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17/01/2012 | FRANCE | N°10/03092

France | France, Cour d'appel d'Angers, Chambre sociale, 17 janvier 2012, 10/03092


COUR D'APPEL D'ANGERS Chambre Sociale

ARRÊT N CLM/ AT

Numéro d'inscription au répertoire général : 10/ 03092.
Jugement Conseil de Prud'hommes de VANNES, du 15 Mai 2006, enregistrée sous le no 05/ 00003 Arrêt cour d'appel de RENNES, du 14 Juin 2007 enregistrée sous le no 06/ 03823 Arrêt Cour de Cassation, du 27 Janvier 2009

ARRÊT DU 17 Janvier 2012

APPELANTE et défenderesse à la saisine de la cour de renvoi :

Société CROISIERE SERA anciennement dénommée SERA zi LA FORET 44830 BOUAYE

représentée par Maître Julie DURAND, subst

ituant Maître Stéphane CRAS de la SCP alter et A, avocat au barreau de LORIENT

INTIMEE et demanderesse ...

COUR D'APPEL D'ANGERS Chambre Sociale

ARRÊT N CLM/ AT

Numéro d'inscription au répertoire général : 10/ 03092.
Jugement Conseil de Prud'hommes de VANNES, du 15 Mai 2006, enregistrée sous le no 05/ 00003 Arrêt cour d'appel de RENNES, du 14 Juin 2007 enregistrée sous le no 06/ 03823 Arrêt Cour de Cassation, du 27 Janvier 2009

ARRÊT DU 17 Janvier 2012

APPELANTE et défenderesse à la saisine de la cour de renvoi :

Société CROISIERE SERA anciennement dénommée SERA zi LA FORET 44830 BOUAYE

représentée par Maître Julie DURAND, substituant Maître Stéphane CRAS de la SCP alter et A, avocat au barreau de LORIENT

INTIMEE et demanderesse à la saisine de la cour de renvoi :

Madame Sandrine Y......... 56450 THEIX

représentée par la SCP GONTIER-LANGLOIS, avoués à la cour, et par Maître Philippe GUINAULT de la SELARL LA FIDUCIAIRE GENERALE, avocat au barreau de VANNES

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 11 Octobre 2011, en audience publique, devant la cour, composée de :
Madame Catherine LECAPLAIN-MOREL, président Madame Brigitte ARNAUD-PETIT, assesseur Madame Anne DUFAU, assesseur

qui en ont délibéré
Greffier lors des débats : Madame Sylvie LE GALL,
ARRÊT : du 17 Janvier 2012 contradictoire prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Madame LECAPLAIN-MOREL, président, et par Madame LE GALL, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE :

La société CROISIÈRE SERA, auparavant dénommée " société SERA " exploite un établissement à l'enseigne " Restaumarché " à Séné (56), au sein de la zone commerciale formée autour du magasin Leclerc, autrefois " Intermarché ". Suivant contrat de travail à durée indéterminée du 17 novembre 2003, Mme Sandrine Y... a été embauchée par la société SERA en qualité d'employée polyvalente de restauration, au niveau 1- échelon 2 de la convention collective des hôtels, cafés, restaurants, et ce, à temps partiel, sur la base de 25 heures de travail par semaine.

Par avenant du 1er mai 2004, elle a été engagée à temps plein, soit 35 heures par semaine.
Mme Sandrine Y... a été placée en arrêt de travail le 9 juillet 2004. Cet arrêt a été prolongé jusqu'au 31 août 2004. Lors de la visite de reprise du 1er septembre 2004, le médecin du travail l'a déclarée inapte à son poste de travail et à tous postes dans l'entreprise en mentionnant : " Pas de 2e visite à 15 j. risque de danger immédiat ".

Après avoir été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement qui s'est déroulé le 24 septembre 2004, par courrier recommandé avec accusé de réception du 28 septembre 2004, Mme Sandrine Y... s'est vue notifier son licenciement pour inaptitude.
Elle a réceptionné les documents de fin de contrat le 5 octobre 2004. Par courrier du 11 octobre suivant, elle a contesté son solde de tout compte en réclamant le paiement de la somme de 2 892, 57 € représentant les heures complémentaires effectuées en décembre 2003 et avril 2004 ainsi qu'un rappel de salaire pour tenue de la caisse pendant six mois, remplacement du responsable de salle et différentiel entre la rémunération versée et celle promise (1 000 € nets par mois selon la salariée) lors de la signature de l'avenant du 1er mai 2004.
Le 18 octobre 2004, la société SERA a tenu partiellement compte de ses demandes en lui versant un rappel de salaire brut de 101, 83 € pour 16 heures majorées à 25 % et 17, 75 heures majorées à 50 %.
Le 12 janvier 2005, Mme Sandrine Y... a saisi le conseil de prud'hommes de Vannes pour contester son licenciement, obtenir un rappel de salaire pour heures complémentaires, un rappel de salaire, ainsi que des dommages et intérêts pour harcèlement moral et préjudice distinct.
Par jugement du 15 mai 2006, auquel il est renvoyé pour un ample exposé, le conseil de prud'hommes de Vannes a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :- jugé que Mme Y... avait été victime de harcèlement moral et condamné la société SERA à lui payer la somme de 5 000 € à titre de dommages et intérêts ;- débouté Mme Y... de l'ensemble des ses autres demandes (indemnité compensatrice de préavis, dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, rappel de salaire pour qualification niveau 2 échelon 2) ;

- débouté la société SERA de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;- condamné cette dernière à payer à Mme Sandrine Y... une indemnité de procédure de 1 500 € et à supporter les dépens.

Les deux parties ont reçu notification de ce jugement le 20 mai 2006. La société SERA en a relevé appel le 6 juin suivant. Mme Sandrine Y... a formé appel incident du seul chef des dommages et intérêts alloués au titre du harcèlement moral.
La seule question dont la cour d'appel s'est trouvée saisie in fine était celle du harcèlement moral.
Par arrêt du 14 juin 2007 auquel il est renvoyé pour un ample exposé, la cour d'appel de Rennes a :- réformé partiellement le jugement entrepris ;- débouté Mme Sandrine Y... de sa demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral ;- débouté la société SERA de sa demande reconventionnelle de dommages et intérêts pour préjudice moral et atteinte à son image ;- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;- confirmé le jugement déféré en ses autres dispositions ;- condamné Mme Sandrine Y... aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Mme Y... a frappé l'arrêt de la cour d'appel de Rennes d'un pourvoi en cassation.
Par arrêt du 27 janvier 2009, la chambre sociale de la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision en toutes ses dispositions :
- au visa des articles L 1152-1 et L 1154-1 du même code, au motif que :- pour débouter Mme Y... de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour harcèlement moral, la cour d'appel a retenu qu'il n'est pas démontré que l'employeur avait promis à la salariée une rémunération de 1000 euros par mois, que les attestations produites ne font état d'aucun fait précis et circonstancié, que les questions relatives à l'alcoolisme du cuisinier et à l'hygiène relèvent de l'environnement général du travail, que l'attestation d'un délégué syndical ne fait que reprendre les accusations générales d'autres salariées, que les médecins du travail ont simplement rappelé à l'employeur certains principes visant à améliorer l'ambiance du travail et mis en garde l'employeur contre les problèmes l'alcoolisme du cuisinier et que les certificats médicaux produits ne font à aucun moment mention de l'origine professionnelle de la détérioration de l'état de santé de l'intéressée ;- en statuant ainsi, sans rechercher si l'employeur justifiait avoir pris les mesures nécessaires pour faire cesser les faits dont il avait été avisé par la médecine du travail, la cour d'appel, qui a méconnu les règles d'administration de la preuve applicables en la matière, a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés ;- renvoyé la cause et les parties, dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt, devant la cour d'appel d'Angers et condamné la société SERA aux dépens.

Mme Sandrine Y... a saisi la présente cour par déclaration enregistrée au greffe le 5 mars 2009.

L'affaire a été enregistrée au répertoire général sous le numéro 09/ 481. Les parties ont été convoquées pour l'audience du 30 mars 2010.

Mme Sandrine Y... a fait parvenir des écritures à la cour le 19 mars 2010 et la société SERA a sollicité un renvoi pour être mise à même d'y répondre.
Par ordonnance du 30 mars 2010, l'affaire a été radiée du rôle. Elle a été réinscrite le 20 décembre 2010 à la demande de Mme Sandrine Y... sous le numéro 10/ 3092.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Aux termes de ses écritures déposées au greffe le 10 octobre 2011, reprises oralement à l'audience, ici expressément visées et auxquelles il convient de se référer, la société CROISIÈRE SERA demande à la cour :
- d'infirmer le jugement déféré en ce qu'il a accueilli la demande de Mme Y... fondée sur le harcèlement moral et de la débouter de sa demande de dommages et intérêts de ce chef ;- de la condamner à lui rembourser la somme de 5 000 € versée en exécution du jugement du 15 mai 2006 ;- de la condamner à lui payer la somme de 7 000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les entiers dépens.

La société appelante conteste qu'un quelconque fait de harcèlement moral soit caractérisé à son encontre. Elle oppose tout d'abord que les faits invoqués par Mme Y..., soit ne sont pas susceptibles de caractériser un harcèlement (régularisation prétendument tardive du paiement des heures supplémentaires et complémentaires, alcoolisme du cuisinier, conditions d'hygiène, ambiance de travail constatés par le médecin du travail), soit ne sont étayés par aucun élément précis et circonstancié et, en conséquence, ne sont pas établis (prétendue promesse de versement d'un salaire net mensuel de 1 000 € dans le cadre du contrat de travail à durée indéterminée à temps plein, conditions de travail exorbitantes du droit commun, attitude du cuisinier). Elle ajoute que Mme Y... ne lui a jamais fait part des difficultés dont elle se plaint aujourd'hui s'agissant des conditions de travail et elle estime qu'aucun élément ne vient les accréditer. Elle relève que la cour de cassation a orienté le débat du harcèlement moral vers l'obligation, plus large, de sécurité de résultat imposée à l'employeur en matière de protection de la santé alors que Mme Y... n'a pas soulevé ce moyen pris de l'atteinte à sa santé et à sa sécurité. Elle considère enfin que l'affirmation selon laquelle la dépression de Mme Y... trouverait son origine dans le harcèlement moral n'est étayée par aucun élément objectif.

En second lieu, elle fait valoir que la salariée ne rapporte la preuve ni d'un préjudice financier, ni d'un préjudice moral.

Aux termes de ses écritures déposées au greffe le 17 décembre 2010, reprises oralement à l'audience, ici expressément visées et auxquelles il convient de se référer, Mme Sandrine Y... demande à la cour de condamner la société SERA, devenue la société CROISIÈRE SERA à lui payer les sommes suivantes :-25 400 € en réparation de son préjudice matériel et moral résultant des faits de harcèlement moral,-5 000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les entiers dépens.

La salariée soutient que, par les attestations et autres pièces, notamment médicales, qu'elle verse aux débats, elle établit bien des faits laissant présumer le harcèlement moral qu'elle invoque ; qu'au contraire, la société CROISIÈRE SERA ne rapporte pas la preuve de ce que ses décisions et attitudes étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Elle relève que l'employeur n'a pris aucune mesure pour la protéger des comportements du cuisinier.
Elle fait valoir qu'elle rapporte bien la preuve de son préjudice, lequel est tant moral que matériel, et celle du lien de causalité entre ce préjudice et la faute de l'employeur. Elle indique avoir, après son licenciement, connu un parcours professionnel chaotique et argue de ce que cette première expérience de travail, dans le cadre de laquelle elle estime avoir été bafouée, l'a ébranlée, alors que, si la société CROISIÈRE SERA n'avait pas commis les faits de harcèlement moral litigieux, elle aurait poursuivi sa carrière en son sein et aurait gravi normalement les échelons de la profession.
Mme Y... détermine son préjudice matériel (15 400 €) par comparaison entre la rémunération qu'elle aurait perçue entre 2004 et 2009 si son contrat de travail avait perduré et les ressources dont elle a effectivement bénéficié. Pour évaluer son préjudice moral à la somme de 10 000 €, elle argue de ce que son emploi au sein de la société CROISIÈRE SERA constituait une première expérience de travail qui l'a beaucoup ébranlée alors qu'elle était très jeune, comme âgée de 19 ans.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur le harcèlement moral
Attendu qu'aux termes de l'article L 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ;
Attendu qu'en application de l'article L 1154-1 du même code, lorsque le salarié établit la matérialité des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à tout harcèlement ;
1- Les faits invoqués de harcèlement moral
Attendu que pour soutenir qu'elle a été victime de harcèlement moral dans le cadre de son travail au sein de la société CROISIÈRE SERA, Mme Sandrine Y... invoque les faits suivants :
- l'obligation de travailler dans des conditions exorbitantes du droit commun : nombreuses heures supplémentaires, obligation de passer les commandes, de contrôler le planning, de prendre le bar en charge, de remplacer le responsable de salle, le tout, en plus de son travail normal ;- le non-respect des règles relatives à la durée du travail, la falsification des plannings, le non-paiement des heures supplémentaires ou complémentaires, l'absence de réponse à ses demandes dûment chiffrées d'heures complémentaires adressées à l'employeur le 11 octobre 2004 ;- le comportement de l'employeur : comportement méprisant et vexatoire de M. H..., président de la SA SERA, lequel multipliait les réprimandes, les insultes et les vexations ;- promesse de l'employeur, non tenue, d'augmenter très sensiblement son salaire dans le cadre du contrat de travail à temps plein, objet de l'avenant du 1er mai 2004 ;- l'obligation de travailler dans des conditions d'hygiène déplorables ;- l'attitude du cuisinier, M. D..., en état permanent d'ébriété, dont le comportement présentait un risque pour les autres salariés, et influait nécessairement sur le travail en salle, et son maintien à son poste en dépit de cette situation ;

Attendu qu'elle fait valoir que ces agissements ont entraîné une dégradation de ses conditions de travail et ont altéré sa santé ;
2- les faits établis
Attendu que Mme Claudine E... et Mme Stéphanie F..., anciennes salariées de l'établissement exploité par la société CROISIÈRE SERA, témoignent de ce qu'à la demande du gérant, Mme Sophie G... devait régulièrement, en plus de son travail de serveuse et alors qu'elle était à temps partiel, remplacer le responsable de salle pour assurer les encaissements des clients et diriger les serveuses ; qu'il résulte du témoignage de Mme E... que Mme Y... était ainsi amenée à remplacer le responsable de salle le lundi et lors de ses jours de congés ; qu'il ressort de ces deux témoignages que, lors de ces remplacements, Melle Y... devait être présente midi et soir, et qu'elle était seule le soir en qualité de responsable, le patron ne venant qu'après la fin du service pour " taper le code et fermer la porte " ; Attendu que Mme F... indique encore qu'à la demande de M. H..., Mme Y... a dû sauter ses repas à plusieurs reprises pour faire les tableaux des plats du jour ;

Attendu que la salariée établit ainsi que l'employeur lui demandait régulièrement de remplir des fonctions de responsable de salle emportant des obligations et responsabilités bien supérieures à celles découlant de son emploi de serveuse, et générant pour elle un temps de travail excédant celui convenu aux termes de son contrat de travail ;

Attendu que l'accomplissement d'heures complémentaires ou supplémentaires non réglées est établi par le fait que l'employeur a payé à Mme Y..., en octobre 2004, un rappel de salaire de ce chef pour 33, 75 heures ; que Mme Véronique I..., qui a assisté Mme Y... lors de l'entretien préalable du 24 septembre 2004, relate qu'elle a alors réclamé le paiement des sommes qui lui étaient dues en raison des heures accomplies au-delà de son temps de travail pour remplacer le responsable de salle et que l'employeur n'a pas contesté le bien fondé de cette réclamation, mais en a pris acte ; Que force est de constater que la salariée n'a obtenu le paiement des sommes dues que le 20 octobre 2004 après avoir adressé une lettre de réclamation le 11 octobre précédent ;

Attendu que Mme E... et Mme F... témoignent de ce que, lorsque Mme Y... a annoncé à l'employeur qu'elle allait partir travailler en Suisse où elle avait trouvé un emploi pour la saison, celui-ci lui a promis de lui consentir un contrat à temps plein et lui a fait miroiter un salaire plus important ; que si les témoins ne mentionnent pas le montant précis de 1000 € allégué par Mme Y..., elles confirment cette promesse d'augmentation non négligeable, et finalement non tenue ;
Attendu que les mauvaises conditions d'hygiène régnant dans l'établissement sont établies par le témoignage de Mme E... et par le compte rendu établi par les médecins du travail à l'issue de leur visite du 28 juillet 2004 ; Que les Drs Gisèle J... et Jean-Michel K... relèvent ce manque d'hygiène, de façon très circonstanciée en relatant ainsi leurs constatations :- dans la cuisine : couvertures textiles sales au sol visant à assécher des éclaboussures de graisse, sol " terne, humide, taché, gras ", ces mêmes couvertures sales se retrouvent sur les plateaux supérieurs des bains Marie, " vapeur d'eau + + + venant saturer l'atmosphère " et non captée par la hotte aspirante, degré très élevé d'hygrométrie de la cuisine, toutes les parois en inox sont sales avec traces de dégoulinures anciennes ;- dans le local de plonge : étagères et évier sales, la ventilation est assurée par un simple trou béant au plafond avec un tuyau ;- salle de préparation : même état de saleté des lieux ; un poisson, décongelé, en attente de découpe, a été oublié dans l'évier, une scie circulaire de découpe est sale avec de nombreux débris alimentaires ;- toilettes : le lave-mains n'est pas facile d'accès, l'essuie mains est sale ; Attendu que les rapports d'audit établis chaque année par la société Sillicker, versés aux débats par la société CROISIÈRE SERA au titre des années 2001, 2003 et 2004, confirment ce problème d'hygiène récurrent en ce que la rubrique " protection des produits " est constamment assortie des mentions " NS " (non satisfaisant) ou " AC " (à surveiller), de même que la rubrique " propreté entretien " a été à plusieurs reprises assortie de la mention " AC ", et que les rubriques " propreté des vestiaires et sanitaires du personnel " et " approvisionnement des lave mains " ont été notées " NS " en 2001 ;

Attendu que le comportement déplacé, déplaisant et vexatoire de M. H... à l'égard des salariés dans le cadre du travail est décrit, en termes généraux, tout d'abord par Mme Claudine E... qui indique avoir quitté son emploi au sein de la société CROISIÈRE SERA au bout de trois ans et demi et avoir pris sa retraite anticipée en raison des brimades quotidiennement subies, mais aussi par Melle Elodie L..., ancienne serveuse qui fait état de propos racistes, d'intrusions dans la vie personnelle des salariés et d'allusions à ce sujet ;
Attendu que Mme F... relate avoir été témoin de telles attitudes de la part de M. H... vis à vis de Mme Y... en particulier, celui-ci lui posant des questions sur sa vie privée, lui demandant " si elle avait pris sa pâtée la veille " (allusion semble-t-il au comportement que pouvait avoir le compagnon de la salariée), ou lui proposant de " lui arranger le coup avec Mr M... un dimanche après le service " ; Attendu que M. Ernest Y..., père de la salariée, relate que, lorsqu'il a apporté à l'employeur l'arrêt de travail concernant sa fille, ce dernier lui a indiqué que la dépression, cela se soignait " à coups de grosses claques dans la gueule " ; Attendu que ces témoignages établissent la réalité d'attitudes régulièrement vexatoires, méprisantes, voire insultantes de la part de l'employeur à l'égard de l'ensemble du personnel en général, et de faits précis concernant Melle Y... en particulier ;

Attendu que la société CROISIÈRE SERA ne conteste pas que le cuisinier qu'elle employait alors présentait un problème d'alcoolisme et se trouvait régulièrement en état d'ébriété sur son lieu de travail ; Attendu que ce problème d'alcoolisme du cuisinier a été relevé en ces termes par les médecins du travail à l'issue de leur visite du 28 juillet 2004 : " Vous devez d'autre part régler le problème d'alcoolisme au sein de votre établissement. Il n'est pas concevable qu'un individu en état d'ébriété suspect ou avéré puisse travailler. Cela risque d'aggraver les difficultés comportementales de cette personne avec les autres et vous savez tout aussi bien que moi qu'une personne sous l'empire de l'alcool peut se comporter de façon totalement irresponsable et répréhensible. S'il se passait quelque chose de grave dans votre établissement vous en seriez totalement responsable puisque vous êtes au courant des agissements de votre salarié. Je reste à votre disposition pour passer une visite médicale supplémentaire à ce salarié si vous le souhaitez. " ;

Attendu que le problème d'alcoolisme de M. D... est également confirmé par Mme F... qui indique que l'employeur n'a jamais pris de mesure malgré le " ras le bol " des serveuses à ce sujet et précise qu'un jour Mme Y... a dû fermer l'établissement beaucoup plus tôt car M. D... était " ivre mort " ; que ce témoin relate que le cuisinier harcelait Mme Y..., dont il lui avait déclaré qu'elle était " la femme de sa vie ", et qu'il avait fait courir la rumeur d'une vie commune entre eux, ce qui avait causé des soucis familiaux à sa collègue ; que le témoin indique encore que Mme Y... s'était ouverte à l'employeur des difficultés qu'elle rencontrait en raison du comportement du cuisinier à son égard mais qu'il n'avait pas réagi ;
Attendu que, s'agissant de l'ambiance générale dans l'établissement, l'un des médecins du travail a noté : " Déjà du temps où vous exerciez le métier de cuisinier et où Mr et Mme H... vos parents tenaient le restaurant, j'ai du intervenir pour des apprentis qui se plaignaient de difficultés comportementales dans l'établissement. " ;
Attendu, outre les arrêts de travail prescrits à compter du 1er juillet 2004 et l'avis d'inaptitude du 1er septembre 2004, que Mme Y... verse aux débats un certificat médical établi le 12 novembre 2004 par le Dr Pascal P..., son médecin traitant, auteur de l'arrêt de travail initial, lequel déclare " avoir mis Mme Y... en arrêt de travail pour dépression réactionnelle à son environnement professionnel " ;
Attendu que, par ces éléments, Mme Sophie G... établit la matérialité de faits précis et concordants permettant de présumer l'existence d'un harcèlement moral ;

3- les éléments opposés par l'employeur

Attendu que la société CROISIÈRE SERA se contente de rétorquer que les faits allégués par la salariée, soit ne permettent pas, en eux-mêmes, de caractériser un harcèlement moral, soit ne sont pas établis ;
Qu'elle verse aux débats une photographie montrant Melle Y..., souriante, entre le cuisinier et une autre personne, cliché qui, selon elle, ferait preuve de la bonne ambiance régnant dans l'établissement ; mais attendu que cette photographie ne permet pas, à elle seule, de contredire les témoignages ci-dessus relatés relatifs à l'ambiance de travail et aux difficultés générées par l'alcoolisme du cuisinier ; que de même, les témoignages de cinq clients attestant de la bonne qualité du service et de la cuisine, de l'amabilité du personnel et de l'ambiance agréable de l'établissement sont inopérantes et sans portée pour la solution du présent litige, les clients n'étant certainement pas mis à même de constater les problèmes d'alcoolisme du cuisinier, les propos tenus par l'employeur à ses salariés, le défaut d'hygiène des locaux non ouverts au public, tels la cuisine, le local de plonge, les toilettes du personnel ; Attendu que les rapports d'audit établis par la société Silliker au sujet de l'hygiène et les rapports d'analyse microbiologique dressés par cette même société, s'ils font état d'un ensemble plutôt satisfaisant, confirment néanmoins, comme la cour l'a relevé ci-dessus, que cet organisme de contrôle pointait régulièrement des problèmes d'hygiène au sujet de la protection des produits dans les réserves (" froid positif "), de la propreté et de l'entretien des sols, murs, rayonnages etc..., de la propreté des sanitaires et vestiaires du personnel, difficultés que les médecins du travail soulignaient encore le 28 juillet 2004 ;

Attendu que la société CROISIÈRE SERA ne justifie donc pas avoir pris les mesures nécessaires pour garantir à ses salariés des locaux de travail et des sanitaires répondant à des normes d'hygiène et de ventilation convenables ; qu'elle ne justifie pas non plus, et ne soutient d'ailleurs pas, avoir pris la moindre mesure au sujet des problèmes d'alcoolisme du cuisinier et des comportements néfastes induits à l'égard des autres salariés, dont Mme Y..., alors qu'elle en avait connaissance ; qu'elle ne justifie pas non plus que des mesures aient été prises s'agissant du comportement et des propos manifestés par le patron à l'égard de son personnel et dont le rapport des médecins du travail souligne le caractère ancien et persistant ;
Attendu que la société CROISIÈRE SERA ne démontre pas, et ne tente d'ailleurs pas de soutenir, que la charge de travail et les conditions de travail imposées à Mme Y... étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral ; *** Attendu qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'employeur a imposé à Mme Y..., de façon régulière, d'accomplir des tâches de responsabilité dépassant celles relevant de son emploi de serveuse et, pour ce faire, de travailler au-delà du temps convenu sans pour autant lui régler ses heures supplémentaires ou complémentaires ; que ces faits ont porté atteinte à ses droits ; Que ces exigences relatives à l'accomplissement de tâches excédant, en responsabilités et en temps passé, celles ressortant à son emploi de serveuse devaient en outre être accomplies dans des conditions d'hygiène défectueuses en dépit des alertes contenues, sur ce point, dans les rapports de la société Silliker ; que la salariée était de surplus en proie aux propos vexatoires et déplacés du gérant, ainsi qu'au problème d'alcoolisme du cuisinier et à ses comportements et propos tout aussi déplacés et insécurisants, ces comportements portant atteinte à sa dignité ;

Attendu que la société CROISIÈRE SERA qui, notamment, n'a pris aucune mesure s'agissant des problèmes d'alcoolisme du cuisinier et des conditions d'hygiène des locaux de travail, a manqué à l'obligation de sécurité de résultat dont elle était tenue à l'égard de la salariée ;

Attendu qu'il est établi que ces agissements répétés de l'employeur et du cuisinier ont provoqué une dégradation des conditions de travail de Mme Y... ; qu'il ressort du certificat médical du 12 novembre 2004 qu'ils ont altéré sa santé physique et mentale puisque le Dr P..., auteur de l'arrêt de travail initial et des suivants, indique expressément que ces arrêts ont été rendus nécessaires par la dépression présentée par Mme Y... en réaction à son environnement professionnel ; que cette altération de la santé de la salariée en lien avec les agissements répétés de son employeur ressort encore des conclusions prises par le médecin du travail lors de la visite de reprise du 1er septembre 2004, puisque celui-ci a, en raison d'un risque de danger immédiat lié à un retour de Mme Y... au sein de l'établissement exploité par la société CROISIÈRE SERA, conclu à une inaptitude d'emblée, sans seconde visite ;
Attendu qu'il est ainsi établi que Mme Sandrine Y... a bien été victime, de la part de la société CROISIÈRE SERA, d'agissements répétés de harcèlement moral ayant eu pour effet une dégradation de ses conditions de travail qui a porté atteinte à ses droits et à sa dignité, et a altéré sa santé ;
Que, par voie de réformation du jugement déféré s'agissant du montant des dommages et intérêts alloués, la cour trouve dans la cause les éléments nécessaires pour évaluer le préjudice ayant résulté pour elle de ces faits à la somme de 7 000 € que la société CROISIÈRE SERA sera condamnée à lui payer avec intérêts au taux légal à compter du 15 mai 2006, date du jugement entrepris, sur la somme de 5 000 €, et à compter du présent arrêt pour le surplus ;
Sur les dépens et les frais irrépétibles
Attendu que la société CROISIÈRE SERA sera condamnée aux entiers dépens d'appel, tant ceux exposés devant la cour d'appel de Rennes que ceux exposés devant la présente cour et à payer à Mme Sandrine Y..., en cause d'appel, la somme de 5000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, le jugement entrepris étant confirmé en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles ;
Attendu que la société CROISIÈRE SERA conservera la charge de l'intégralité des dépens d'appel qu'elle a pu exposer ;

PAR CES MOTIFS

La cour statuant sur renvoi de cassation, publiquement, par arrêt contradictoire ;
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf s'agissant du montant des dommages et intérêts alloués au titre du harcèlement moral ;
Statuant à nouveau dans cette limite,
Condamne la société CROISIÈRE SERA à payer à Mme Sandrine Y... la somme de 7 000 € (sept mille euros) à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral et ce, avec intérêts au taux légal à compter du 15 mai 2006 sur la somme de 5 000 €, et à compter du présent arrêt pour le surplus ;
Ajoutant au jugement déféré,
Condamne la société CROISIÈRE SERA à payer à Mme Sandrine Y... la somme globale de 5 000 € (cinq mille euros) au titre de ses frais irrépétibles d'appel ;
Déboute la société CROISIÈRE SERA de ce chef de prétention ;
La condamne aux entiers dépens d'appel, en ce compris ceux de l'arrêt annulé.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,
Sylvie LE GALLCatherine LECAPLAIN-MOREL


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Angers
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 10/03092
Date de la décision : 17/01/2012
Sens de l'arrêt : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée
Type d'affaire : Sociale

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.angers;arret;2012-01-17;10.03092 ?
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