COUR D'APPEL DE BASSE-TERRE
2ème CHAMBRE CIVILE
ARRÊT MIXTE, AU FOND ET AVANT-DIRE-DROIT
N°148 DU 27 MARS 2023
N° RG 22/00143
N° Portalis DBV7-V-B7G-DM5J
Décision déférée à la cour : jugement du juge aux affaires familiales du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre en date du 13 avril 2021, dans une instance enregistrée sous le n° 20/00867.
APPELANT :
Monsieur [I] [G] [J]
Né le 28 juin 1956 au [Localité 4]
[Adresse 8]
[Localité 4]
Représenté par Me Olivier Chipan, avocat au barreau de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélémy.
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2022/000369 du 03/03/2022 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de Basse-Terre)
INTIMEE :
Madame [T], [A], [Y]
Née le 29 octobre 1988 à [Localité 6]
[Adresse 3]
[Localité 4]
Représentée par Me Vérité Djimi, avocat au barreau de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélémy.
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2022/00680 du 30/03/2022 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de Basse-Terre)
PARTIE JOINTE :
MINISTERE PUBLIC, représenté par M. le procureur général près la cour d'appel de BASSE-TERRE
En la personne de M. SCHUSTER, vice-procureur placé
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 23 janvier 2023, en chambre du conseil, les avocats ne s'y étant pas opposé, devant Madame Annabelle Clédat chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Frank Robail, président de chambre,
Madame Annabelle Clédat, conseillère,
Monsieur Thomas Habu Groud, conseiller.
Les parties ont été avisées de ce que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition le 27 mars 2023.
GREFFIER lors des débats et du prononcé : Mme Armélida Rayapin, greffière.
ARRÊT :
- Contradictoire, prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées conformément à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
- Signé par M. Frank Robail, président de chambre et par Mme Armélida Rayapin, greffier, à laquelle la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCEDURE
Mme [T] [A] [Y] est née le 29 octobre 1988 aux [Localité 6] (Guadeloupe) de Mme [B] [N] [R].
Le 11 octobre 2001, M. [Z] [L] [Y], compagnon de sa mère, a reconnu Mme [T] [Y].
Le 5 septembre 2011, Mme [T] [Y] a été reconnue par M. [I] [J].
M. [Y] est décédé le 3 octobre 2013 à [Localité 5] (Indre et Loire).
Par exploit en date du 3 juin 2020, Mme [T] [Y] a fait assigner M. [I] [J] devant le tribunal judiciaire de Pointe-à- Pitre aux fins de :
voir déclarer recevable et bien fondée son action en contestation de la paternité de M. [Y] et en recherche de paternité de M. [J],
avant-dire droit, ordonner une expertise génétique par comparaison des ADN entre elle-même et M. [I] [J],
la dispenser du paiement des frais d'expertise.
M. [J] n'a pas constitué avocat.
Par jugement du 13 avril 2021, le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a :
déclaré irrecevable l'action de Mme [T] [Y],
dit qu'une copie de la décision sera transmise au ministère public par les soins du greffe,
condamné Mme [T] [Y] aux entiers dépens.
Après avoir constaté l'absence de possession d'état conforme à la reconnaissance de paternité de M. [Y], le tribunal a retenu que l'action en contestation de paternité engagée par Mme [Y] à l'encontre de la paternité de M. [Y] était tardive pour avoir été exercée après l'expiration du délai de prescription décennale, nonobstant sa suspension durant la minorité de Mme [Y].
M. [I] [J] a interjeté appel de cette décision par déclaration remise au greffe de la cour par voie électronique le 16 février 2022, en limitant son appel au chef de jugement par lequel l'action de Mme [Y] a été déclarée irrecevable.
Mme [T] [Y] a remis au greffe sa constitution d'intimée par voie électronique le 22 mars 2022.
L'affaire a été communiquée au ministère public le 21 septembre 2022 qui a requis, par avis du 22 septembre 2022, la confirmation de la décision entreprise.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 3 octobre 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience du 23 janvier 2023, date à laquelle la décision a été mise en délibéré au 27 mars 2023, par mise à disposition au greffe.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
1/ M. [I] [J], appelant :
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 6 avril 2022 par lesquelles l'appelant demande à la cour de :
- le recevoir en son appel et l'y dire bien fondé,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré irrecevable comme prescrite l'action engagée par Mme [Y],
Statuant à nouveau,
- ordonner avant dire droit la mise en 'uvre d'une expertise biologique et désigner tel expert qu'il plaire pour y procéder, avec mission de :
** procéder à un prélèvement sanguin sur M. [J] et Mme [Y] puis effectuer les analyses et examens nécessaires,
** préciser s'il existe une possibilité de paternité entre Mme [Y] et M. [J],
- juger que l'expert sera remplacé par ordonnance rendue sur requête en cas de refus, retard ou empêchement.
2/ Mme [Y], intimée :
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 8 avril 2022 par lesquelles l'intimée demande à la cour de :
- recevoir Mme [Y] en sa demande et la juger bien fondée,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré irrecevable comme prescrite l'action engagée par elle,
Statuant à nouveau,
- ordonner avant dire droit la mise en 'uvre d'une expertise biologique et désigner tel expert qu'il plaire pour y procéder, avec mission de :
- procéder à un prélèvement sanguin sur M. [J] et Mme [Y] puis effectuer les analyses et examens nécessaires,
- préciser s'il existe une possibilité de paternité entre Mme [Y] et M. [J],
- juger que l'expert sera remplacé par ordonnance rendue sur requête en cas de refus, retard ou empêchement.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, il convient de se reporter aux dernières conclusions pour un exposé détaillé des prétentions et moyens.
MOTIFS DE L'ARRET
Sur la recevabilité des actions en contestation de paternité
L'appelant et l'intimée affirment tous deux que leurs actions en contestation de la reconnaissance de paternité de M. [Y] ne sont pas prescrites en faisant valoir, d'une part, que ce dernier n'avait pas la possession d'état à l'égard de Mme [T] [Y], d'autre part, que le délai de prescription a été interrompu par les demandes d'aide juridictionnelle et enfin, que leurs actions ont été engagées dans le nouveau délai de prescription décennale ayant commencé à courir.
En vertu de l'article 332, alinéa 2nd, du code civil, la paternité peut être contestée en rapportant la preuve que le mari ou l'auteur de la reconnaissance n'est pas le père.
L'article 321 du même code énonce que sauf lorsqu'elles sont enfermées par la loi dans un autre délai, les actions relatives à la filiation se prescrivent par dix ans à compter du jour où la personne a été privée de l'état qu'elle réclame, ou a commencé à jouir de l'état qui lui est contesté. A l'égard de l'enfant, ce délai est suspendu pendant sa minorité.
Aux termes de l'article 333, alinéa 1er, du même code, lorsque la possession d'état est conforme au titre, seuls peuvent agir l'enfant, l'un de ses père et mère ou celui qui se prétend le parent véritable. L'action se prescrit par cinq ans à compter du jour où la possession d'état a cessé ou du décès du parent dont le lien de filiation est contesté.
L'article 334 du même code précise qu'à défaut de possession d'état conforme au titre, l'action en contestation peut être engagée par toute personne qui y a intérêt dans le délai prévu à l'article 321.
L'article 311-1 du même code dispose que la possession d'état s'établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre un individu et la famille à laquelle il est dit appartenir.
Enfin, en vertu de l'article 38 du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 modifié par le décret n° 2007-1142 du 26 juillet 2007, dans sa rédaction applicable à la cause, lorsqu'une action en justice doit être intentée avant l'expiration d'un délai devant la juridiction du premier degré, devant le premier président de la cour d'appel en application des articles 149-1 et 149-2 du code de procédure pénale ou devant la Commission nationale de réparation des détentions provisoires, l'action est réputée avoir été intentée dans le délai si la demande d'aide juridictionnelle s'y rapportant est adressée au bureau d'aide juridictionnelle avant l'expiration dudit délai et si la demande en justice est introduite dans un nouveau délai de même durée à compter notamment de la date à laquelle la décision d'admission est devenue définitive soit 15 jours après la notification de la décision.
En l'espèce, il est constant que feu M. [Z] [Y] a reconnu Mme [T] [Y] le 11 octobre 2001, Mme [Y] étant alors âgée de 12 ans.
Il ressort également de l'acte de décès produit aux débats que M. [Y] est décédé le 3 octobre 2013.
Mme [Y] indique qu'à la suite du départ de sa mère en Dominique, elle a été confiée à la garde de M. [Y]. Elle affirme qu'il ne se comportait pas en père à son égard et s'abstenait de pourvoir à son entretien. Elle ajoute qu'à la suite de mauvais traitement, elle a été placée au sein du centre d'aide à la réinsertion en juillet 2004 jusqu'à sa majorité en 2006. Elle indique également qu'elle aurait été prise en charge par M. [I] [J] en 2008.
M. [J] reprend intégralement l'argumentation développée par Mme [Y] pour affirmer l'absence de possession d'état légitime, paisible, continue et non équivoque de M. [Y] à l'égard de Mme [Y], sans apporter plus de précision. Il indique seulement avoir entretenu une relation amoureuse avec Mme [B] [N] [R] jusqu'en 1988 et avoir appris en 2011 que Mme [Y] pourrait être sa fille biologique correspondant à l'époque où il était en couple avec Mme [R].
Si le récit exposé par Mme [Y] est empreint d'imprécisions et d'incertitudes, il en ressort néanmoins qu'elle n'a été reconnue par M. [Z] [Y] que très tardivement, 13 ans après sa naissance.
En outre, comme l'a relevé le premier juge, il n'a pourvu à son éducation que durant une courte période entre le départ de Mme [R] et sa prise en charge par le centre d'aide à la réinsertion.
Il en découle une absence d'éléments permettant d'établir une possession d'état légitime, paisible, continue et non équivoque de M. [Y] à l'égard de Mme [Y].
En l'absence de possession d'état conforme au titre, l'action en contestation de la paternité de M. [Y] est soumise à la prescription décennale.
Comme l'a relevé la décision entreprise, le point de départ de la prescription diffère selon le titulaire de l'action en contestation de la filiation. L'enfant bénéficie d'une suspension de la prescription durant sa minorité et le point de départ de la prescription décennale à son égard est sa majorité. Pour les autres titulaires de l'action, le délai pour agir court, dans l'hypothèse d'une contestation de paternité, à compter de l'établissement de cette filiation.
Au cas présent, Mme [T] [Y] a atteint sa majorité le 29 octobre 2006 de sorte que son délai pour agir a expiré le 29 octobre 2016.
Cependant, Mme [Y] qui n'a exercé son action en contestation de paternité que par acte d'huissier en date du 3 juin 2020, justifie avoir déposé une demande d'aide juridictionnelle le 5 septembre 2013 aux fins d'exercer une action en contestation de paternité à l'encontre de M. [Y]. La décision du bureau d'aide juridictionnelle faisant droit à cette demande a été rendue le 21 janvier 2014.
Bien que la date de notification de cette décision ne soit pas connue et en supposant qu'elle ait été notifiée le même jour, le délai pour agir a expiré au plus tôt le 21 janvier 2024. Par conséquent, l'action en contestation de la paternité exercée par Mme [Y] est recevable.
La décision entreprise sera donc infirmée de ce chef.
Par ailleurs, l'action de M. [J] qui se prétend le parent véritable de Mme [Y] est également soumise à la prescription décennale énoncée par l'article 321 du code civil, mais le point de départ de cette prescription est pour lui le 11 octobre 2001, date de la reconnaissance contestée. Son délai pour agir a donc expiré le 11 octobre 2011.
Il justifie avoir déposé une demande d'aide juridictionnelle le 14 août 2019, accueillie favorablement par décision du 19 septembre 2019.
Cependant, cette demande d'aide juridictionnelle est tardive eu égard au délai de prescription applicable de sorte qu'elle n'a pu l'interrompre.
Dès lors, l'action en contestation de la paternité de M. [Y] exercée par M. [J] est irrecevable.
Sur la demande d'expertise
En application de l'article 310-3 alinéa 2 du code civil, le demandeur à l'action en contestation de paternité peut rapporter la preuve par tous moyens, et notamment par expertise biologique.
En vertu de l'article 16-11 du code civil, l'expertise biologique est de droit en matière de filiation, sauf s'il existe un motif légitime de ne pas y procéder.
En l'espèce, M. [J] a reconnu avoir eu une relation amoureuse avec Mme [R] durant la période de conception de Mme [Y].
Au regard de ces circonstances, il sera fait droit à la demande d'expertise formulée par Mme [Y].
PAR CES MOTIFS
La cour,
Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
Déclare recevable l'action en contestation de la paternité de [Z] [Y] exercée par Mme [T] [Y],
Y ajoutant,
Déclare irrecevable l'action en contestation de la paternité de [Z] [Y] à l'égard de Mme [T] [Y] exercée par M. [I] [J],
Avant dire droit,
Ordonne une mesure d'expertise génétique,
Commet pour y procéder :
L'institut Génétique [Localité 7] Atlantique,
pris en la personne de son représentant légal,
M. [D] [O],
[Adresse 1],
Inscrit sur la liste des experts judiciaires près la cour de cassation,
Lui confie pour mission de :
- faire prélever par un laboratoire agréé de son choix en Guadeloupe des échantillons de sang ou de salive des personnes suivantes, après s'être assuré de leur identité en versant copie des pièces d'identité produites, et de leur consentement :
** M. [I] [G] [J], né le 28 janvier 1956 au [Localité 4] (Guadeloupe), domicilié [Adresse 8]
** Mme [T] [A] [Y], née le 29 octobre 2018 à [Localité 6] (Guadeloupe), demeurant [Adresse 2] ;
- réceptionner les échantillons et procéder à l'examen comparatif des sangs ou de la salive ainsi prélevés, notamment à l'extraction de l'ADN et à son analyse, afin de dire, au vu des résultats de cet examen qui sera effectué à partir du plus grand nombre possible d'éléments d'identification, si M. [J] peut être ou non le père de Mme [Y],
- préciser, s'il y a lieu en pourcentages, la possibilité que M. [J] soit le père de Mme [Y],
Dispense Mme [Y] du versement d'une consignation, dès lors qu'elle est bénéficiaire de l'aide juridictionnelle totale,
Dit que l'expert devra faire connaître sans délai son acceptation de la mission,
Dit que l'expert devra, dans le délai de 4 mois qui suivra l'acceptation de sa mission, déposer au greffe l'original de son rapport définitif et en remettre une copie à chacune des parties en cause, sauf prorogation accordée par le magistrat chargé du contrôle de l'expertise sur rapport de l'expert à cet effet avant la date de dépôt,
Réserve dans l'attente l'ensemble des prétentions et moyens des parties,
Renvoie cause et parties à la mise en état,
Dit que l'affaire sera rappelée à la première audience de mise en état virtuelle suivant le dépôt du rapport d'expertise,
Réserve les dépens en fin de cause.
Et ont signé,
La greffière Le président