ARRET
N°
S.A.S.U. MERCK SANTE
C/
[B]
VBJ/SGS
COUR D'APPEL D'AMIENS
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU QUATRE MAI
DEUX MILLE VINGT TROIS
Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 21/04780 - N° Portalis DBV4-V-B7F-IHMW
Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE BEAUVAIS DU CINQ JUILLET DEUX MILLE VINGT ET UN
PARTIES EN CAUSE :
S.A.S.U. MERCK SANTE agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me DAVID substituant Me Jérôme LE ROY de la SELARL LEXAVOUE AMIENS-DOUAI, avocat au barreau D'AMIENS
Plaidant par Me Jacques-Antoine ROBERT, avocat au barreau de PARIS
APPELANTE
ET
Madame [Y] [B]
née le 03 Avril 1955 à [Localité 5]
de nationalité Française
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représentée par Me Marc BACLET de la SCP MARC BACLET AVOCATS, avocat au barreau de BEAUVAIS
INTIMEE
DÉBATS & DÉLIBÉRÉ :
L'affaire est venue à l'audience publique du 02 mars 2023 devant la cour composée de Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, Présidente de chambre, Madame Christina DIAS DA SILVA, Présidente de chambre et M. Pascal MAIMONE, Conseiller, qui en ont ensuite délibéré conformément à la loi.
A l'audience, la cour était assistée de Mme Sylvie GOMBAUD-SAINTONGE, greffière.
Sur le rapport de Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL et à l'issue des débats, l'affaire a été mise en délibéré et la présidente a avisé les parties de ce que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 04 mai 2023, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
PRONONCÉ :
Le 04 mai 2023, l'arrêt a été prononcé par sa mise à disposition au greffe et la minute a été signée par Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, Présidente de chambre et Mme Sylvie GOMBAUD-SAINTONGE, greffière.
*
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DECISION
FAITS ET PROCEDURE
Le Levothyrox est un médicament délivré sur ordonnance médicale pour le traitement de I'hypothyroïdie, définie comme une insuffisance de la sécrétion de la thyroïde.
Il a pour principe actif la Levothyroxine et présente une marge thérapeutique étroite, c'est-à-dire qu'une variation du dosage du principe actif de 12,5 millionièmes de gramme peut suffire à entraîner des effets indésirables potentiellement graves.
Les SASU Merck Santé et Merck Serono (les sociétés Merck) sont, respectivement, titulaire-fabricant et exploitant de l'autorisation de mise sur le marché de ce médicament.
Le 21 février 2012 l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS), devenue l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), a sollicité une modification du médicament afin d'améliorer sa stabilité et de garantir une teneur en substance active plus homogène.
Pour répondre à cette demande, au mois de mars 2017, après avoir obtenu l'autorisation de la part de l'ANSM le 27 septembre 2016, la SASU Merck Santé a mis sur le marché une nouvelle formule de Levothyrox ( Levothyrox NF) contenant le même principe actif mais dans laquelle l'un des excipients, le lactose monohydraté, a été remplacé par du mannitol et de l'acide citrique.
En 2017, ce médicament était prescrit en France à un nombre de patients estimé entre 2,2 et 3 millions et de nombreux malades traités avec celui-ci se sont plaints de l'apparition d'effets secondaires indésirables.
Mme [B] bénéficiait d'un traitement à base de Levothyrox depuis une dizaine d'années lorsque lui a été prescrit le Levothyrox NF par ordonnance du 6 avril 2017, le produit ayant été délivré par la pharmacie le 27 avril 2017.
Se plaignant de l'exaspération des effets secondaires déjà subis et de l'apparition de nouveaux troubles, elle a été amenée dans un premier temps à réduire progressivement la prise de Levothyrox NF puis dans un second temps à l'arrêter complètement au profit d'une alternative thérapeutique en janvier 2018.
Après avoir été examinée par un expert mandaté par son assureur qui concluait au lien direct entre ses symptômes et la consommation de la nouvelle formule de Levothyrox, le 21 juin 2018, Mme [B] a obtenu du juge des référés la désignation d'un expert judiciaire qui a déposé son rapport le 1er février 2019.
Suivant acte du 24 mai 2019, Mme [B] a fait assigner les SAS Merck Santé et Merck Serono devant le tribunal judiciaire de Beauvais en indemnisation de ses préjudices, au visa de l'article 1245 du Code civil.
Par jugement en date du 5 juillet 2021, le tribunal judiciaire de Beauvais a ainsi statué :
-dit n'y avoir lieu à contre-expertise,
-dit qu'au regard de ces effets indésirables nocifs, dont la gravité et la répétition ont privé Mme [B] de la sécurité à laquelle cette dernière pouvait légitimement s'attendre après avoir bénéficié pendant une dizaine d'années de l'ancienne formule, le Levothyrox NF peut être considéré comme défectueux à l'égard de l'intéressée,
-condamne la SASU Merck Santé à payer à Mme [B] les sommes suivantes à titre de dommages intérêts :
. 2000 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,
. 1500 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,
. 4000 euros au titre des souffrances endurées,
. 2500 euros au titre du déficit fonctionnel permanent;
-déboute Mme [B] du surplus de ses demandes indemnitaires,
-met hors de cause la SASU Meck Serono,
-condamne la SASU Merck Santé à payer à Mme [B] la somme de 4000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
-déboute les SASU Merck Santé et Merck Serono de leurs prétentions au titre de l'indemnité procédurale,
-condamne la SASU Merck Santé aux entiers dépens comprenant ceux de l'instance en référé expertise ainsi que le coût de l'expertise,
-ordonne l'exécution provisoire.
La SASU Merck Santé a interjeté appel de cette décision le 28 septembre 2021.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 février 2023 et l'affaire fixée à l'audience des débats du 2 mars 2023.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Aux termes de ses dernières conclusions en date du 1er décembre 2022, la SASU Merck Santé demande à la cour de :
Infirmer le jugement du 5 juillet 2021 en ce qu'il a:
« Dit n'y avoir lieu à contre-expertise,
Dit qu'au regard de ses effets indésirables nocifs, dont la gravité et la répétition ont privé [Y] [B] de la sécurité à laquelle cette dernière pouvait légitimement s'attendre après avoir bénéficié pendant une dizaine d'années de l'ancienne formule, le Levothyrox NF peut être considéré comme défectueux à l'égard de l'intéressée,
Condamne la S.A.S.U. Merck Santé à payer à [Y] [B] les sommes suivantes à titre de dommages et intérêts :
- 2.000 (deux mille) euros au titre du déficit fonctionnel temporaire ;
- 1.500 (mille cinq cents) euros au titre du préjudice esthétique temporaire;
- 4.000 (quatre mille) euros au titre des souffrances endurées ;
- 2.500 (deux mille cinq cents) euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;
du chef des dépens et de l'article 700 du code de procédure civile .
Déboute la SASU Merck Santé de ses prétentions au titre de l'indemnité procédurale »
Statuant à nouveau :
A titre principal
Débouter Mme [B] de l'intégralité de ses demandes,
A titre subsidiaire
Ordonner une contre-expertise médicale (..)
A titre infiniment subsidiaire
Limiter la condamnation de Merck à hauteur de 7.288,00 euros s'agissant de l'indemnisation de Mme [B] au titre de ses préjudices
En tout état de cause
Débouter Mme [B] de son appel incident,
Condamner Mme [B] aux entiers dépens.
La SASU Merck Santé soutient que selon la Cour de cassation la responsabilité du fait des produits défectueux requiert que le demandeur prouve le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. La participation du produit à la survenance du dommage est un préalable implicite, nécessaire à l'exclusion éventuelle d'autres causes possibles de la maladie, pour la recherche de la défectuosité du produit et du rôle causal de cette défectuosité mais sans pour autant que sa simple implication dans la réalisation du dommage suffise à établir son défaut au sens de l'article 1386-4 du code civil ni le lien de causalité entre ce défaut et le dommage.
La Cour de cassation impose que la preuve du lien de causalité entre l'utilisation du produit et le dommage soit établie avant d'envisager une éventuelle défectuosité du produit.
Sur le lien de causalité entre l'utilisation du produit et le dommage
En application de l'article 9 du code de procédure civile, il appartient au demandeur d'établir que le dommage est imputable au produit incriminé et que le produit présente un défaut, la condition d'imputabilité constituant ainsi un préalable à l'engagement de la responsabilité du producteur
Contrairement à ce qu'a retenu le tribunal l'existence d'effets secondaires «graves et répétés » ne permet pas de conclure à la défectuosité du produit: un tel raisonnement revient à assimiler le défaut au dommage.
En l'espèce l'imputabilité des troubles allégués par Mme [B] à la prise de Levothyrox NF n'est pas démontrée. Le rapport d'expertise indique qu'il ne peut être retenu un lien de causalité exclusif entre la prise de la nouvelle formule de Levothyrox et les troubles précédemment, que les raisons des désagréments apparus à la suite de la prise de la nouvelle formule du Levothyrox ne sont pas connues. Ainsi la seule coïncidence chronologique alléguée entre l'apparition des troubles allégués et la date de prise de la nouvelle formule est insuffisante. En tout état de cause, il n'est pas rapporté la preuve qu'aucune autre cause ne peut être à l'origine des troubles allégués qui n'ont d'ailleurs été aucunement constatés médicalement.
L'expert a lui même conclu qu'il ne peut être retenu un lien de causalité exclusif entre la prise de la nouvelle formule de Levothyrox et les troubles précédemment décrits et que les raisons des désagréments apparus à la suite de la prise de la nouvelle formule du Levothyrox ne sont pas connues.
La SASU Merck Santé soutient que les troubles allégués ne peuvent, en aucune manière, être attribués à la prise de la nouvelle formule de Levothyrox, étant survenus antérieurement à l'initiation de ce traitement et ayant persisté à distance de l'arrêt de ce traitement. En effet selon le rapport d'expertise un certain nombre de symptôme sont apparus antérieurement à la prise de Levothyrox NF et constituent, en conséquence, l'état antérieur de la demanderesse ou sont persistants postérieurement à l'arrêt du traitement ou sont apparus à distance de l'initiation du traitement par Levothyrox NF ou n'ont pas d'explications ( palpitations, vertiges, troubles de la thermo régulation).
L'expert a par ailleurs envisagé, parmi les causes possibles de survenue des trouble,l'effet « nocebo »: à propos duquel il est indiqué que l'amplification des signes liée à l'absence d'alternative ou à la couverture médiatique, ou la défiance de la population au changement.
La SASU Merck Santé note que la chronologie des faits retenue par le tribunal ne permet nullement d'établir le préalable d'imputabilité exigé par la Cour de cassation: alors qu'il ressort des déclarations et des éléments du dossier que Mme [B] affirme avoir initié son nouveau traitement plusieurs mois après la sortie de la nouvelle formule qui a eu lieu le 27 mars 2017, elle mentionne l'apparition de troubles en avril/mai 2017: les troubles allégués sont donc intervenus antérieurement aux premières délivrances de Levothyrox NF. La SASU Merck Santé relève qu'en outre lors de la réunion d'expertise du 19 octobre 2018, Mme [B] a précisé que les troubles persistaient alors même qu'elle n'était plus traitée par Levothyrox NF depuis le mois de novembre 2017 soit près d'une année.
En outre d'autres facteurs pouvant être à l'origine des troubles allégués par la demanderesse qui souffre d'une spondylarthrite ankylosante et d'une dépression: maladies intercurentes pouvant entraîner les mêmes symptômes.
Il n'y a donc pas d'imputabilité directe et certaine entre la symptomatologie présentée par Mme [B] et la prise de Levothyrox NF et il n'existe pas, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, qui ne s'est fondé que sur les seules allégations de Mme [B] de présomptions graves, précises et concordantes d'une telle imputabilité.
Sur l'existence d'un préjudice indemnisable
la SASU Merck Santé soutient qu'il n'est pas possible d'établir un lien de causalité direct et certain entre la prise de Levothyrox NF et les troubles allégués par Mme [B] de sorte qu'il n'est pas possible de procéder à l'évaluation des préjudices imputables à la prise de ce médicament. Contrairement à ce que retient le jugement les troubles décrits par Mme [B] n'ont à aucun moment été constatés médicalement et les troubles allégués ne peuvent être retenus comme étant en lien avec la nouvelle formule de Levothyrox dès lors qu'ils sont intervenus de nombreux mois après l'arrêt de ce traitement et ses taux de TSH sont demeurés parfaitement dans la norme lorsqu'elle était traitée par Levothyrox NF. L'existence d'un dommage ne peut donc être caractérisée.
Enfin dès lors que l'expert indique en conclusion du rapport que les raisons des désagréments apparus à la suite de la prise de la nouvelle formule du Levothyrox ne sont pas connues, la preuve de l'existence d'un lien de causalité entre un fait générateur et les préjudices allégués n'est en tout état de cause pas rapportée.
Sur le préjudice d'anxiété
Le préjudice d'anxiété peut être indemnisé à la double condition qu'il résulte d'un risque certain, objectivé et prouvé et qu'il soit démontré, le demandeur doit apporter la preuve de l'existence du risque et les juges procédent à une appréciation in concreto. Doit être établi un risque élevé de survenue d'une pathologie grave personnellement subi; la pathologie grave s'interprétant comme celle engageant le pronostic vital de la personne prouvée médicalement, la seule démonstration d'une exposition à une substance ne pouvant suffire.
Mme [B] sollicite la somme de 10 000 euros au titre d'un « préjudice moral et d'anxiété » aux motifs qu'elle « a subi et subit encore un préjudice moral qui s'est manifesté par une anxiété particulière, liée à la nature spéciale du dommage subi par un très grand nombre de malades, relavant presque de la pandémie, avec retentissement médiatique. » Aucun risque n'étant caractérisé, la demande n'est donc pas fondée.
Faute pour Mme [B] de rapporter la preuve d'un préjudice indemnisable en lien avec la prise de Levothyrox NF, sa demande d'indemnisation doit être rejetée.
En tout état de cause, il n'est pas établi de défaut du médicament Levothyrox NF
Un produit est défectueux s'il ne présente pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre mais la défectuosité d'un produit ne peut, en aucune manière, être déduite de la seule survenue d'effets indésirables fussent-ils graves.
Le défaut ne peut résulter de la simple survenue d'un dommage. Selon la Cour de cassation, la simple implication du produit dans la réalisation du dommage ne suffit pas à établir son défaut au sens des articles 1386-1 du Code civil ni le lien de causalité entre ce défaut et le dommage »
Mme [B] doit démontrer que Levothyrox NF n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre car tout produit de santé comporte nécessairement une part de risque, et la survenance d'effet indésirable ne suffit pas à établir le défaut d'un produit.
Selon les avis de l'ANSM du 5 juillet 2018, de la commission de transparence de la HAS du 22 mars 2017 et de la société française d'endocrinologie du 25 août 2017, Levothyrox NF permet de garantir une substance active plus constante d'un lot à l'autre, les excipients ne sauraient être responsables des effets indésirables allégués , le passage de l'ancienne formule à la nouvelle formule, peut, chez certain individu nécessiter un nouveau calibrage du dosage qui suppose un suivi régulier par le thérapeute.
L'ensemble de la communauté scientifique considère que la nouvelle formule constitue un véritable progrès et qu'un retour à l'ancienne formule serait préjudiciable à l'intérêt des patients.
Par ailleurs selon l'article 1245-3 du Code civil, un produit peut être considéré comme défectueux « lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre »: la balance bénéfice-risque, appréciée in abstracto est ici favorable: son analyse incombe aux autorités sanitaires qui autorisent la mise sur le marché du médicament. La notion du niveau de sécurité attendue ne doit pas être appréciée dans une optique individuelle par les juges du fond mais in abstracto. Le tribunal de Beauvais ne pouvait donc retenir une « fréquence » et une « gravité » des effets indésirables chez Mme [B] pour qualifier de défectueuse la nouvelle formule de Levothyrox. Un auteur [J] [X] retient d'ailleurs que « c'est sans aucun doute, une appréciation collective du point de vue de la santé publique, et non une appréciation individuelle au regard de la seule victime qui doit être faite car sinon un médicament qui cause un dommage grave serait systématiquement jugé défectueux. ». En outre en l'espèce les effets du médicaments étaient connus car ils sont communs à l'ancienne et à la nouvelle formules et classés comme non graves par la pharmacovigilance et notamment par l'article R5121-152 du code de la santé publique. L'ANSM, dans son avis du13 juin 2019 relève ainsi que l'étude menée entre les patients exposés à la nouvelle formule du Levothyrox en 2017 et ceux traités par l'ancienne formule l'année précédente ne met pas en évidence d'augmentation de survenue de problèmes de santé graves ».
Ainsi la nouvelle formule de Levothyrox distribuée sous le contrôle étroit et permanent des autorités de santé, présente la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne présentait aucun défaut compte tenu de sa présentation et de son rapport bénéfice / risque positif.
Aux termes de ses dernières conclusions en date du 17 février 2022, Mme [B] demande à la cour de :
Confirmer le jugement rendu le 5 juillet 2021 en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à contre-expertise, dit qu'au regard de ses effets indésirables nocifs, dont la gravité et la répétition ont privé Mme [Y] [B] de la sécurité à laquelle cette dernière pouvait légitimement s'attendre après avoir bénéficié pendant une dizaine d'années de l'ancienne formule, le Levothyrox NF peut être considéré comme défectueux à l'égard de l'intéressée, en ce qu'il a condamné la SAS Merck Santé à payer la somme de 2.000 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire, 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et condamné la la SAS Merck Santé aux entiers dépens comprenant ceux de l'instance en référé-expertise ainsi que le coût de l'expertise judiciaire.
L'infirmer en ce qu'il a limité à 1.500 euros l'indemnisation du préjudice esthétique temporaire, à 4.000 euros au titre des souffrances endurées, 2.500 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, et débouté Mme [B] du surplus de ses demandes indemnitaires.
Condamner la SAS Merck Santé à payer à Mme [B] les sommes de :
- 4.000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire ;
- 5.000 euros au titre des souffrances endurées ;
- 2.000 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire ;
- 4.000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;
- 10.000 euros au titre du préjudice moral et d'anxiété ;
- 5.000euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile devant la cour.
Condamner la SAS Merck Santé aux dépens d'appel.
Mme [B] fait valoir que l'expert mandaté par son assurance protection juridique qui l'a examinée le 26 janvier 2018 a conclu à l'existence d'un lien direct entre la symptomatologie évoquée et la consommation de la nouvelle formule de Levothyrox.
Elle soutient qu'au sens des articles 1245 et suivants du Code civil, la responsabilité de la SASU Merck est incontestable et que si l'article 1245-8 impose au demandeur de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage, dès lors que l'expert judiciaire conclut à un lien de causalité direct et certain (p30 du rapport d'expertise), ce lien de causalité est établi même si l'expert indique en page 45 de son rapport que les raisons des désagréments apparus suite à la prise de Levothyrox NF ne sont pas exactement connus. Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, qui exige a minima des présomptions graves précises et concordantes, même s'il peut être parfois délicat d'expliquer un phénomène, il n'en demeure pas moins qu'il existe.
L'expert judiciaire ayant constaté les troubles allégués à partir de documents médicaux précis, ils ne peuvent être contestés. L'expert a par ailleurs exclu que les troubles puissent provenir de la spondylarthrite ankylosante. Elle ajoute que depuis l'arrêt de Levothyrox NF remplacé par la L-Thyroxin Henning, son taux de TSH est revenu à la normale, ses douleurs ont disparu, elle n'a eu recours à aucun arrêt de travail ni à aucun autre médicament. Le tribunal en a donc justement déduit que les troubles nouveaux ou exacerbés, médicalement constatés et traités, suffisent à caractériser l'existence d"un dommage au sens de l'article 1245-8 du Code civil.
Elle soutient que Levothyrox NF est un produit défectueux selon la définition de l'article 1245-3, que la preuve de ce caractère défectueux peut être apportée par des présomptions graves, précises et concordantes. Alors qu'elle était en sécurité depuis plusieurs années avec Levothyrox ancienne formule, son état de santé étant stabilisé, elle ne s'attendait pas à subir des effets indésirables ou que certains troubles existants mais stabilisés s'aggravent avec la nouvelle formule: elle n'était donc pas en sécurité, ce d'autant moins que la SASU Merck Santé n'avait pas prévenu des effets indésirables pouvant survenir: Levothyrox n'offrait n'offrait pas la sécurité à laquelle elle devait s'attendre, ce d'autant plus qu'il a été mis en circulation juste après le Levothyrox AF qui offrait quant à lui la sécurité à laquelle elle pouvait légitimement s'attendre. Ce n'est pas elle qui a arrêté le traitement mais son médecin qui en a décidé.
Il importe peu que le produit soit de bonne qualité puisque selon l'article 1245-9 du Code civil, le producteur peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.
Mme [B] invoque le rapport final du Comité technique de pharmacovigilance de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé du 30/01/2018 selon lequel « L'enquête, intégrant plus de 12 000 déclarations déclarées aux CRPV (en complément des 5 062 prises en compte dans l'enquête 1) confirme les constatations de la précédente enquête, à savoir « un profil clinique d'effets indésirables rapportés avec Levothyrox NF semblable à celui de Levothyrox AF mais avec une fréquence de signalement totalement inattendue . Ces effets étaient attendus mais sans doute insuffisamment connus des professionnels de santé et des patients ».
Mme [B] soutient que, selon l'expert, la SASU Merck Santé n'a pas tout mis en 'uvre afin de déterminer les conséquences du changement de formule, alors que les connaissances scientifiques l'y invitaient
Enfin, l'expert judiciaire, en prenant en compte la chronologie, s'est prononcé clairement dans son rapport d'expertise quant à l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre la chute des cheveux, l'aggravation des crampes, des troubles du sommeil et une très grande fatigue d'une part, et la prise de Levothyrox NF d'autre part, ajoutant qu'aucun autre traitement n'était responsable de ces troubles.
Ainsi même si l'expert a précisé « qu'il ne peut-être être retenu un lien de causalité exclusif entre la prise de la nouvelle formule de Levothyrox et les troubles précédemment décrits », ce n'est pas parce que d'autres éléments peuvent hypothétiquement être impliqués (sans avoir de véritable rôle causal), que le lien de causalité direct et certain a été exclu par l'expert.
Sur l'effet nocebo évoqué par l'expert elle rappelle qu'elle a toujours indiqué avoir ressenti les effets indésirables avant de découvrir par la presse que d'autres personnes en souffraient aussi et quant à la prétendue identité de symptômes et ceux de sa spondylarthrite ankylosante, si des similitudes peuvent exister l'expert a clairement exclu tout lien de causalité entre son état antérieur et les symptômes dont elle se plaignait, dans une réponse au dire des SASU Merck en ce sens.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux conclusions des parties, visées ci-dessus, pour l'exposé de leurs prétentions et moyens.
MOTIFS DE LA COUR
Selon l'article 1245-8 du code civil, la responsabilité du fait des produits défectueux requiert que le demandeur prouve le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
La participation du produit à la survenance du dommage est un préalable implicite et nécessaire avant toute recherche de la défectuosité du produit et du rôle causal de cette défectuosité à l'exclusion éventuelle d'autres causes possibles des troubles.
Ensuite de la preuve de cette implication du produit dans la réalisation du dommage, il convient d'établir le défaut au sens de l'article 1386-4 du code civil et le lien de causalité entre ce défaut et le dommage.
Dès lors que la SASU Merck Santé conteste l'imputabilité des troubles de Mme [B] à la nouvelle formule de Levothyrox , il appartient à cette dernière d'établir le lien de causalité entre l'utilisation du produit et les troubles qu'elle dénonce avant que soit envisagée une éventuelle défectuosité du produit.
En l'espèce, il résulte des documents versés aux débats et du rapport d'expertise judiciaire que Mme [B] a débuté le traitement de son hypothyroïdie par Levothyrox courant 2007. L'ordonnance de la nouvelle formule du médicament a été délivrée par le médecin traitant le 6 avril 2017 et par la pharmacie le 27 avril 2017. Selon l'expert la date précise de la prise exclusive de la nouvelle formule serait juillet 2017.
Mme [B] a diminué le dosage à compter de septembre 2017 et le médecin a modifié le traitement le 23 novembre 2017
Mme [B] a indiqué à l'expert que c'est alors qu'elle était en cure en juin 2017 qu'elle a rencontré d'autres patients soignés sous Levothyrox qui présentaient les mêmes signes cliniques que ceux apparus chez elle, selon ses dires, en avril et mai 2017. Selon l'expert les effets secondaires apparaissent quelques jours après la prise du médicament.
La cour relève qu'à l'expert mandaté par assurance protection juridique qui l'a examinée le 26 janvier 2018 elle avait alors indiqué que les troubles avaient commencé en septembre 2017.
L'expert a conclu, page 30, que les troubles de chute de cheveux, d'aggravation des douleurs de crampes, de troubles du sommeil, de très grande fatigue ont un lien de causalité directe et certain avec la prise de Levothyrox NF et que les autres troubles dénoncés par Mme [B] sont en lien avec l'hypothyroïdie sérieuse entraînée par l'arrêt du traitement.
Mais l'expert se contredit puisqu'en page 31 il indique qu'il ne peut être retenu un lien de causalité exclusif entre la prise de la nouvelle formule et les troubles décrits par Mme [B]. Et en page 34 il précise:
- s'agissant des douleurs essentiellement au niveau du genou elles peuvent s'expliquer par les pathologies de spondylarthrite ankylosante, de fissure du ménisque et de scoliose, elles ont régressé mais restent présentes à l'arrêt du Levothyrox NF: on ne peut exclure la responsabilité du traitement
-s'agissant d'une très très grande fatigue: Mme [B] présente un syndrome anxio-dépressif depuis son drame familial, le changement de formulation d'un traitement pris de longue date, bien équilibré, a pu décompenser son état. Le stress lié à la répercussion médiatique de la nouvelle formule est certain et la fatigue est une de manifestation de ce stress via notamment les troubles du sommeil.
Par ailleurs, en page 24, il indique:
- s'agissant des troubles digestifs : Mme [B] présentait de tels troubles avant la prise du médicament, troubles qui fluctuaient dans le temps. Ils ont persisté après la prise de la nouvelle formule de Levothyrox : on ne peut exclure la responsabilité du traitement ;
-s'agissant des palpitations et des vertiges: en l'absence d'explication, ces troubles sont directement imputables au nouveau traitement. Cependant la cour relève que selon le rapport, Mme [B] a cessé la prise du Levothyrox NF en septembre 2017 et que néanmoins ces deux troubles étaient encore traités par le médecin généraliste en mars 2018.
Force est donc de relever que seuls les troubles allégués de chute des cheveux et de la thermorégulation sont qualifiés par l'expert de directement imputables au nouveau traitement.
Or ces troubles ne sont attestés par aucune prescription médicale et n'ont pas été constatés par l'expert qui a noté que sa peau était chaude et que ses cheveux étaient courts sans plus de précision. S'agissant de la perte de cheveux, l'expert protection juridique avait d'ailleurs relevé en janvier 2018 que sa chevelure était abondante, sans espace glabre.
En considération de ces éléments, Mme [B] échoue à démontrer le lien de causalité directe et certain entre la prise du Levothyrox NF et les troubles qu'elle allègue.
Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a:
- dit qu'au regard de ses effets indésirables nocifs, dont la gravité et la répétition ont privé Mme [B] de la sécurité à laquelle cette dernière pouvait légitimement s'attendre après avoir bénéficié pendant une dizaine d'années de l'ancienne formule, le Levothyrox NF peut être considéré comme défectueux à l'égard de l'intéressée,
-condamné la SASU Merck Santé à payer à Mme [B] les sommes suivantes à titre de dommages intérêts :
. 2000 € au titre du déficit fonctionnel temporaire,
. 1500 € au titre du préjudice esthétique temporaire,
. 4000 € au titre des souffrances endurées,
. 2500 € au titre du déficit fonctionnel permanent.
Mme [B] sera déboutée de l'ensemble de ses demandes.
Sur les frais du procès
Mme [B] qui succombe doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, le jugement étant infirmé en ce qu'il a condamné la SASU Merck Santé aux dépens et en ce qu'il l'a condamnée à verser à Mme [B] la somme de 4000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
L'équité commande qu'il ne soit fait application l'espèce des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort
Infirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Beauvais le 5 juillet 2021 sauf en ce qu'il a:
-dit n'y avoir lieu à contre-expertise ;
-déboute les SASU Merck Santé et Merck Serono de leurs prétentions au titre de l'indemnité procédurale ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant
Déboute Mme [B] de l'ensemble de ses demandes ;
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne Mme [B] aux dépens de première instance et d'appel.
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE