COUR D'APPEL D'ANGERS Chambre Sociale RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT N AD/ MJ
Numéro d'inscription au répertoire général : 09/ 01482.
Jugement Au fond, origine Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale d'ANGERS, décision attaquée en date du 09 Juin 2009, enregistrée sous le no 08. 045
ARRÊT DU 01 Février 2011
APPELANT : Monsieur Ali Dumus X...... 49000 ANGERS
présent, assisté de Maître Christophe AUBERT, substituant Maître Jean-Pierre BOUGNOUX, avocats au barreau d'ANGERS
INTIMEES : SOCIETE EIFFAGE CONSTRUCTION MAINE ET LOIRE Les Maisons Neuves 49070 BEAUCOUZE
représentée par Maître CAPORICCIO, substituant Maître Philippe LEVY avocat au barreau de Paris
CPAM du Maine et Loire 32 rue Louis Gain-B. P. 10 49037 ANGERS CEDEX
représentée par Maître Emmanuel RENAULT, muni d'un pouvoir
en la cause : DRASS DES PAYS DE LA LOIRE Maison de l'Administration Nouvelle BP 86218 44262 NANTES CEDEX 02
Avisée, absente, sans observations écrites
COMPOSITION DE LA COUR : En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 25 Novembre 2010, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Anne DUFAU, conseiller chargé d'instruire l'affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Marie-Bernard BRETON, président Madame Brigitte ARNAUD-PETIT, conseiller Madame Anne DUFAU, conseiller
Greffier lors des débats : Madame LE GALL,
ARRÊT : prononcé le 01 Février 2011, contradictoire et mis à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame BRETON, président, et par Madame LE GALL, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Monsieur Ali X..., ouvrier coffreur employé par la société EIFFAGE CONSTRUCTION MAINE ET LOIRE, a été victime le 25 octobre 2005 sur le chantier de construction de la minoterie des moulins de l'Evre à Andreze d'une chute du silo no2 sur une hauteur de 16 mètres.
Monsieur Ali X... a subi un grave traumatisme crânien avec fracture temporale, fracture du rocher et hémorragie méningée, des fractures des deux fémurs et du plateau tibial.
Il a dû être amputé de la jambe droite et est resté dans un coma profond pendant deux mois.
Sa consolidation a été fixée au 24 septembre 2007, date à compter de laquelle la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers lui a attribué une rente majorée à 100 %, et a fixé son I. P. P. à 100 % en accord avec les parties qui, par procès-verbal de conciliation du 11 septembre 2007, ont admis la faute inexcusable de l'employeur et se sont entendues également pour l'organisation d'une expertise par le Tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers.
Les docteurs Y... et Z... ont été désignés et ont déposé leur rapport le 7 novembre 2008 en retenant un pretium doloris de 5/ 7, un préjudice esthétique de 5/ 7 et une incapacité totale et définitive pour toute activité professionnelle.
Ils ont également constaté un état déficitaire majeur sans communication possible avec l'entourage habituel non familial et l'équipe soignante et un état de totale dépendance.
Par jugement du 9 juin 2009 le Tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers a fixé à la somme de 110 000 euros toutes causes confondues et la perte de chance professionnelle étant dite non caractérisée, l'indemnisation du préjudice personnel de monsieur Ali X..., montant dont devra être déduite la provision de 5 000 euros, déclaré la décision commune à la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers, renvoyé monsieur Ali X... devant la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers pour la liquidation de ses droits, invité la société EIFFAGE CONSTRUCTION à communiquer à la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers les coordonnées de sa compagnie d'assurance concernant la police d'assurance relative à la faute inexcusable, et condamné la société EIFFAGE CONSTRUCTION à payer à monsieur Ali X... la somme de 1500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
Monsieur Ali X... a fait appel du jugement.
OBJET DE L'APPEL ET MOYENS DES PARTIES
Monsieur Ali X... demande à la cour d'infirmer le jugement du Tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers et statuant à nouveau de :
- dire qu'il a droit à l'indemnisation intégrale de son préjudice
-ordonner une nouvelle expertise médicale conformément à la nomenclature DINTHILAC, afin de fixer ses entiers préjudices, notamment ceux qui ne sont pas énumérés par l'article L452-3 du code de la sécurité sociale.
Fixer ses préjudices personnels dans ces termes :
• souffrances physiques et morales : 60 000 euros
• préjudice esthétique : 60 000 euros
• préjudices d'agrément : 150 000 euros
• perte ou diminution de promotion professionnelle : 60 000 euros sous déduction de la provision de 5 000 euros
-condamner la société EIFFAGE CONSTRUCTION à lui payer au titre de ses entiers préjudices la somme de 325 000 euros.
- condamner la société EIFFAGE CONSTRUCTION à lui payer la somme de 5 650 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile
-dire l'arrêt à intervenir commun à la la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers
-renvoyer Monsieur Ali X... devant l'organisme compétent pour la liquidation de ses droits
-condamner la société EIFFAGE CONSTRUCTION aux dépens, y compris les frais d'expertise judiciaire.
Monsieur Ali X... soutient que les experts judiciaires et le Tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers ont sous-évalué ses préjudices et rappelle que le docteur A... missionné dans le cadre d'une expertise privée a fixé son pretium doloris à 6, 5/ 7 et son préjudice esthétique à 6/ 7.
Monsieur Ali X... expose qu'outre des douleurs physiques très importantes lors des soins, il reste très perturbé sur le plan comportemental, avec des accès d'agressivité, de dépression, et ne peut plus avoir de relations, ni même de simple communication avec son entourage du fait de la perte de parole et de ses troubles de l'humeur ; qu'il se déplace en fauteuil roulant l'appareillage de sa jambe s'étant avéré impossible, souffre d'incontinence, et est entièrement dépendant d'une tierce personne.
Il demande les indemnisations suivantes :
- souffrances physiques et morales : 60 000 euros,
- préjudice esthétique : 60 000 euros,
- préjudices d'agrément : 150 000 euros,
- perte ou diminution de promotion professionnelle : 60 000 euros.
Monsieur Ali X... soutient d'autre part qu'il est justifié, en application de la décision rendue le 18 juin 2010 par le Conseil Constitutionnel, à demander à l'employeur réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ; que le Conseil Constitutionnel a validé la compétence exclusive des juridictions des affaires de sécurité sociale pour connaître, hors le cas de la faute intentionnelle de l'employeur, des actions en réparation résultant des accidents du travail ; qu'il est donc nécessaire qu'une nouvelle expertise médicale soit effectuée conformément à la nomenclature dite DINTHILLAC, et qu'il appartiendra à l'expert de se prononcer sur tous ses préjudices patrimoniaux et extra patrimoniaux, avant et après consolidation, qui ne sont pas limitativement énumérés par l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale ;
La société EIFFAGE CONSTRUCTION demande à la cour de confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 9 juin 2009 par le Tribunal des Affaires sociales d'Angers, de débouter Monsieur Ali X... de toutes ses demandes et de le condamner aux dépens.
Elle soutient :
- que les évaluations de préjudices faites par le premier juge sont conformes à la jurisprudence,
- que le docteur A... n'a relevé aucune aggravation des séquelles de Monsieur Ali X... tout en retenant une évaluation supérieure à celle des experts judiciaires,
- que Monsieur Ali X... ne caractérise pas une perte de chance de promotion professionnelle alors qu'il était âgé de 47 ans avait près de 25 ans d'ancienneté, et avait toujours occupé le même poste de coffreur,
- que l'éventuel complément d'expertise devra être cantonné à l'examen des préjudices non indemnisés au titre de la législation applicable en matière d'accidents du travail.
MOTIFS DE LA DECISION
SUR LA DEMANDE D'EXPERTISE
Dans sa décision du 18 juin 2010 et plus précisément dans le considérant no 16, le Conseil constitutionnel a estimé qu'en cas d'accident du travail non causé par une faute inexcusable commise par l'employeur, le principe de la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l'incapacité, l'exclusion de certains préjudices, et l'impossibilité pour la victime ou ses ayants droit d'agir contre l'employeur, sont conformes à la Constitution.
Le principe de la réparation intégrale n'a pas été retenu par le Conseil constitutionnel pour remettre en cause le principe de la réparation forfaitaire qui prévaut en matière de réparation des préjudices résultant de tout accident du travail.
Dans le considérant no 17, le Conseil constitutionnel a estimé que lorsqu'un accident du travail a été causé par une faute inexcusable commise par l'employeur, le plafonnement de la majoration de l'indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l'incapacité est également conforme à la Constitution.
Il est ainsi acquis que la détermination de l'I. P. P. et la réparation de ce préjudice par une rente ou un capital telles que fixées par le Livre IV du code de la sécurité sociale ne peuvent pas être remises en cause à l'occasion d'une action en faute inexcusable formée à l'encontre de l'employeur.
Dans le considérant no18, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ne font pas obstacle à ce que la victime d'un accident du travail causé par une faute inexcusable commise par l'employeur, ou, en cas de décès, ses ayants droit, puisse demander à l'employeur réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le Livre IV du code de la sécurité sociale.
Il résulte de l'ensemble des motifs de cette décision que les préjudices qui sont réparés, même forfaitairement ou avec limitation, par le Livre IV du code de la sécurité sociale, n'ouvrent droit à aucune action de la victime d'un accident du travail causé par une faute inexcusable commise par l'employeur.
En conséquence, seuls les préjudices qui ne font l'objet d'aucune couverture par le code de la sécurité sociale ouvrent droit à une action en réparation à l'encontre de l'employeur.
Le commentaire de la décision publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel (cahier no 29), indique que " la réserve laisse à l'appréciation souveraine des juridictions le soin de déterminer quels sont les préjudices complémentaires dont la victime d'un accident peut demander réparation ".
Les postes de préjudices suivants sont couverts par le Livre IV du code de la sécurité sociale :
- dépenses de santé actuelles et futures : articles L. 431-1, 1o, et L. 432-1 à L. 432-4,
- dépenses de déplacements : article L. 442-8,
- dépenses d'expertises techniques : article L. 442-8,
- dépenses d'appareillage actuelles et futures : articles L. 431-1, 1o et L. 432-5,
- incapacités temporaire et permanente : articles L. 431-1, L. 433-1, L. 434-2 et L. 434-15,
- pertes de gains professionnels actuelles et futures : articles L. 433-1 et L. 434-2,
- assistance d'une tierce personne après la consolidation : article L. 434-2 ;
La couverture de chacun de ces préjudices ouvre des voies de recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale en cas de désaccord entre la victime et la caisse.
En outre il existe des avantages complémentaires qui peuvent être stipulés au profit des victimes d'accident du travail, et sont assurés par l'employeur ou par les institutions de prévoyance conformément à l'article L. 431-3 du code de la sécurité sociale.
Enfin, il existe un dispositif spécifique à la réadaptation fonctionnelle, pris en charge par la caisse conformément aux articles L. 432-6 à L. 432-11, L. 481-1 et L. 481-2 du code de la sécurité sociale, dispositif qui complète la prise en charge, notamment par l'attribution de la rente, de l'incidence professionnelle de l'accident.
L'action en faute inexcusable ouvre le droit à l'obtention d'une indemnité complémentaire à l'ensemble de ces indemnisations ; ainsi, en application des dispositions de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, la réparation des préjudices suivants peut être demandée :
- incidence professionnelle sous son aspect de perte de chance de promotion professionnelle
-souffrances endurées (physiques et morales),
- préjudices esthétiques,
- préjudices d'agrément
Le préjudice d'agrément englobe nécessairement le « déficit fonctionnel temporaire » dès lors que ce dernier a été défini comme empêchant la victime de poursuivre ses activités personnelles habituelles.
La décision du Conseil constitutionnel permet de décloisonner cette liste afin de lui ôter son caractère limitatif au titre des seuls préjudices ouvrant droit à une indemnité complémentaire.
En conséquence, seuls les frais divers, les frais d'aménagement d'un véhicule et/ ou d'un logement, l'assistance d'une tierce personne avant la fixation de la date de consolidation et les préjudices permanents exceptionnels ne sont pas couverts par le Livre IV du code de la sécurité sociale.
La preuve d'un préjudice lié à la perte de chance de promotion professionnelle et aux frais divers ne relève pas d'investigations médicales.
Le besoin en tierce personne s'évalue à la nécessité de compenser des handicaps pour permettre à une personne de vivre dans son environnement, c'est-à-dire de s'impliquer et de participer à son propre projet de vie ; si sa détermination repose sur une appréciation médicale de l'état général de la victime et de la nature de l'aide nécessaire, l'évaluation, et notamment la question de la durée, du besoin en tierce personne se fonde sur une liste d'activités précises qui peuvent être débattues en dehors de toute expertise médicale.
Le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers a d'ores et déjà saisi deux experts judiciaires, les docteurs Y... et Z... aux fins d'évaluation des dommages de caractère personnel de monsieur X..., les quels se sont prononcés sur les souffrances physiques et morales, le préjudice esthétique, le préjudice d'agrément.
Au regard de la décision du Conseil Constitutionnel du 18 juin 2010 il y a lieu de compléter la mission initiale aux fins d'évaluation des postes de préjudices suivants : frais d'aménagement d'un véhicule et/ ou d'un logement, assistance d'une tierce personne avant la date de consolidation, préjudices permanents exceptionnels.
Les frais de l'expertise seront avancés, par application des dispositions de l'article L144-5 du code de la sécurité sociale par la caisse primaire d'assurance maladie du Maine et Loire, qui pourra en demander remboursement à la société EIFFAGE CONSTRUCTION.
L'ensemble des préjudices indemnisables de Monsieur Ali X... n'étant pas encore évalués, il paraît prématuré de liquider les préjudices couverts par les dispositions du livre IV du code de la sécurité sociale et notamment celles de l'article L 452-3.
Il sera néanmoins versé à Monsieur Ali X..., compte-tenu de l'extrême importance de ceux-ci, la somme provisionnelle de 70 000 euros.
Il paraît inéquitable de laisser à la charge de monsieur X... les frais engagés dans l'instance. la société EIFFAGE CONSTRUCTION est condamnée à lui verser la somme de 1500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et avant dire droit
ORDONNE une expertise complémentaire à l'expertise ordonnée le 25 mars 2008 par le président du Tribunal des affaires de sécurité sociale d'Angers sur les préjudices de caractère personnel de monsieur Ali X....
COMMET pour y procéder monsieur le docteur Y...,... 49 000 Angers tel... et monsieur le docteur Z...,... Sainte Gemmes sur Loire BP50089 49137 LES PONTS DE CE CEDEX tel ...,
Avec pour mission de :
- se faire remettre par les parties et par les services du contrôle médical de la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers toutes pièces utiles et tous documents médicaux en leur possession relatifs aux lésions résultant de l'accident, à leur traitement et à leurs séquelles,
- se faire communiquer par tous les établissements et services hospitaliers où monsieur Ali X... a pu être soigné à la suite de son accident du travail les dossiers d'hospitalisation de ce patient,
- examiner monsieur Ali X...,
- dire, compte-tenu de l'état physiologique de monsieur X..., si les conditions de reprise de l'autonomie ont justifié médicalement une aide temporaire humaine ou matérielle jusqu'à la date de sa consolidation, décrire ces besoins en tierce personne en précisant la nature de cette aide,
- dire s'il y a lieu d'aménager ou d'adapter le véhicule et/ ou le domicile de monsieur X...,
- dire s'il existe sur le plan médical un préjudice exceptionnel, lequel est défini comme un préjudice atypique directement lié aux séquelles de l'accident dont reste atteint monsieur X...,
- établir un état récapitulatif de l'ensemble des postes énumérés dans cette mission complémentaire.
DIT que les experts devront déposer leur rapport dans les trois mois de leur saisine et qu'en cas d'empêchement de leur part il sera pourvu à leur remplacement par ordonnance rendue sur simple requête de la partie la plus diligente.
DIT que la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers avancera, en application des dispositions de l'article 144-5 du code de la sécurité sociale, les frais de la présente expertise.
ACCORDE à monsieur Ali X... une provision de 70 000 (soixante-dix mille) euros à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices personnels, tels que prévus à l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale.
DIT que la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers versera à monsieur Ali X... cette somme provisionnelle de 70 000 euros au titre des préjudices prévus à l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale.
RAPPELLE que la caisse primaire d'assurance maladie d'Angers pourra récupérer les sommes avancées à monsieur Ali X... auprès de la société EIFFAGE CONSTRUCTION.
CONDAMNE la société EIFFAGE CONSTRUCTION à payer à monsieur Ali X... la somme de 1500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.