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28/06/2022 | FRANCE | N°17/01399

France | France, Cour d'appel d'Amiens, 1ère chambre civile, 28 juin 2022, 17/01399


ARRET







[W]





C/



S.A. INTRUM JUSTITIA DEBT FINANCE AG













VA/CB/VB





COUR D'APPEL D'AMIENS



1ERE CHAMBRE CIVILE



ARRET DU VINGT HUIT JUIN

DEUX MILLE VINGT DEUX





Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 17/01399 - N° Portalis DBV4-V-B7B-GT37



Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL D'INSTANCE DE COMPIEGNE DU VINGT SIX JANVIER DE

UX MILLE DIX SEPT





PARTIES EN CAUSE :



Madame [J] [W]

née le [Date naissance 1] 1965 à Algérie

de nationalité Française

[Adresse 2]

[Localité 4]



Représentée par Me Georgina WOIMANT, avocat au barreau d'AMIENS

Plaidant par...

ARRET

[W]

C/

S.A. INTRUM JUSTITIA DEBT FINANCE AG

VA/CB/VB

COUR D'APPEL D'AMIENS

1ERE CHAMBRE CIVILE

ARRET DU VINGT HUIT JUIN

DEUX MILLE VINGT DEUX

Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 17/01399 - N° Portalis DBV4-V-B7B-GT37

Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL D'INSTANCE DE COMPIEGNE DU VINGT SIX JANVIER DEUX MILLE DIX SEPT

PARTIES EN CAUSE :

Madame [J] [W]

née le [Date naissance 1] 1965 à Algérie

de nationalité Française

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Georgina WOIMANT, avocat au barreau d'AMIENS

Plaidant par Me André TURTON, avocat au barreau de PARIS

APPELANTE

ET

S.A. INTRUM JUSTITIA DEBT FINANCE AG agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 5]

[Localité 3] - SUISSE

Représentée par Me Benoît LEGRU de la SELARL BENOIT LEGRU, avocat au barreau d'AMIENS

Ayant pour avocat plaidant Me Eric BOHBOT, avocat au barreau de VERSAILLES

INTIMEE

DEBATS :

A l'audience publique du 26 avril 2022, l'affaire est venue devant M. Vincent ADRIAN, magistrat chargé du rapport siégeant sans opposition des avocats en vertu de l'article 805 du Code de procédure civile. Ce magistrat a avisé les parties à l'issue des débats que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 28 juin 2022.

La Cour était assistée lors des débats de Mme Camille BECART, greffier.

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DELIBERE :

Le magistrat chargé du rapport en a rendu compte à la Cour composée de M. Pascal BRILLET, Président, M. Vincent ADRIAN et Mme Myriam SEGOND, Conseillers, qui en ont délibéré conformément à la Loi.

PRONONCE DE L'ARRET :

Le 28 juin 2022, l'arrêt a été prononcé par sa mise à disposition au greffe et la minute a été signée par M. Pascal BRILLET, Président de chambre, et Mme Vitalienne BALOCCO, greffier.

*

* *

DECISION :

Le 17 juillet 1996, Mme [J] [W] a emprunté à la société Cetelem une somme de 40 000 francs au taux effectif global de 14, 20 %.

Le 28 mai 1998, Cetelem a notifié une déchéance du terme.

Le 7 septembre 1998, le tribunal de Compiègne a rendu une ordonnance d'injonction de payer pour une somme de 41 373,08 francs, soit 6 307,28 €, outre intérêts, signifiée en mairie, puis rendue exécutoire le 1er décembre 1998.

Entre 1998 et 2007, la créance a été incluse dans trois plans de surendettement, trois moratoires, respectivement de 12 mois, 24 mois et 24 mois, sans que les parties ne soutiennent qu'elle ait été éteinte ou remboursée.

Entre le 2ème et le 3ème plan, le 14 septembre 2004, la société Cetelem a fait signifier, à domicile (en étude), l'ordonnance exécutoire.

D'après Intrum Justicia, la créance a été incluse dans un portefeuille de 26 818 créances cédées le 17 décembre 2014 par la société BNP Paribas Personal Finance pour un montant de 143 358 147 € (pièce Intrum 12) en application de l'article 1690 ancien du code civil.

La société Intrum Justicia a fait signifier à Mme [W] un commandement de payer aux fins de saisie-vente avec signification de la cession de créances, le 6 août 2015 (pièce Intrum 3).

Mme [W] a alors formé opposition à l'ordonnance d'injonction de payer devant le tribunal d'instance de Compiègne.

Par un premier jugement, du 10 novembre 2016, le tribunal d'instance de Compiègne a déclaré recevable l'opposition de Mme [W], recevable l'action en paiement de Intrum Justicia et a invité les parties à conclure sur la déchéance du droit aux intérêts.

Par un second jugement, du 26 janvier 2017, le tribunal a condamné Mme [W] à payer à la société Intrum Justicia la somme de 6 093, 95 € avec intérêts au taux contractuel de 13, 50 % sur la somme de 2 666, 64 € à compter du 28 mai 1998, outre 10 € au titre de la clause pénale, avec exécution provisoire.

Mme [W] a relevé appel de ces deux jugements.

A la suite de deux arrêts avant-dire droit, la procédure a été reprise à la demande de Intrum Justicia par conclusions notifiées le 22 septembre 2019.

La cour se réfère aux dernières conclusions des parties par visa.

Vu les conclusions récapitulatives d'appelant notifiées par Mme [W] le 25 avril 2022 sollicitant l'infirmation du jugement, le rejet de toute demande, spécialement du chef des intérêts et la condamnation du prêteur, en tout état de cause à lui payer la somme de 6 000 € à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l'ancien article 1147 du code civil, à tout le moins celle de 3 046,97 €, avec intérêts au taux légal capitalisable.

Vu les conclusions récapitulatives et en réponse notifiées par la société Intrum Justicia le 25 avril 2022.

La société soutient verser aux débats l'ensemble des pièces justifiant qu'elle est bien la cessionnaire de la créance et qu'elle peut obtenir condamnation pour les sommes portées à l'ordonnance d'injonction de payer, à savoir 6 307,28 € 'majorée des intérêts au taux contractuel de 13, 50 % l'an à compter de la mise en demeure par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 28 mai 1998 et (ce) jusqu'à parfait paiement'.

Elle s'étonne de voir soulevée pour la première fois en appel la question de la responsabilité du prêteur pour manquement à son devoir de conseil, de vérification de la solvabilité et de mise en garde, elle soutient qu' il s'agit d'une demande nouvelle, irrecevable en appel, et de toute façon mal fondée, comme en justifie la feuille de renseignements établie à l'époque par le prêteur (nouvelle pièce, n° 18).

La clôture a été repoussée au 26 avril 2022 jour de l'audience.

Après l'audience du 26 avril 2022, par avis du 11 mai 2022, la cour, compte tenu des conclusions des parties, a souhaité obtenir l'avis des parties sur les deux moyens de droit susceptibles d'être relevés d'office :

'La cession spéculative de contrats de crédits à la consommation aux fins de recouvrement forcé contre des débiteurs défaillants doit-elle être considérée comme une pratique commerciale déloyale prohibée au sens de la Directive 2005/29/CE et de l'arrêt de la CJCE du 20 juillet 2017 ( arrêt Gelvora UAB, comp. Crim, 19 mars 2019, n° 17-87.534, Bull. crim. 2019, n° 55) même en dehors de toute relation contractuelle entre le cessionnaire et le consommateur et même si la cession a porté sur un titre exécutoire '

En l'espèce la reprise du recouvrement forcé d'un contrat de crédit à la consommation, au reste aggravé par un taux d'intérêt élevé (13, 50 %) 21 ans après la déchéance du terme et plusieurs années après l'interruption des poursuites par le créancier initial, par le cessionnaire ayant acquis le titre dans le cadre d'une cession spéculative de crédits à la consommation est-elle susceptible d'être qualifiée d'abusive au sens de l'abus de droit sanctionné sur le fondement de l'article 1240 du code civil et de l'article L. 121-2 du code des procédures civiles d'exécution ' 

Avec délai de quinzaine pour chacune des parties à partir du présent avis, droit de réponse dans la semaine'.

La cour a reçu les réponses des parties les 23 mai (Mme [W]), 24 mai (Intrum Justicia), 25 mai 2022 (Mme [W]).

Mme [W] demande à la cour d'appliquer les régles exposées au-dit avis et spécialement la jurisprudence 'Gelvora' qui lui paraissent particulièrement adaptées au cas de l'espèce. Elle souligne que la société de recouvrement n'indique toujours pas le prix de la cession et qu'elle n'hésite pas à solliciter des intérêts à un taux aujourd'hui exorbitant.

La société Intrum Justicia s'oppose à l'application de ces moyens de droit. Elle conteste formellement s'être livrée en l'espèce à une 'pratique commerciale déloyale ou abusive'.

D'une part, les poursuites sont restées impossibles entre 1998 et 2007.

La société a signifié son commandement de payer rapidement après la cession.

La cession de créance est parfaitement légale.

En outre, il a été jugé que le créancier qui agit en recouvrement de sa créance tardivement, mais dans le délai de prescription, ne commet pas de faute (Com. 2 novembre 2016, n°14-29.723; Contrats Concurrence, Consommation n°2, février 2017, 28 comm. [L][M])

MOTIFS

1. Sur la recevabilité des demandes arguées de nouvelles en appel, de Mme [W].

Dans la mesure où Mme [W] a relevé appel de sa condamnation, en application des principes posés par les articles 565, 566 et 567 du code de procédure civile, elle est recevable à contester sa condamnation, en principal ou en accessoire (intérêts), ou à former une demande reconventionnelle fondée sur la responsabilité éventuelle du prêteur ou du cessionnaire destinée à se compenser avec sa condamnation.

Il n'y a pas demande nouvelle irrecevable.

2. Sur l'opposabilité de la cession de créance intervenue entre BNP Paribas Personal Finance et Intrum Justicia à Mme [W].

Mme [W] fait notamment valoir 'une situation choquante, à savoir la possibilité pour un établissement financier de laisser dormir sa créance pendant des années, puis d'inquiéter un emprunteur 24 ou 26 ans plus tard ...' Elle ajoute qu'elle se 'trouve assiégée par Intrum Justicia qui la poursuit avec des demandes d' intérêts courant au taux de 13, 50 % l'an depuis 26 ans (13, 5 %  x 26 = 351 %), ce qui représente un montant absolument invraisembable'.

'Il est clair que ce genre de situation compromet la sécurité des familles face aux banques.'

Elle estime que la situation finit 'par devenir abusive', qu' 'il est difficile d'admettre sans se formaliser qu'Intrum Justicia puisse quadrupler sa mise et même plus'.

La société Intrum Justicia ne répond pas spécifiquement à ces plaintes, elle fait valoir qu'elle tient sa créance d' une cession de créance légale et qu'elle produit toutes les pièces qui justifient sa demande.

La juridiction observe que selon les mentions du 2ème plan de surendettement, du 23 août 2000, Mme [W] était séparée avec à sa charge un enfant âgé de 7 ans, entrainant, pour un salaire de 4 706 francs, un budget de 5 190 francs, soit une capacité de remboursement négative de 494 francs.

La cour, en application des articles 6 et 12 du code de procédure civile, entend soulever d'office les moyens de droit qu'appelent les faits allégués par Mme [W], malgré les objections soulevées par la société Intrum Justicia.

2.1. A l'intérieur de l'Union Européenne, en application de la directive 2005/29/CE visant à l'unification des législations prohibant les pratiques déloyales, trompeuses ou agressives contre les consommateurs, ceux-ci sont en effet protégés contre ce genre de pratique.

C'est bien en qualité de consommateur que Mme [W] a contracté auprès de Cetelem.

La directive du 11 mai 2005 interdit les pratiques commerciales déloyales au sens où elles sont contraires à la 'diligence professionnelle' et où elles altérent ou peuvent altérer 'le comportement économique du consommateur moyen'.

Mme [W] n'avait pas été avertie par la société Cetelem, en cas d'impayé, de ce qu'elle pourrait faire l'objet de poursuites, des années après de premières tentatives (1998), par un fonds financier entièrement dévoué à la poursuite maximale des recouvrements de créances achetées à bas prix. Cette pratique, postérieure au contrat, est déloyale.

La Cour de justice de l'Union européeenne, dans un arrêt du 20 juillet 2017 (arrêt Gelvora UAB, Jurisdata n°2017-016816), a jugé que la cession spéculative de contrats de crédits à la consommation aux fins de recouvrement forcé contre des débiteurs défaillants doit être considérée comme une pratique commerciale déloyale prohibée au sens de la Directive 2005/29/CE même en dehors de toute relation contractuelle entre le cessionnaire et le consommateur et même si la cession a porté sur un titre exécutoire :

'La directive sur les pratiques commerciales déloyales doit être interprétée en ce sens que relève de son champ d'application matériel la relation juridique entre une société de recouvrement de créances et le débiteur défaillant d'un contrat de crédit à la consommation dont la dette a été cédée à la société. Relèvent de la notion de 'produit', au sens de l'article 2, sous c), de cette directive les pratiques auxquelles une telle société se livre en vue de procéder au recouvrement de sa créance. A cet égard, est sans incidence la circonstance que la dette a été confirmée par une décision de justice et que cette décision a été transmise à un huissier de justice pour exécution' (arrêt précité).

Cette décision 'Gelvora'correspond au cas de l'espèce. La société Intrum Justicia qui se borne à rappeler le caractère légal de la cession de créance ne rentre pas en discussion avec les circonstances propres à cette interprétation de la Directive 2005/29/CE . Elle n'indique pas le prix de la cession qui pourrait écarter l'aspect spéculatif de celle-ci et garde le silence sur la nature de la créance cédée (un crédit à la consommation).

Selon la Cour de cassation (Crim, 19 mars 2019, n° 17-87.534, Bull. crim. 2019, n° 55), la notion de pratique commerciale, telle qu'interprétée à la lumière de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur (CJUE, 20 juillet 2017, "Gelvora" UAB (aff. C-357/16)), s'applique à toute mesure prise en relation non seulement avec la conclusion d'un contrat, mais aussi avec l'exécution de celui-ci, notamment aux mesures prises en vue d'obtenir le paiement du produit.

2.2. En outre, comme le soutient Mme [W] en réponse à la demande d'avis faite par la juridiction, il est retenu qu'au regard de la modestie de sa situation économique, la reprise du recouvrement forcé d'un contrat de crédit à la consommation plusieurs années après l'interruption des poursuites par le créancier initial, à un taux d'intérêts particulièrement élevé (13,50 %) par le cessionnaire ayant acquis le titre dans le cadre d'une cession spéculative de crédits à la consommation doit être qualifiée d'abusive au sens de l'abus de droit sanctionné sur le fondement de l'article 1240 du code civil et de l'article [L] 121-2 du code des procédures civiles d'exécution.

Les moyens donnés par la loi, en effet, ne sont plus ordonnés au paiement de la dette, mais à la réalisation d'un bénéfice par un fonds dévoué à la spéculation au détriment des consommateurs ce qui les détourne de leur finalité légale.

Pour cette raison également, la juridiction ne saurait donc admettre l'opposabilité de cette cession et la validité des poursuites engagées par la société Intrum. Il n'est donc pas justifié de faire droit à la demande en paiement faite par Intrum Justicia.

Le jugement est infirmé en ce sens.

Les demandes de Mme [W] relatives à la déchéance du droit aux intérêts et à la responsabilité contractuelle du prêteur, opposable au cessionnaire, n'ont plus d'objet.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, en dernier ressort,

Infirme le jugement rendu le 26 janvier 2017 par le tribunal d'instance de Compiègne,

Statuant à nouveau,

Déboute la société Intrum Justicia de toutes ses demandes formées à l'encontre de Mme [J] [W] fondées sur le crédit Cetelem du 17 juillet 1996 et l'ordonnance d' injonction de payer du 7 septembre 1998,

Condamne la société Intrum Justicia aux dépens de première instance et d'appel et à payer à Mme [J] [W] la somme de 2 500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIERLE PRESIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Amiens
Formation : 1ère chambre civile
Numéro d'arrêt : 17/01399
Date de la décision : 28/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-28;17.01399 ?
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