ARRET
N°
S.A.R.L. API PLASTIQUES
C/
EIFFAGE ROUTE NORD EST (ERNE) venant aux droits de la SOCIETE EIFFAGE TRAVAUX PUBLICS NORD
S.C.I. LES SABLONS
MS/VB
COUR D'APPEL D'AMIENS
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU QUATRE AVRIL
DEUX MILLE VINGT TROIS
Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 21/01727 - N° Portalis DBV4-V-B7F-IBTA
Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE SOISSONS DU DIX HUIT FEVRIER DEUX MILLE VINGT ET UN
PARTIES EN CAUSE :
S.A.R.L. API PLASTIQUES agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 2]
[Localité 1]
Représentée par Me VERFAILLIE substituant Me Xavier D'HELLENCOURT de l'ASSOCIATION CABINET D HELLENCOURT, avocats au barreau d'AMIENS
APPELANTE
ET
EIFFAGE ROUTE NORD EST (ERNE) venant aux droits de la SOCIETE EIFFAGE TRAVAUX PUBLICS NORD agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 4]
[Localité 3]
Représentée par Me CHATELAIN substituant Me Franck DERBISE de la SCP LEBEGUE DERBISE, avocats au barreau d'AMIENS
Ayant pour avocat plaidant la SCP BADRÉ HYONNE SENS-SALIS DEIS ROGER DAILLENCOURT, avocat au barreau de REIMS
INTIMEE
S.C.I. LES SABLONS
Société civile au capital de 1.539,73 euros
Inscrite au R.C.S. de SOISSONS (02) sous les références 339 938 714
agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Localité 1]
Représentée par Me VERFAILLIE substituant Me Xavier D'HELLENCOURT de l'ASSOCIATION CABINET D HELLENCOURT, avocats au barreau D'AMIENS
PARTIE INTERVENANTE
DÉBATS & DÉLIBÉRÉ :
L'affaire est venue à l'audience publique du 07 février 2023 devant la cour composée de M. Pascal BRILLET, Président de chambre, M. Vincent ADRIAN et Mme Myriam SEGOND, Conseillers, qui en ont ensuite délibéré conformément à la loi.
A l'audience, la cour était assistée de Mme Vitalienne BALOCCO, greffier.
Sur le rapport de Mme [P] [V] et à l'issue des débats, l'affaire a été mise en délibéré et le président a avisé les parties de ce que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 04 avril 2023, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
PRONONCÉ :
Le 04 avril 2023, l'arrêt a été prononcé par sa mise à disposition au greffe et la minute a été signée par M. Pascal BRILLET, Président de chambre et Mme Vitalienne BALOCCO, greffier.
*
* *
DECISION :
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Le 26 novembre 2014, la société Api plastiques, spécialisée dans la fourniture aux professionnels d'éléments en plastique, a confié à la société Eiffage travaux publics nord devenue Eiffage route nord est (la société ERNE) des travaux d'aménagement de la cour des locaux commerciaux à usage d'entrepôts et bureaux, qu'elle loue à la SCI Les Sablons.
La facture d'un montant de 36 000 euros a été intégralement payée le 9 janvier 2015.
Des désordres affectant le revêtement de la cour étant apparus en juin 2015, la société Api plastiques a effectué une réclamation auprès de la société ERNE. Un rapport d'expertise amiable a été établi le 15 février 2016 à la demande de son assureur, la SMABTP.
La société Api plastiques a sollicité du juge des référés du tribunal judiciaire de Soissons une mesure d'expertise et par ordonnance du 20 janvier 2017, M. [O] a été désigné en qualité d'expert.
M. [O] a déposé son rapport le 25 septembre 2017.
Par acte du 27 décembre 2017, la société Api plastiques a assigné la société ERNE afin d'obtenir l'indemnisation de ses préjudices.
Par jugement du 18 février 2021, le tribunal judiciaire de Soissons a condamné, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, la société ERNE à payer à la société Api plastiques les sommes de :
- 43 611,50 euros en réparation de son préjudice matériel,
- 1 000 euros en réparation de son trouble de jouissance,
- 1 200 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens avec paiement direct au profit de Me d'Hellencourt.
Par déclaration du 31 mars 2021, la société Api plastiques a fait appel.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 5 octobre 2022.
EXPOSE DES PRETENTIONS
Par conclusions du 29 septembre 2022, la société Api plastiques et la SCI Les Sablons, intervenante volontaire, demandent à la cour :
- d'infirmer partiellement le jugement,
- dire que la société ERNE a engagé sa responsabilité décennale, subsidiairement contractuelle, à l'égard de la société Api plastiques et la condamner à lui payer :
* 154 498,17 euros TTC en réparation du préjudice matériel avec actualisation en fonction de l'évolution de l'indice BT01 depuis le 25 septembre 2017 jusqu'à la date de l'arrêt,
* 15 000 euros en réparation du préjudice de jouissance,
- dans l'hypothèse où l'action de la société Api plastiques en garantie décennale serait déclarée irrecevable, dire que la société ERNE a engagé sa responsabilité décennale voire délictuelle à l'égard de la SCI Les Sablons et la condamner à lui payer la 154 498,17 euros TTC en réparation du préjudice matériel avec actualisation en fonction de l'évolution de l'indice BT01 depuis le 25 septembre 2017 jusqu'à la date de l'arrêt,
- condamner la société ERNE à supporter le coût de l'établissement du procès-verbal de constat d'huissier du 30 août 2016,
- condamner la société ERNE à leur payer à chacune la somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens avec paiement direct au profit de Me d'Hellencourt.
Par conclusions du 20 septembre 2022, la société ERNE demande à la cour de :
- confirmer le jugement,
- condamner in solidum la société Api plastiques et la SCI Les Sablons au paiement de la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens avec paiement direct au profit de la SCP Lebegue Derbise.
MOTIVATION
1. Sur la recevabilité de la demande de la société Api plastiques en garantie décennale
La société Api plastiques et la SCI Les Sablons soutiennent qu'elles sont recevables, la première en sa qualité de locataire et la seconde en sa qualité de propriétaire des locaux, à agir en garantie décennale.
La société ERNE réplique que la société Api plastiques, qui est locataire, n'a pas qualité à agir en garantie décennale, action que la loi attache à la propriété de l'ouvrage et non à sa jouissance.
Sur ce, le locataire, qui n'est titulaire que d'un simple droit de jouissance sur l'ouvrage dont il n'a pas la propriété, ne peut se prévaloir de la qualité de maître de l'ouvrage et ne dispose donc pas de l'action en garantie décennale que la loi attache à la propriété de l'ouvrage et non à sa jouissance (3e Civ., 1er juillet 2009, n° 08-14.714).
Il est cependant admis que le propriétaire puisse donner mandat au locataire pour exercer en ses lieu et place l'action décennale (3e Civ., 16 mars 2011, n° 10-30189, 3e Civ., 12 avril 2012, n° 11-10.380).
Le bail commercial conclu le 1er janvier 2018 entre la SCI Les Sablons et la société Api plastiques prévoit, à l'article 8.1, paragraphes 1 et 7, que :
« Toutes les réparations, y compris celles occasionnées par vétusté ou force majeure, et même les réfections et remplacements qui deviendraient nécessaires en cours de bail, seront à la charge exclusive du preneur, à l'exception des grosses réparations telles qu'elles sont définies à l'article 606 du code civil qui restent à la charge du bailleur.
[...]
Le preneur sera également responsable de toutes les réparations normalement à la charge du bailleur mais qui seraient nécessitées soit par un défaut d'exécution des réparations dont le preneur a la charge, comme il est précisé ci-dessus, soit par des dégradations résultant de son fait, du fait de son personnel ou de ses visiteurs, soit dans les lieux loués, soit dans d'autres parties de l'immeuble ».
Si le paragraphe 1 met les grosses réparations à la charge du bailleur, le paragraphe 7 rend imputable au preneur de telles réparations lorsqu'elles sont nécessitées par des dégradations résultant de son fait, du fait de son personnel ou de ses visiteurs, que ce soit dans les lieux loués ou dans d'autres parties de l'immeuble.
La clause transférant à la charge du preneur les grosses réparations en cas de dégradations lui donne pouvoir d'agir en réparation des désordres de nature décennale affectant les bâtiments dont la conservation lui incombe.
L'intervention volontaire de la SCI Les Sablons qui ne formule à ce titre qu'une prétention subsidiaire confirme sa volonté claire et non équivoque d'habiliter la société Api Plastiques à agir en garantie décennale.
L'action de la société Api plastiques en garantie décennale est donc recevable.
2. Sur la nature des travaux de construction et la réception
La société Api plastiques soutient que les travaux, consistant dans la réalisation d'un enrobé d'importance, constituent un ouvrage et ont fait l'objet d'une réception tacite par le paiement intégral du prix.
La société ERNE ne conteste pas la nature décennale des travaux et l'existence d'une réception tacite.
Sur ce, en effet, les travaux de nivellement avec apport de graviers non traités (GNT) pour la création de pente et de réalisation d'un enrobé 0/10 d'une épaisseur de 6 cm concernent la surface de la cour de 1 650 m2. Par leur importance et leur apport de matériaux, ces travaux affectent un élément constitutif essentiel de la cour et constituent donc un ouvrage. La volonté non équivoque du maître de l'ouvrage d'accepter les travaux est caractérisée par la prise de possession de l'ouvrage et le paiement de l'intégralité des travaux le 9 janvier 2015, date à laquelle il convient de fixer la réception tacite.
3. Sur la demande d'indemnisation des préjudices consécutifs aux désordres portant sur le revêtement de sol de la cour
La société Api plastiques soutient que :
- les désordres constatés sur le revêtement de sol de la cour le rendent impropre à sa destination, le défaut de planéité de ce sol ne permettant pas la circulation des véhicules et des visiteurs à pied dans des conditions normales,
- le coût des travaux de reprise du revêtement doit comprendre la reprise de la fondation de chaussée, que l'entrepreneur aurait dû conseiller pour assurer sa pérennité,
- ce coût doit être majoré de 20 % compte tenu de l'augmentation du coût des matières premières à la suite de la crise sanitaire et du conflit en Ukraine,
- elle subit en outre un préjudice de jouissance qui se prolongera durant les travaux de reprise.
La société ERNE réplique que :
- ni l'atteinte à la solidité de l'ouvrage ni l'impropriété à sa destination ne sont établies, l'expert judiciaire relevant que l'usage de la cour n'est pas affecté et la destination commerciale des locaux n'étant pas entrée dans le champ contractuel,
- l'indemnisation doit se limiter à la stricte reprise des travaux commandés, ceux-ci ayant été négociés par le maître de l'ouvrage en toute connaissance de cause et celui-ci ne pouvant bénéficier d'un enrichissement sans cause,
- l'indemnisation doit être calculée hors taxe faute pour la société Api plastiques de prouver qu'elle ne pourra pas récupérer le montant de la taxe,
- la majoration de 20 % du devis et le préjudice de jouissance ne sont pas justifiés.
Sur ce, vu l'article 1792 du code civil,
Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination. Une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère.
- Sur l'origine et la qualification du désordre
L'expert judiciaire décrit les désordres en pages 6 à 8 de son rapport. Il convient de retenir que des plantes percent le tapis d'enrobé, le sol présente des déformations (flaches et ornières) avec rétention d'eau en cas de pluie et dégradation de l'enrobé, de fortes fissurations sont présentes ainsi que des éclats ponctuels avec arrachement de quelques granulats.
Ainsi il est établi un défaut de planéité du sol de la cour.
Il résulte de l'examen des pièces versées que le désordre est apparu postérieurement à la réception, qu'il n'était ni apparent ni réservé à cette date.
Si l'expert conclut qu'en l'état actuel, l'usage de la cour n'est pas affecté, cet avis est contredit par ses propres constatations. En page 11 de son rapport, il relève que les flaches et ornières créent des points de rétention d'eau puis de boue et peuvent déstabiliser un chariot élévateur qui circule, que les fissurations, herbes et cailloux affecteront la bonne tenue de l'enrobé car ils permetttent la pénétration de l'eau et l'arrachement. En page 12, il distingue clairement le tapis d'enrobé effectivement installé d'avec un revêtement de cour d'usine devant assurer de manière pérenne une fréquente circulation d'engins, type voie routière. Il en résulte que l'expert admet implicitement que le revêtement proposé par l'entrepreneur n'était pas adapté à l'usage commercial de la cour, laquelle dessert des bâtiments, entrepôts et bureaux, impliquant la circulation fréquente de véhicules de livraison ou de visiteurs à pied.
La société ERNE ne peut soutenir que le dommage ne rentre pas dans sa sphère d'intervention. Le devis du 26 novembre 2014 portait sur des travaux généraux d'aménagement de la cour. Si les postes prévus ne concernaient que des travaux superficiels de revêtement, il appartenait alors à l'entrepreneur, tenu d'un devoir de conseil, de proposer au maître de l'ouvrage des travaux adaptés à la destination commerciale des locaux. Cet usage a d'ailleurs nécessairement été évoqué pendant la phase de négociation précontractuelle puisque quatre devis ont été proposés en l'espace de quatre mois.
Il y a donc lieu de retenir que les travaux inadaptés d'aménagement de la cour sont à l'origine de désordres de déformation et fissuration de nature à rendre la cour impropre à sa destination.
Les désordres relèvent en conséquence de la garantie décennale. Le jugement sera infirmé en ce qu'il a écarté ce fondement.
- Sur le coût des réparations
Vu l'article 1149 devenu 1231-2 du code civil et l'article 1315 devenu 1353 du même code,
Les dommages-intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé.
Il incombe au maître de l'ouvrage de rapporter la preuve qu'il ne remplit pas les conditions pour pouvoir récupérer la TVA.
Le juge doit se placer au jour où il statue pour l'évaluation du préjudice.
Le rapport d'expertise propose deux chiffrages des travaux de reprise : le premier d'un montant HT de 107 290,40 euros incluant la reprise de la fondation de chaussée, le second d'un montant HT de 43 611,50 euros excluant ces travaux puisqu'ils n'étaient pas prévus dans le devis signé par les parties.
Selon le devis initial, le poste 'purges de chaussée' était limité à 60 m2, soit 4 % de la surface de la cour, sa reprise totale étant susceptible de constituer une amélioration de l'ouvrage.
Cependant, d'une part, l'expert indique que la mauvaise qualité de la couche de fondation est la cause principale des désordres (pages 9 et 11). D'autre part, cette insuffisance des fondations est due à la carence de l'entrepreneur qui n'a pas conseillé des travaux adaptés. Il est donc tenu d'assumer l'intégralité des travaux de reprise nécessaires pour rendre l'ouvrage conforme à sa destination et pour empêcher la réapparition des désordres.
Le devis d'un montant de 107 290,40 euros HT doit être retenu.
La société Api plastiques ne prouve pas qu'elle ne pourra pas récupérer la TVA, qui doit être exclue du montant de la réparation.
Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a condamné la société ERNE à payer à la société Api plastiques la somme de 43 611,50 euros, qui sera portée à celle de 107 290,40 euros.
Aucun élément fourni ne justifie de majorer cette somme de 20 %. En revanche, elle sera actualisée en fonction de l'évolution de l'indice BT01 entre le 25 septembre 2017, date de dépôt du rapport d'expertise et le présent arrêt.
- Sur le préjudice de jouissance
La société ERNE ne fait que reprendre devant la cour sa prétention et ses moyens de première instance.
En l'absence d'élément nouveau soumis à son appréciation, la cour estime que le premier juge, par des motifs pertinents qu'elle approuve, a fait une exacte appréciation des faits de la cause et des droits des parties. Il convient en conséquence de confirmer la décision déférée sur ce point.
3. Sur les frais du procès
Les dispositions du jugement relatives aux dépens et frais irrépétibles incluant le coût du constat d'huissier seront confirmées.
Partie perdante, la société ERNE sera condamnée aux dépens d'appel avec paiement direct au profit de Me [J] et à payer à la société Api plastiques la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire,
Infirme le jugement sauf en ce qu'il a fixé le préjudice de jouissance à un certain montant et en ses dispositions relatives aux dépens et frais irrépétibles,
Statuant à nouveau des chefs infirmés :
Déclare recevable la demande de la société Api plastiques en garantie décennale,
Constate la réception tacite le 9 janvier 2015,
Déclare la société Eiffage route nord est responsable sur le fondement de l'article 1792 du code civil,
Condamne la société Eiffage route nord est à payer à la société Api plastiques la somme de 107 290,40 euros HT en réparation du préjudice matériel, avec actualisation en fonction de l'évolution de l'indice BT01 depuis le 25 septembre 2017 jusqu'à la date du présent arrêt,
Y ajoutant :
Condamne la société Eiffage route nord est aux dépens d'appel avec paiement direct au profit de Me d'Hellencourt,
Vu l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Eiffage route nord est à payer à la société Api plastiques la somme de 5 000 euros.
LE GREFFIER LE PRESIDENT