ARRET
N°
[K]
C/
[C]
MS/VB
COUR D'APPEL D'AMIENS
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU TRENTE MAI DEUX MILLE VINGT TROIS
Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 21/05237 - N° Portalis DBV4-V-B7F-IILJ
Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE BEAUVAIS DU DIX HUIT OCTOBRE DEUX MILLE VINGT ET UN
PARTIES EN CAUSE :
Monsieur [U] [K]
né le [Date naissance 1] 1953 à [Localité 8]
de nationalité Française
[Adresse 4]
[Localité 5]
Représenté par Me Marie GIL ROSADO, avocat au barreau d'AMIENS
Plaidant par Me Serge CONTI, avocat au barreau de PARIS
APPELANT
ET
Madame [W] [C] épouse [D]
née le [Date naissance 3] 1955 à [Localité 6]
de nationalité Française
[Adresse 2]
[Localité 5]
Représentée par Me TURPIN substituant Me Jérôme LE ROY de la SELARL LEXAVOUE AMIENS-DOUAI, avocats au barreau d'AMIENS
Plaidant par Me Ariane BOYER substituant Me Jérôme ROCHELET, avocats au barreau de PARIS
INTIMEE
DÉBATS & DÉLIBÉRÉ :
L'affaire est venue à l'audience publique du 28 mars 2023 devant la cour composée de M. Pascal BRILLET, Président de chambre, M. Vincent ADRIAN et Mme Myriam SEGOND, Conseillers, qui en ont ensuite délibéré conformément à la loi.
A l'audience, la cour était assistée de Mme Vitalienne BALOCCO, greffier.
Sur le rapport de Mme Myriam SEGOND et à l'issue des débats, l'affaire a été mise en délibéré et le président a avisé les parties de ce que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 30 mai 2023, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
PRONONCÉ :
Le 30 mai 2023, l'arrêt a été prononcé par sa mise à disposition au greffe et la minute a été signée par M. Pascal BRILLET, Président de chambre et Mme Vitalienne BALOCCO, greffier.
*
* *
DECISION :
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
En 1992, M. [K] a confié la comptabilité de son cabinet d'avocat à Mme [C] alors son épouse.
Le divorce des époux a été prononcé par jugement du 13 février 2008, qui a homologué la convention de divorce mettant à la charge de M. [K] le versement d'une prestation compensatoire d'un montant de 150 000 euros, avant le 1er anniversaire du prononcé du jugement, date reportée à plusieurs reprises par accords des parties.
Faute de paiement, Mme [C] devenue épouse [D] a fait délivrer et pratiqué, les 10 novembre 2017, 4 décembre 2017, 12 février 2018, 14 septembre 2018 et 20 février 2019, un commandement de payer la somme de 255 628,45 euros en principal et intérêts ainsi que sept mesures de saisie-attribution.
M. [K] a contesté ces actes devant le juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Paris. Au cours des instances, il a allégué avoir découvert que son ex-épouse avait, dans le cadre de sa mission de comptable entre février 2008 et mars 2012, imité sa signature et usé des 42 chèques ainsi falsifiés pour un montant de 207 500 euros. Il a donc soulevé une exception de compensation entre sa dette de prestation compensatoire et celle de Mme [D] résultant des détournements opérés sur son compte professionnel. Ces contestations ont été rejetées par jugements du juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Paris des 6 avril 2018, 24 mai 2018, 8 janvier 2019 et par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 4 février 2021.
Parallèlement, par courrier du 18 avril 2018, M. [K] a déposé auprès du procureur de la République de Paris une plainte pour escroquerie, faux, usage et recel contre son ex-épouse.
M. [K] a saisi le juge des référés afin d'obtenir une provision et à titre subsidiaire, une mesure d'expertise comptable. Ces demandes ont été rejetées par ordonnance du 14 février 2019.
Autorisé par le juge de l'exécution par une ordonnance du 21 novembre 2018, M. [K] a pratiqué sur lui-même une saisie conservatoire d'un montant de 207 500 euros.
Par acte du 26 décembre 2018, M. [K] a assigné Mme [D] devant le tribunal judiciaire de Beauvais aux fins d'obtenir un titre exécutoire.
M. [K] a soulevé un incident aux fins de vérification d'écriture devant le juge de la mise en état qui, par ordonnance du 20 janvier 2020, a rejeté la demande.
Mme [D] a soulevé une fin de non-recevoir tirée de la prescription.
Par le jugement dont appel, du 18 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Beauvais a déclaré l'action irrecevable en raison de sa prescription, rejeté la demande reconventionnelle de Mme [D] en dommages-intérêts pour procédure abusive et condamné M. [K] aux dépens.
Par déclaration du 4 novembre 2021, M. [K] a fait appel.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 14 décembre 2022.
EXPOSE DES PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions du 6 décembre 2022, M. [K] demande à la cour :
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevable son action et l'a condamné aux dépens,
- de condamner Mme [D] à lui payer la somme de 207 500 euros correspondant au montant des détournements, subsidiairement celle de 57 500 euros correspondant au montant des détournements déduction faite du montant de la prestation compensatoire, avec les intérêts au taux légal à compter de l'encaissement,
- en tout état de cause, condamner Mme [D] à lui payer la somme de 265 071,69 euros correspondant au trop payé de prestation compensatoire, avec intérêts au taux légal à compter du 13 mars 2019,
- condamner Mme [D] à lui payer la somme de 167 642,42 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice financier,
- condamner Mme [D] à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral,
- statuer ce que de droit sur une amende civile,
- condamner Mme [D] à lui payer la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et celle de 5 000 euros en cause d'appel,
- condamner Mme [D] aux dépens de première instance et d'appel, avec paiement direct au profit de Me Gil Rosado.
Il soutient que :
- la prescription de son action en indemnisation n'a pu commencer à courir qu'au mois de mars 2018, date à laquelle il a examiné sa comptabilité et constaté des versements anormaux, ce qui l'a conduit à faire une demande de copie des chèques auprès de sa banque,
- les versements lui ont été dissumulés par Mme [D],
- Mme [D] ne peut se prévaloir d'un mandat tacite alors que la somme totale appréhendée s'élève à 207 500 euros et que ce montant ne peut correspondre, comme elle le soutient, ni à la rémunération de son activité de comptable fixée à la somme mensuelle de 500 euros cela jusqu'en avril 2014, ni à la participation aux frais d'entretien de la maison familiale de [Localité 7] mise à sa charge pendant la durée de sa jouissance du bien par la convention d'indivision du 3 décembre 2007, ni à des obligations naturelles acquittées volontairement, puisque le montant de la contribution à l'entretien et l'éducation de la seule des trois filles restant à charge a été définitivement fixé par le jugement de divorce du 13 février 2008,
- son ignorance des détournements ainsi opérés était légitime puisqu'il avait embauché Mme [D] pour tenir sa comptabilité,
- en tout état de cause, Mme [D] a indûment perçu la somme totale de 265 071,69 euros correspondant aux sommes appréhendées pour le recouvrement de la prestation compensatoire et à celles détournées (1 453,16 + 206 118,53 + 207 500 euros), déduction faite du montant dû de la prestation compensatoire de 150 000 euros.
Par conclusions du 1er décembre 2022, Mme [D] demande à la cour de :
- confirmer le jugement sauf en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages-intérêts,
- condamner M. [K] à lui payer la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice pour procédure abusive,
- subsidiairement, en cas de recevabilité de la demande de M. [K], le débouter,
- en tout état de cause, condamner M. [K] à lui payer la somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens avec paiement direct au profit de Me Leroy.
Elle réplique que :
- la prescription de l'action en indemnisation des sommes détournées est acquise depuis l'expiration du délai de cinq ans (article 2224 du code civil) ou six ans (articles 8 et 9-1 du code de procédure pénale) après la date du dernier chèque litigieux, le 30 mars 2012, soit le 30 mars 2017 ou le 30 mars 2018,
- M. [K] ne peut invoquer le report du point de départ de la prescription puisqu'il était informé des versements et ne pouvait ignorer leur existence,
- M. [K] l'a autorisée à remplir et encaisser les chèques tirés sur son compte professionnel en vue de la rémunérer de son activité de comptable, de participer à l'entretien du bien indivis et d'acquitter des obligations naturelles,
- l'absence de dissimulation des versements est corroborée par le caractère apparent des mentions sur les talons des chèques,
- en tout état de cause, M. [K] pouvait aisément constater l'existence de ces versements puisqu'il avait accès à sa comptabilité, que les versements étaient importants et répétés et qu'il fait lui-même état de difficultés de trésorerie malgré un chiffre d'affaires important,
- la demande en répétition de l'indû ne peut aboutir puisque les sommes appréhendées correpondent à la prestation compensatoire de 150 000 euros, outre les intérêts qui ont couru sur cette somme,
- sur sa demande de dommages-intérêts, M. [K] lui a, par son acharnement judiciaire, causé un préjudice moral.
MOTIVATION
1. Sur la prescription de l'action en indemnisation des détournements
Vu l'article 2224 du code civil ;
Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
Le point de départ de la prescription doit être fixé au jour où M. [K] a su ou aurait dû légitimement savoir que son ex-épouse avait imité sa signature et usé de chèques tirés sur son compte professionnel.
L'étude de la comptabilité professionnelle de M. [K] entre février 2008 et mars 2012 permet de constater l'existence d'opérations mensuelles au débit du compte, intitulées 'prélévement perso', et portant sur des montants de 5 000 ou 4 000 euros, soit un montant total de 207 500 euros. Ces opérations correspondent à 42 chèques dont le talon mentionne le diminutif de Mme [D], '[M]'.
Ces mentions apparentes sur la nature du prélèvement et l'identité de son auteur rendent peu probable l'existence d'une intention frauduleuse de Mme [D].
Au contraire, le contexte du divorce, la poursuite de la collaboration des époux et de relations financières entre eux rendent plus plausibles les explications données par Mme [D] sur la cause des paiements. Ces explications sont étayées par des tableaux récapitulant l'ensemble des dépenses exposées pendant la période concernée par les prélèvements pour l'entretien du bien indivis du [Localité 7] et pour l'entretien et l'éducation de l'enfant commun restée à charge, accompagnés de diverses factures de charges courantes (électricité, eau, impôt, travaux d'entretien et rémunération du jardinier).
Pour sa part, M. [K] ne fournit aucun justificatif de paiement des frais d'entretien de la maison indivise pendant la période concernée alors que la convention d'indivision du 3 décembre 2007 met à sa charge les dépenses courantes d'entretien pendant la période de sa jouissance, le règlement des taxes foncières et d'habitation et les grosses réparations.
Ces éléments confortent la version de Mme [D] selon laquelle il l'aurait mandatée pour gérer ses affaires courantes en établissant des chèques pour son compte.
Enfin, M. [K] ou son avocat ont, dans plusieurs écrits, évoqué des versements effectués au profit de Mme [D] (courriel du 16 janvier 2015 et courrier du 31 janvier 2017 adressés à Mme [D], assignation du 14 décembre 2017). Cette aide financière est corroborée par deux attestations émanant de M. [I], un ami de Mme [D], et de Mme [P] qui a été la compagne de M. [K] de 2000 à 2015.
Le caractère apparent des prélèvements sur le compte professionnel, leur cause plausible et les propres déclarations de M. [K] constituent des indices suffisants permettant de démontrer sa connaissance des chèques litigieux au moment de leur établissement, soit de février 2008 à mars 2012.
En tout état de cause, M. [K] aurait dû légitimement savoir que Mme [D] procédait à des versements à son profit puisqu'alerté par des difficultés de trésorerie, une simple consultation de son compte professionnel permettait de les répérer aisément de part l'intitulé des opérations, leur montant et leur répétition.
Le jugement doit donc être confirmé en ce qu'il a déclaré prescrite l'action en indemnisation des détournements.
2. Sur l'action en répétition de l'indu
Vu les articles 1302 du code civil et R. 121-14 du code des procédures civiles d'exécution ;
Tout paiement suppose une dette ; ce qui a été reçu sans être dû est sujet à restitution. La restitution n'est pas admise à l'égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées.
Sauf dispositions contraires, le juge de l'exécution statue comme juge du principal.
Le jugement du juge de l'exécution du tribunal de Paris du 6 avril 2018 a cantonné la saisie pratiquée en vertu du jugement de divorce à la somme de 150 000 euros en principal, avec intérêts au taux légal majoré de 5 % à compter du 4 décembre 2012.
Cette décision a autorité de la chose jugée au principal.
M. [K] ne démontre pas que les sommes appréhendées par Mme [D] pour le recouvrement de la prestation compensatoire excèdent le montant arrêté par le juge de l'exécution.
Par conséquent, sa demande en répétition de l'indu doit être rejetée.
3. Sur la demande d'indemnisation pour procédure abusive
Vu l'article 1240 du code civil ;
Toute faute dans l'exercice du droit d'agir en justice est susceptible d'engager la responsabilité du justiciable. Il appartient alors à son adversaire de prouver qu'il a commis une faute, que la faute a entraîné pour lui un préjudice et qu'il existe un lien de causalité direct et certain entre la faute et le préjudice.
Il résulte des différentes instances entre les parties que dans l'ensemble, M. [K] multiplie les actions sans fondement. Son refus de paiement de la prestation compensatoire a contraint Mme [D] à engager des mesures d'exécution forcée. Les actions introduites pour contester ces mesures ou pour obtenir la preuve des détournements prétendus ont toutes échoué : jugements du juge de l'exécution des 6 avril 2018, 24 mai 2018, 8 janvier 2019, arrêt de la cour d'appel de Paris du 4 février 2021, plainte pénale du 18 avril 2018, ordonnance du juge des référés du 14 février 2019. Dans le cadre de la présente instance, la créance d'indemnisation revendiquée par M. [K] est déclarée prescrite et sa demande en répétition de l'indu, rejetée, la créance de Mme [D] ayant été définitivement fixée. Ces actions ne peuvent trouver leur cause que dans la volonté de M. [K] d'échapper au paiement de ses obligations envers son ex-épouse. L'abus est caractérisé. Cet abus a causé à Mme [D] un préjudice lié aux tracas de la procédure qu'il convient de fixer à la somme de 5 000 euros.
Le jugement est infirmé. M. [K] sera condamné à payer à Mme [D] la somme de 5 000 euros en réparation pour procédure abusive.
4. Sur les frais du procès
Les dispositions du jugement relatives aux dépens et aux frais irrépétibles seront confirmées.
M. [K] sera condamné aux dépens d'appel avec paiement direct au profit de Me Leroy et à payer à Mme [D] la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement sauf en ce qu'il a rejeté la demande en indemnisation de [W] [D],
Statuant du chef infirmé et y ajoutant :
Condamne [U] [K] à payer à [W] [D] la somme de 5 000 euros en réparation pour procédure abusive,
Rejette la demande en répétition de l'indu,
Condamne [U] [K] aux dépens d'appel avec paiement direct au profit de Me Leroy,
Vu l'article 700 du code de procédure civile, condamne [U] [K] à payer à [W] [D] la somme de 5 000 euros.
LE GREFFIER LE PRESIDENT