cette société lui disant qu'elle doit livrer à Monsieur [ZW] un lit médicalisé. Je lui ai dit de refuser toute commande de cette société et que je n'avais rien commandé comme matériel.

A mon retour à mon domicile, j'ai immédiatement appelé Monsieur [O] [UC] pour lui signifier d'annuler toute commande réalisée à mon insu sachant que je ne suis pas grabataire et n'ai pas besoin de ce type de matériel.

A ma grande surprise, je reçois cette semaine un avis de paiement de prestations par vos services à ladite société pour du matériel que je n'ai jamais reçu et surtout que je n'ai jamais commandé.» (pièce 6 de la CGSS).

A l'appui de ce courrier était joint un décompte de l'Assurance Maladie attestant que la société [5] avait perçu 2 890.97 euros.

2. Signalement anonyme

Le 02 août 2016 était réceptionné par la direction régionale du service médical de la Guadeloupe (DRSM) un courrier anonyme rédigé comme suit :

« Je vous envoie ce courrier afin d'attirer votre attention sur un phénomène de fraude à la sécurité sociale.

J'ai en effet recueilli plusieurs témoignages concernant une pratique établie entre certains médecins généralistes/libéraux et au moins 2 sociétés privées, prestataires de matériel médical.

Voici le mécanisme qui m'a été décrit à plusieurs reprises par plusieurs sources différentes (dont certaines personnes ayant travaillé pour ces prestataires) :

1/. la société en question fait appel à des commerciaux indépendants qui pratiquent le porte à porte dans toute la Guadeloupe pour faire la promotion de dispositifs médicaux remboursés par la sécurité sociale (pratique interdite me semble-t-il)

2/. Les personnes intéressées fournissent à ces commerciaux leur carte vitale

3/. Les commerciaux se rendent chez des médecins complices, souvent avec plusieurs cartes vitales à la fois. Les médecins utilisent les cartes vitales de ces patients pour facturer une consultation à la Caisse de Sécurité Sociale sans même avoir entrevu le patient. En contrepartie, ils fournissent aux commerciaux une prescription médicale pour du matériel médical remboursé par la sécurité sociale, il m'a été mentionné des fauteuils de type « coquille » et des coussins de positionnement pour le lit.

4/. Les commerciaux indépendants fournissent les ordonnances ainsi obtenues à la société mandataire qui est habilitée à facturer à la Caisse de Sécurité Sociale. Le matériel n'est pas toujours livré au bénéficiaire assuré, ou parfois pas du matériel agréé par la sécurité sociale.

5/. Il ne m'a pas été clairement stipulé si les médecins complices recevaient également une contrepartie financière de la part des commerciaux indépendants ou de la société mandataire. Des soupçons ont été évoqués.

Cette pratique semble largement utilisée et contribue à l'augmentation du déficit de la Sécurité Sociale, ainsi qu'au pourrissement de la perception des professionnels de santé par la population.

Il y a donc plusieurs fraudeurs : la société mandataire (promotion de matériel remboursé, fraude avec les médecins, surfacturation/indues à la Sécurité Sociale), les médecins libéraux (facturation de consultations non pratiquées, abus d'ordonnance), et les assurés (qui se laissent embarquer dans ce processus sans mot dire, alors qu'ils comprennent bien que quelque chose d'anormal se produit sous leurs yeux)

Les commerciaux indépendants sus mentionnés sont souvent des victimes, car travaillant à temps plein pour ces sociétés sans pour autant bénéficier d'un contrat de travail. Ils sont également sous le statut d'auto-entrepreneur, mais pourraient facilement être requalifiés en CDI.

Les noms :

- Les sociétés qui participent à cette fraude : la société [8] et la société [5].

- Les médecins qui m'ont été mentionnés : Docteur [N] et Docteur [L].

Je vous demande donc par la présente de bien vouloir faire le nécessaire afin que de telles pratiques cessent le plus vite possible.

Sans réactions de vos services rapidement, je porterai cette affaire devant la presse d'investigation. Je suis malheureusement contraint de conserver mon anonymat. ».

En suite de ces signalements, la DRSM a confié une analyse de l'activité de la société [8] sur l'année 2018, à ses pharmacien-conseil et médecin-conseil via l'application «Erasme» de l'assurance maladie ; il est apparu que dans 82% des dossiers analysés, le prescripteur n'était pas le médecin traitant déclaré par le patient à l'Assurance Maladie, alors que la prescription était rédigée sur des ordonnances « bizones » destinées aux assurés sociaux pris en charge à 100% pour leur pathologie ; que deux médecins avaient délivré 74% des prescriptions.

Une enquête sur la délivrance effective du matériel prescrit par les médecins, facturé et payé par la CGSS, a été confiée à M. [S] [P], agent de contrôle, agréé par le Directeur Général de la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie et assermenté par le juge du tribunal d'instance de Pointe-à-Pitre. Le rapport de cette enquête déposé le 11 février 2018, qui a porté sur un échantillonnage de 83 dossiers concernant plusieurs fournisseurs de matériels médicaux, a révélé que des fauteuils-coquilles avaient bien été livrés, alors que la prescription ne mentionnait pas ce matériel et que sur les 83 assurés, seuls 14 nécessitaient pour raison de santé ou pour handicap l'attribution d'un fauteuil-coquille.

B/ Sur la facturation répétée de matériels non délivrés

La Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe fait grief à la SAS [5] de lui avoir facturé des produits (à savoir des châssis roulants, des coussins visco classe II, des coussins de série de positionnement standard, et des appareils de soutien partiel de la tête), qu'elle a remboursés, alors même que ceux-ci n'ont pas été livrés aux assurés sociaux concernés.

La Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe a repris tous les dossiers de la société [8] sur 2018 et établi un tableau récapitulatif des anomalies, joint à la notification d'indu, qui détaille les noms et prénoms des 326 assurés sociaux concernés, et pour chacun d'entre eux, le code d'identification du fournisseur des produits litigieux, la date de prescription, la date de délivrance, la date de remboursement, le code d'identification du prescripteur, le code et le nom LPP (Liste des Produits et Prestations) des produits correspondant, le montant facturé à la CGSS, le taux de remboursement, le montant remboursé, et le montant de l'indu qui en résulte. Contrairement à ce que soutient la société [8], venant aux droits de la société [5], la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe n'a donc pas procédé 'par sondage et extrapolation'.

Conformément à la jurisprudence en la matière (notamment Cass. 2ème civ., 23 janvier 2020, pourvoi n° 19-11.698), il convient de considérer que par la production de ces tableaux récapitulatifs détaillés, la caisse établit la nature et le montant de l'indu, de sorte qu'il appartient à la société [8], venant aux droits de la société [5], d'apporter des éléments pour contester l'inobservation des règles de tarification retenue par l'organisme de prise en charge au terme du contrôle.

A cet égard, la société [8], venant aux droits de la société [5], soutient que celle-ci s'est bornée à exécuter les prescriptions médicales qui lui ont été transmises, et qu'elle a bien livré l'ensemble des produits qui lui ont été remboursés par la CGSS de la Guadeloupe, de sorte que l'indu serait injustifié.

Elle produit à ce titre, à quelques exceptions près, les dossiers complets des 326 assurés sociaux concernés, comprenant la prescription médicale, la feuille de soins communiquée à la CGSS de la Guadeloupe, et le bon de livraison correspondant.

1 / Les prescriptions

Ainsi que l'a justement relevé le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, l'analyse de l'intégralité de ces prescriptions montre que la plupart d'entre elles sont rédigées de la même manière, à savoir :

« L'état de santé de M./Mme X nécessité l'achat d'un châssis roulant destiné à recevoir le soutien du corps

+ coussin visco classe II

+ appareil de soutien partiel de la tête

+ coussin de série de positionnement standard ».

La plupart de ces prescriptions ajoutent d'autres produits (matelas anti-escarres, coussin de série de positionnement standard supplémentaire, chaise de douche percée, chaise garde-robe, canne, etc.) qui ne font pas l'objet de l'indu litigieux.

Certaines ordonnances médicales (environ 70), reprennent la prescription citée ci-dessus sans mentionner de châssis roulant, prescrivant uniquement le coussin visco classe II, l'appareil de soutien partiel de la tête, et le coussin de série de positionnement standard.

2/ L'assemblage des produits prescrits et facturés ne permet pas la constitution d'un fauteuil

Les fiches LPP (Liste des produits et des Prestations) des produits médicaux prescrits, ( pièce 8 de la CGSS) précisent :

* Concernant le châssis roulant destiné à recevoir le système de soutien du corps : ce châssis est codifié sous le numéro 4233570 ; il est livré vide, sans le système de soutien du corps qui est «amovible et non compris dans le tarif ». La fiche précise que la prise en charge des poussettes et fauteuils roulants à pousser est assurée pour les personnes qui présentent une incapacité totale ou partielle de marcher et qui sont dans l'impossibilité, temporaire ou définitive, de propulser elles-mêmes un fauteuil roulant à propulsion manuelle ou électrique. La prise en charge de ce châssis « est assurée pour le transport des personnes installées dans un système de soutien du corps adapté, de série ou fait sur moulage, ou des utilisateurs de coquille pour des raisons de positionnement ».

* Concernant le coussin anti escarres de classe II codifié 1294653 : sa « prise en charge est assurée pour les patients assis en fauteuil plus de 10 heures par jour; pour les patients ayant un antécédent d'escarre et présentant un risque d'escarre... ».

* Concernant le coussin de positionnement standard des hanches et des genoux codifié 1220471 : il s'agit d'un dispositif médical de maintien à domicile et d'aide à la vie patients polyhandicapés, en position allongée.

* Concernant l'appareil de soutien partiel de la tête codifié 1211489 : il s'agit d'un dispositif de maintien à domicile et d'aide à la vie pour personne handicapée.

Il se déduit de ces descriptifs et des clichés photographiques produits par l'appelante (pièce 34) que l'assemblage de ces produits ne permet en aucun cas la constitution d'un fauteuil, ce que confirme le docteur [KR] [RG] dans un compte-rendu d'entretien du 19 juin 2019 lors duquel les deux salariées de la société [5] en charge de la facturation ont expressément reconnu qu'elles facturaient sans savoir ce qui était délivré.

3 / Les bons de livraison

Les bons de livraison mentionnent qu'un « fauteuil Elysée » a été livré, indiquant en dessous, comme s'ils étaient compris et inclus dans ce fauteuil,

les 4 éléments précités (châssis roulant, coussin visco II, appareil de soutien partiel de la tête, coussin de série de positionnement standard).

La la société [8], venant aux droits de la société [5], soutient que le fauteuil « Elysée » fourni par la société [6]'SA en 2018 ne pouvait pas être un fauteuil-coquille, puisque le fournisseur n'a obtenu l'agrément pour le fauteuil-coquille Elysée qu'en 2020.

La cour relève cependant que le catalogue de la société par actions simplifiées [6] SA 2016/2017, produit par la société [5] en pièce 21, présente en page 11 son modèle « Élysée châssis roulant VHP » ou 'Fauteuil Élysée' dont les clichés photographiques prouvent, à l'évidence, qu'il s'agit d'un fauteuil- coquille.

Ainsi que l'a noté le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, la présentation des bons de livraison ne laisse persister aucun doute quant au fait qu'il s'agit bien seulement et uniquement d'un fauteuil-coquille Elysée qui a été livré aux assurés sociaux, à l'exclusion des 4 produits mentionnés par la prescription médicale, puisque dans la plupart des cas :

- soit la quantité des produits livrés n'apparaît que pour le fauteuil Elysée, et non pas pour les 4 produits qui sont censés être inclus, le livreur s'attachant à faire une encoche sur la ligne correspondant au fauteuil, et à simplement tracer une barre en dessous qui rassemble les 4 produits, sans faire d'encoche, comme si la livraison du fauteuil emportait livraison de ces produits (pour exemple les bons de livraison concernant M. [X] (n°29), Mme [WX] (n°115), M. [V] (n°325),

- soit la quantité des produits livrés apparaît pour chacun des produits, mais elle n'est laissée apparente que pour le fauteuil, les quantités apparaissant pour les 4 produits précités étant barrées par le livreur, là encore, comme si la livraison du fauteuil emportait livraison de ces produits (pour exemple les bons de livraison concernant Mme [FA] (n°200), Mme [HV] (n°248), Mme [E] (n°294),

- soit la quantité des produits livrés apparaît pour chacun des produits, mais le livreur s'attache à tracer un trait englobant le fauteuil et les 4 produits prescrits avec la mention « OK » ou «livré», comme s'il s'agissait de la livraison d'un seul et même produit (pour exemple les bons de livraison concernant M. [Z] (n°5), Mme [C] (n°16))

Dans de rares cas, les quantités à livrer sont mentionnées pour le fauteuil et les 4 produits prescrits, et le livreur n'a fait aucune annotation. Plusieurs éléments empêchent cependant de penser que les 4 produits prescrits ont été livrés en sus dudit fauteuil puisque :

- les 4 produits prescrits sont toujours présentés dans les bons de livraison comme étant en quelque sorte compris dans le fauteuil,

- dans plusieurs de ces cas, un deuxième bon de livraison récapitulatif et simplifié figure au dossier, ne mentionnant que la livraison d'un fauteuil, et non la livraison des 4 produits prescrits (pour exemple les dossiers n° 129 et n° 187 concernant Mme [T] et Mme [HU]).

Il convient par ailleurs de relever que dans les dossiers dans lesquels les prescriptions médicales ne mentionnent pas la nécessité de l'achat d'un châssis roulant, mais seulement celle de l'achat d'un coussin visco II, d'un appareil de soutien partiel de la tête, d'un coussin de série de positionnement standard, les bons de livraison mentionnent non pas la livraison d'un fauteuil-coquille Elysée, mais celle d'un simple fauteuil releveur de marque [10], [14] ou [4] (pour exemple les dossiers concernant Mme [K] (n°59), M. [I] (n°191), M. [WZ] (n°174)).

4 / Les feuilles de soins

Pour chaque assuré social figurant dans le tableau récapitulatif annexé à la notification d'indu, ont été facturés puis remboursés par la caisse : un coussin visco II, un appareil de soutien partiel de la tête, un coussin de série de positionnement standard, et la plupart du temps un châssis roulant, lesquels ne peuvent constituer, même en les assemblant, de quelconques fauteuils, ainsi qu'il a été démontré plus haut.

La SAS [5] n'a jamais livré ces produits, livrant en leur lieu et place, et pour le même prix, des fauteuils-coquilles ou releveurs aux assurés sociaux.

Le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a, par ailleurs, relevé à juste titre que dans 4 dossiers, un fauteuil coquille a bien été prescrit (dossier de Mme [RH] (n°11), de Mme [ZS] (n°97), de Mme [A] (n°212), de Mme [J] (n°232)), mais que la SAS [5] n'a pas facturé un tel fauteuil à la CGSS, sollicitant toujours le remboursement d'un coussin visco II, d'un appareil de soutien partiel de la tête, d'un coussin de série de positionnement standard, et d'un châssis roulant, de sorte que l'indu est également caractérisé dans ces dossiers.

C'est également à juste titre que le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a noté que :

- dans le dossier de M. [R] (n° 28), la SAS [5] produit la copie d'un chèque de remboursement adressé par la société à la CGSS de la Guadeloupe, suite au refus de livraison opposé par l'assuré social, ce qui justifie l'annulation de l'indu concernant cet assuré à hauteur de 881,57 euros ;

- dans le dossier de M. [W] (n° 240), le bon de livraison produit aux débats démontre que seuls des coussins, et non pas un fauteuil coquille ou releveur, lui ont été livrés, ce qui justifie l'annulation de l'indu concernant cet assuré à hauteur de 323,16 euros.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la société [8], venant aux droits de la société [5], à payer à la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe la somme de 242 144,16 euros au titre de cet indu.(243 349,33 - 881,57 - 323,16).

IV / Sur la pénalité financière

Il résulte des dispositions de l'article L114-17-1 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable au présent litige, que peuvent faire l'objet d'une pénalité prononcée par le directeur de l'organisme local d'assurance maladie les professionnels de santé autorisés à délivrer des produits ou dispositifs médicaux aux bénéficiaires des régimes obligatoires de sécurité sociale.

Cette pénalité financière est notamment due pour toute inobservation des règles du code de la sécurité sociale, du code de la santé publique, du code rural et de la pêche maritime ou du code de l'action sociale et des familles ayant abouti à une demande, une prise en charge ou un versement indu d'une prestation en nature ou en espèces par l'organisme local d'assurance maladie, sauf en cas de bonne foi de la personne concernée.

S'agissant du montant de la pénalité, l'article 114-17-1 prévoit qu'il est fixé en fonction de la gravité des faits reprochés, soit proportionnellement aux sommes concernées dans la limite de 70 % de celles-ci ; en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, le montant de la pénalité

ne peut être inférieur au montant des sommes concernées, majoré d'une pénalité dont le montant est fixé dans la limite de quatre fois le plafond mensuel de la sécurité sociale.

L'article R147-8 du même code rappelle que peuvent faire l'objet d'une pénalité les fournisseurs et prestataires de services ayant obtenu ou tenté d'obtenir, pour eux-mêmes ou pour un tiers, le versement d'une somme ou le bénéfice d'un avantage injustifié en ayant présenté ou permis de présenter au remboursement des actes ou prestations non réalisés ou des produits ou matériels non délivrés.

L'article 147-11 du même code précise que sont qualifiés de fraude, pour l'application de l'article L. 114-17-1, les faits commis dans le but d'obtenir ou de faire obtenir un avantage ou le bénéfice d'une prestation injustifiée au préjudice d'un organisme d'assurance maladie, dans l'une des circonstances visées par cet article, notamment en cas d'altération de la vérité sur toute pièce justificative, ordonnance, feuille de soins ou autre support de facturation, attestation ou certificat, sous forme écrite ou électronique, ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de permettre l'obtention de l'avantage ou de la prestation en cause.

L'article 147-11 ajoute qu'est également constitutive d'une fraude au sens de la présente section la facturation répétée d'actes ou prestations non réalisés, de produits ou matériels non délivrés.

Il convient de rappeler ici que l'arrêté du 17 octobre 2017 (JO du 24 octobre 2017) a modifié les conditions médico-administratives de prise en charge de ces sièges par l'assurance-maladie ; cette prise en charge par l'assurance-maladie est dorénavant soumise à l'accord préalable du contrôle médical.

Contrairement à ce que soutient la société [5] l'arrêté du 17 octobre 2017 n'est pas entré en vigueur en juin 2018 mais au 1er janvier 2018.

Par ailleurs, la société [8], venant aux droits de la société [5], ne saurait se prévaloir de l'annulation partielle de cet arrêté du 17 octobre 2017 pour démontrer sa bonne foi, alors même que l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 1er avril 2019 n'a annulé que les points 1.2 et les 2ème et 3e alinéas du point 1.3.1, mais n'a en aucun cas annulé le point 1.3.2 qui subordonne la prise en charge des fauteuils-coquilles de série à une demande d'accord préalable. En tout état de cause, cette décision est intervenue le 1er avril 2019, soit postérieurement à la période contrôlée.

Plusieurs éléments permettent d'établir l'intention frauduleuse de la société [5], à savoir :

- les signalements reçus par la CGSS décrivant le mode opératoire pratiqué par la société (le démarchage des assurés sociaux par des commerciaux aux fins de prescription de matériels médicaux par des médecins complaisants, et de livraison de fauteuils-coquille in fine remboursés par la sécurité sociale).

- les conclusions de l'agent en charge du contrôle de l'activité de la société, agent enquêteur assermenté, qui corroborent les signalement précités ; l'agent y explique en effet avoir rencontré 83 assurés s'agissant des fauteuils livrés par la SAS [5], et avoir ainsi relevé que ces fauteuils correspondent à des fauteuils-coquille ; qu'ils ont été livrés dans le cadre d'un démarchage, et qu'il a été demandé aux assurés de se rendre chez leur médecin traitant avec une prescription préétablie, ou de passer par un médecin qu'ils ne connaissaient pas, afin d'obtenir la prescription médicale, étant précisé que dans ce dernier cas, le commercial récupérait lui-même la prescription.

- le procès-verbal d'audition de Mme [EY] [KO] (dossier n° 40), qui relate que l'une de ses collègues avait invité un représentant d'appareils médicaux sur leur lieu de travail ; que ce représentant leur avait indiqué qu'ils avaient droit à une « un certain nombre de matériels pour le bien-être » et leur avait proposé des fauteuils, des matelas, des coussins, des chaises ; qu'elle n'avait pas vu de médecin pour la prescription ; que le représentant s'était occupé de tout pour elle et pour ses collègues de bureau ; qu'il lui avait réclamé sa carte vitale et neuf euros en espèces pour la visite du médecin.

- le procès-verbal d'audition de Mme [NL] [D] (dossier n° 61), qui explique qu'un représentant est venu à son domicile et lui a proposé un fauteuil-coquille ; qu'elle lui a fourni sa carte vitale, sa carte d'identité et sa carte de mutuelle ; que ce représentant a accompagné sa fille chez un médecin à Jarry pour la prescription ; qu'elle-même n'a pas vu ce médecin ; qu'environ trois mois plus tard ont été livrés à son domicile un fauteuil coquille, un matelas et un oreiller ainsi qu'une chaise percée.

- le procès-verbal d'audition de M. [G] [H] (dossier n° 81), qui affirme qu'un représentant commercial est passé à son domicile, lui a réclamé sa carte vitale et sa carte de mutuelle pour réaliser la demande, puis l'a envoyé voir un médecin à Jarry, avec un post-it (dont il a fourni la copie), qui lui a délivré une prescription.

- la photocopie du post-it fournie par M. [H], sur lequel est mentionné une prescription type comme suit :

«L'état de santé de M./Mme ... ..... nécessite l'achat d'un châssis roulant destiné à recevoir le soutien du corps

+ coussin visco classe II

+ appareil de soutien partiel de la tête

+ coussin de série de positionnement standard »

- un document daté du 8 janvier 2018 émanant de la société par actions simplifiées [6] destiné à ses clients, citant en haut de page l'appellation de tous les sièges-coquilles qu'elle commercialise : Starlev, Premium, Montmartre, Elysée manuel, Elysée électrique et indiquant dans une bulle : « A partir du 1er janvier 2018 nos fauteuils-coquilles seront tous équipés de série de 3 dispositifs médicaux ».

Le document mentionne trois possibilités de prise en charge par l'Assurance Maladie et propose également les modèles de prescription à faire rédiger par les médecins, à savoir :

*Possibilité 1 :

Pour les patients répondant aux conditions énumérées par l'arrêté ministériel du 17 octobre 2017, à savoir ceux qui pourront obtenir après accord préalable du contrôle médical, une prise en charge du fauteuil par l'Assurance Maladie, le modèle de prescription à conseiller aux médecins est le suivant :

« L'état de santé M/Mme...classé GIR 1 ou GIR 2 nécessite l'achat d'un fauteuil-coquille +tablette amovible».

Pour ces patients, d'après le tableau figurant au verso du document, le remboursement, en Guadeloupe, par l'Assurance Maladie, serait de 770,71 euros. [6]'SA énumère tous les fauteuils-coquille qu'elle commercialise et qui pourront être livrés pour ces patients : Starlev, Premium, Montmartre, Elysée manuel et électrique.

Pour les autres patients, à savoir ceux qui n'ont aucune chance d'obtenir l'accord de prise en charge par l'Assurance Maladie d'un fauteuil-coquille, [6]'SA propose un autre modèle de prescription médicale ; les mots « fauteuil-coquille » ont disparu. A la place, c'est une liste de dispositifs médicaux, qui ne permet pas de constituer un fauteuil, mais qui seront payés par l'Assurance Maladie grâce à leur code LPP ; pour ces dispositifs, la procédure d'entente préalable n'est pas exigée ; la liste varie selon le coût du fauteuil :

*Possibilité 2, il s'agit des fauteuils-coquille les moins onéreux, puisque le remboursement par l'Assurance Maladie devrait être en Guadeloupe d'un montant de 538,59 euros. Ainsi, la liste des dispositifs médicaux à faire prescrire par les médecins est composée de trois éléments : un coussin classe II, un coussin de positionnement standard, un appareil de soutien de la tête.

Pour ces patients, [6]'SA conseille de livrer les fauteuils-coquille : Starlev, Montmartre et Premium.

*Possibilité 3, pour atteindre un coût de prise en charge par l'Assurance Maladie de 881,57 euros, [6]'SA propose d'ajouter le châssis roulant, aux trois dispositifs prévus pour la possibilité 2. Pour ces patients, [6]'SA conseille de livrer un fauteuil Elysée manuel ou électrique.

Ce document diffusé juste après l'entrée en vigueur de l'arrêté du 17 octobre 2017, confirme que le fauteuil Elysée était bien un fauteuil-coquille en 2018, puisqu'il était proposé en livraison pour les patients handicapés relevant selon [6] SA de la « Possibilité 1 » ; que le châssis roulant n'était pas à lui seul un siège, puisqu'il n'était pas nécessaire pour les patients relevant de la «Possibilité 2 » ; que la liste des dispositifs médicaux facturés à la sécurité sociale, par les prestataires, était un montage purement comptable.

- le fait que près de la moitié des prescriptions médicales concernées par l'indu litigieux ont été rédigées par un seul médecin, le docteur [KP] [N], généraliste ;

- la décision du Conseil interrégional des Antilles-Guyane de l'Ordre des médecins rendue publique le 2 mars 2020, qui a sanctionné le docteur [N] d'une interdiction d'exercer d'une durée de 4 mois assortie de quatre mois supplémentaires avec sursis, au motif qu'il avait procuré un avantage matériel injustifié, mis en place une entente illicite avec les fournisseurs de sièges -coquille et n'avait pas respecté les conditions de prise en charge de la prescription.

Cette décision est motivée comme suit :

« En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment des investigations menées sur les fournisseurs de matériels médicaux du Dr [N], que celui-ci a, entre le 1er janvier 2018 et le 30 avril 2018, prescrit 105 « châssis roulants destinés à recevoir le soutien du corps + coussin de positionnement standard + coussin anti-escarres classe 2 + appareil de soutien partiel de la tête ». Sur les 105 patients bénéficiaires de ces prescriptions, 24 ont été auditionnés par la caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe, les autres étant absents ou n'ayant pas répondu aux convocations. Il résulte des procès-verbaux d'audition et des comptes rendus d'entretien que 23 des 24 patients sont parfaitement valides, 1 patient est en chaise roulante (dossier 10), 22 ont un siège-coquille et 2 étaient en attente de livraison malgré l'intervention d'un paiement de l'assurance maladie au fournisseur (dossiers 17 et 19). Par ailleurs, seul un des patients auditionnés a déclaré le Dr [N] comme médecin traitant alors que 13 d'entre eux ne l'ont jamais vu (dossiers 9 à 11, 13 à 16, 19 à 21, 24 et 25), que 8 l'ont vu pour la première fois uniquement à l'occasion de la prescription et pour récupérer l'ordonnance médicale (dossiers I à 5, 18, 22 et 23), qu'un patient a été conduit au Dr directement par le

fournisseur (dossier 23), et que 2 patients se sont vu offrir le siège-coquille par un proche (dossiers 19 et 20). Dès lors qu'aucune pièce médicale n'atteste de ce que les 24 patients seraient atteints de pathologies justifiant la prescription de sièges-coquille avant ou après le contrôle, le grief tiré de ce qu'il a procuré un avantage matériel injustifié sur incitation des fournisseurs, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 4127-24 du code de la santé publique, est établi.

5.En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que sur les 24 prescriptions contrôlées, 23 ont été honorées par deux sociétés ayant le même gérant, soit en l'espèce les sociétés [8] et [5]. Par ailleurs, le Dr [N] a été désigné directement par ces fournisseurs pour qu'il fasse une prescription de siège-coquille pour 6 patients. Par suite, l'entente illicite avec les fournisseurs est bien établie. (...) ».

Devant le Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, la société [8], venant aux droits de la société [5], affirmait que cette décision avait été réformée en appel, sans produire de pièces en ce sens.

Or il est aujourd'hui acquis que cette décision a été confirmée en appel par le Conseil national de l'ordre des médecins suivant décision rendue publique le 24 février 2023, et que le Conseil d'État a déclaré le pourvoi du docteur [N] non admis, par un arrêt du 14 novembre 2023.

- la rédaction des bons de livraison, qui laissent apparaître la mention des produits prescrits, comme s'ils étaient inclus dans le produit livré (à savoir un fauteuil-coquille ou un fauteuil releveur), pour faire croire à leur livraison, alors que ces produits n'ont pas été livrés et ne permettent pas de constituer de tels fauteuils.

Il découle des développements qui précèdent que le mode opératoire de la SAS [5] avait pour but de contourner la réglementation mise en place par l'arrêté ministériel du 17 octobre 2017, qui a subordonné la prise en charge des fauteuils-coquilles à une demande d'accord préalable.

L'application de la pénalité financière apparaît dès lors parfaitement justifiée à hauteur de 242144,16 euros, montant de l'indu.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la société [5] à payer à la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe la somme de 242 144,16 euros au titre de cette pénalité financière.

IV/ Sur la demande de publication de la présente décision

La publication de cette décision ne pourrait être ordonnée qu'à titre de réparation du préjudice subi par la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe, en vertu des dispositions de l'article 1241 du code civil.

Tel n'est pas le fondement de la demande de la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe qui explique vouloir 'faciliter la sensibilisation des assurés sociaux et des médecins prescripteurs sur le mode opératoire mis en place par [5] '.

La demande ne peut donc qu'être rejetée.

V/ Sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile

Il convient de condamner la société [5], partie perdante du procès, à payer à la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe la somme de 5000 euros pour ses frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en dernier ressort,

Rejette la demande de mise hors de cause de la société [6]'SA ;

Confirme le jugement du Pôle social du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre en date du 7 mars 2023 en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne la société [8], venant aux droits de la société [5], à payer à la Caisse Générale de Sécurité Sociale de la Guadeloupe la somme de 5000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société [8], venant aux droits de la société [5] aux dépens ;

Rejette le surplus des demandes, plus amples ou contraires.

Le greffier, La présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Basse-Terre
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 23/00358
Date de la décision : 17/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-17;23.00358 ?
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