COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 4-8a
ARRÊT AU FOND
DU 25 JUILLET 2024
N°2024/245
Rôle N° RG 22/16417 - N° Portalis DBVB-V-B7G-BKOVA
S.A. [3]
C/
ENIM
Copie exécutoire délivrée
le : 25 juillet 2024
à :
- Me Olivier GRIMALDI de la SELARL SELARL GRIMALDI ET ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE
- Me Patrick DE LA GRANGE, avocat au barreau de MARSEILLE
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Pole social du Tribunal Judiciaire de Marseille en date du 10 Novembre 2022,enregistré au répertoire général sous le n° 21/02360.
APPELANTE
S.A. [3], demeurant [Adresse 2]
représentée par Me Olivier GRIMALDI de la SELARL SELARL GRIMALDI ET ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE substituée par Me Anaïs PAOLONI, avocat au barreau de MARSEILLE
INTIMEE
ENIM, demeurant [Adresse 1]
représentée par Me Patrick DE LA GRANGE, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Anna BENHAMOU-CARDOSO, avocat au barreau de MARSEILLE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 06 Juin 2024, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Audrey BOITAUD DERIEUX, Conseiller, chargé d'instruire l'affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Mme Emmanuelle TRIOL, Présidente
Madame Audrey BOITAUD DERIEUX, Conseiller
Monsieur Benjamin FAURE, Conseiller
Greffier lors des débats : Madame Anne BARBENES.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 25 Juillet 2024.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 25 Juillet 2024
Signé par Mme Emmanuelle TRIOL, Présidente et Mme Séverine HOUSSARD, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Par courrier du 20 mai 2021, l'établissement national des invalides de la Marine (ENIM) a notifié à la société anonyme (SA) [3], sa décision de prendre en charge le cancer broncho-pulmonaire déclaré par son salarié, M. [I], au titre du tableau 30 des maladies professionnelles à compter du 2 décembre 2019.
La société a formé un recours gracieux qui a été rejeté le 19 juillet 2021.
La société a élevé son recours devant le pôle social du tribunal judiciaire de Marseille par lettre recommandée avec avis de réception reçue le 17 septembre 2021.
Par jugement n° 22/04876 rendu le 10 novembre 2022, le tribunal a:
- débouté la société [3] de sa demande d'inopposabilité formulée envers la décision de reconnaissance par l' ENIM de la maladie professionnelle au titre du tableau 30B de l'affection présentée le 26 novembre 2020 (sic) par M. [I], salarié du secteur maritime,
- dit que la présente décision judiciaire a pour effet de confirmer la position adoptée le 19 juillet 2021 par la directrice de l' ENIM sur recours administratif préalable obligatoire,
- mis les dépens à la charge de la société [3].
Par déclaration enregistrée sur RPVA le 9 décembre 2022, la société [3] a interjeté appel du jugement et l'affaire a été enregistrée sous le numéro RG 22 16417.
Parallèlement, le tribunal a également statué à la même date, par jugement n° 22/04877, sur l'inopposabilité soulevée par la SA [3] à l'encontre de la décision rendue le 11 mai 2021 par l'ENIM et tendant à reconnaître le caractère professionnel de la maladie déclarée par un autre salarié, M. [Z]. La société en a formé appel le 9 décembre 2022 et l'affaire a été enregistrée sous le numéro RG 22 16419.
Par ordonnance du 9 janvier 2024, au motif d'une bonne administration de la justice, les affaires ont été jointes.
A l'audience du 6 juin 2024, la SA [3] reprend ses conclusions communiquées par RPVA le 9 février 2023. Elle demande à la cour de :
- infirmer le jugement,
- lui déclarer inopposables la décision rendue par l'ENIM le 20 mai 2021 portant reconnaissance du caractère professionnel de la pathologie déclarée par M. [I] et la décision rendue le 19 juillet 2021 par la directrice de l'ENIM dans le cadre du recours gracieux préalable obligatoire,
- annuler ces mêmes décisions,
- rejeter la demande en frais irrépétibles de l'ENIM,
- condamner l'ENIM à lui verser la somme de 3.000 euros à titre de frais irrépétibles.
Sur question de la cour, elle indique n'avoir pas compris l'intérêt de la jonction de l'affaire enregistrée sous le numéro RG 22 16417 avec celle enregistrée sous le numéro RG 22 16419.
Au soutien de ses prétentions, elle reproche aux premiers juges d'avoir fait application du tableau 30B relatif aux plaques pleurales, alors que la pathologie déclarée par son salarié est un cancer broncho-pulmonaire relevant du tableau 30 BIS des maladies professionnelles, prévoyant notamment une liste limitative de travaux dont il n'est pas rapporté la preuve, par l'ENIM, que les fonctions exercées par le salarié impliquaient la réalisation de tels travaux. Elle reproche également aux premiers juges de s'être fondés sur une analyse réalisée par l'Unité de gestion risques professionnels de l'ENIM pour caractériser le caractère professionnel de la maladie, alors qu'elle correspond à un document rempli par le salarié lui-même, de sorte qu'il n'est pas probant, de même que les autres pièces du dossier ne sont constituées que des déclarations du salarié non corroborées par d'autres éléments. Elle conclut qu'à défaut de justifier que les conditions du tableau 30 BIS sont remplies, la décision de prise en charge de la pathologie déclarée au titre de la législation sur les risques professionnels ne peut lui être déclarée opposable.
L'ENIM, reprend ses conclusions communiquées par RPVA le 27 mai 2024. Elle demande à la cour de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- condamner la SA [3] à lui payer la somme de 3.000 euros à titre de frais irrépétibles.
Sur question de la cour, elle indique également n'avoir pas compris l'intérêt de la jonction de l'affaire enregistrée sous le numéro RG 22 16417 avec celle enregistrée sous le numéro RG 22 16419.
Au soutien de ses prétentions, elle rappelle les moyens soulevés en première instance pour faire établir le lien contractuel liant M. [I] à la société [3], alors que ce lien n'est plus discuté en cause d'appel.
Sur le caractère professionnel de la pathologie déclarée par M. [I], elle indique que celui-ci a exercé sa carrière professionnelle de 1952 à 1956 et de 1959 à 1989 de sorte que la condition de la durée d'exposition de 10 ans, prévue au tableau 30BIS, est remplie.
Elle ajoute que la constatation de la maladie et la demande de reconnaissance en maladie professionnelle datant de 2020, la condition du délai de prise en charge de 40 ans, prévu par le tableau, est également remplie. Elle se fonde ensuite sur le relevé de carrière de M. [I] et sur le certificat médical du docteur [O], en date du 29 juin 2020, pour démontrer que l'assuré a exercé la majorité de sa carrière en qualité d'ouvrier mécanicien, incluant la manipulation de produits contenant de l'amiante, effectuant des travaux d'entretien et de maintenance sur des matériaux à base d'amiante, et posant des matériaux dans le cadre de ses fonctions au sein des machines. Elle en conclut que les conditions du tableau 30BIS sont toutes remplies et que, nonobstant la confusion des premiers juges sur le tableau applicable, le jugement doit être confirmé en ce qu'il a déclaré la décision de prise en charge de la pathologie de l'assuré, opposable à la société employeur.
La cour autorise l'ENIM à communiquer ses pièces en cours de délibéré, avant le 14 juin 2024.
Par courrier reçu le 10 juin 2024, l'ENIM a transmis ses pièces à la cour.
Il convient de se reporter aux écritures oralement reprises par les parties à l'audience pour un plus ample exposé du litige.
MOTIFS DE LA DECISION
A titre liminaire, la jonction ayant été prononcée par erreur entre deux instances concernant l'appel de deux jugements différents relatifs à l'inopposabilité soulevée par la SA [3] à l'égard de deux décisions distinctes de prise en charge au titre de la législation sur les risques professionnels par l'ENIM, de la maladie professionnelle de deux salariés différents, il convient d'ordonner la disjonction des affaires et de statuer, ici, sur le seul appel du jugement numéro 22/04876 rendu le 10 novembre 2022.
Aux termes de l'article L.461-1 alinéa 2 à 5 du code de la sécurité sociale :
'Est présumée d'origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau.
Si une ou plusieurs conditions tenant au délai de prise en charge, à la durée d'exposition ou à la liste limitative des travaux ne sont pas remplies, la maladie telle qu'elle est désignée dans un tableau de maladies professionnelles peut être reconnue d'origine professionnelle lorsqu'il est établi qu'elle est directement causée par le travail habituel de la victime.
Peut être également reconnue d'origine professionnelle une maladie caractérisée non désignée dans un tableau de maladies professionnelles lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu'elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente d'un taux évalué dans les conditions mentionnées à l'article L. 434-2 et au moins égal à un pourcentage déterminé.
Dans les cas mentionnés aux deux alinéas précédents, la caisse primaire reconnaît l'origine professionnelle de la maladie après avis motivé d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. La composition, le fonctionnement et le ressort territorial de ce comité ainsi que les éléments du dossier au vu duquel il rend son avis sont fixés par décret. L'avis du comité s'impose à la caisse dans les mêmes conditions que celles fixées à l'article L. 315-1.'
En l'espèce, M. [I] a saisi l'ENIM d'une demande en reconnaissance de maladie professionnelle le 3 décembre 2020. Le certificat médical initial établi le 29 juin 2020 par le docteur [O] fait état d'un cancer broncho-pulmonaire.
Il s'en suit que ce n'est pas le tableau 30B, relatif aux plaques pleurales, qui doit s'appliquer comme l'ont indiqué les premiers juges, mais bien le tableau 30BIS, comme s'accordent à le dire les parties dans leurs conclusions en cause d'appel.
Ce tableau présume l'imputabilité du cancer broncho-pulmonaire primitif au travail, dès lors qu'il a été médicalement constaté dans le délai de 40 ans suivant la cessation de l'exposition au risque professionnel, sous réserve d'un durée d'exposition de 10 ans, et à la condition que l'assuré ait été occupé à des travaux susceptibles de provoquer la maladie, limitativement énoncés comme suit:
'Travaux directement associés à la production des matériaux contenant de l'amiante.
Travaux nécessitant l'utilisation d'amiante en vrac.
Travaux d'isolation utilisant des matériaux contenant de l'amiante.
Travaux de retrait d'amiante.
Travaux de pose et de dépose de matériaux isolants à base d'amiante.
Travaux de construction et de réparation navale.
Travaux d'usinage, de découpe et de ponçage de matériaux contenant de l'amiante.
Fabrication de matériels de friction contenant de l'amiante.
Travaux d'entretien ou de maintenance effectués sur des équipements contenant des matériaux à base d'amiante.'
L'ENIM, à qui incombe la charge de la preuve du caractère professionnel de la pathologie déclarée, produit le relevé de carrière de M. [I] duquel il résulte qu'il a exercé les fonctions de :
- ouvrier mécanicien de novembre 1959 à juillet 1961,
- graisseur ouvrier de juillet 1961 à décembre 1964,
- maître graisseur de décembre 1964 à octobre 1973, en janvier et février 1976
- mécanicien d'octobre 1973 à mai 1974,
- assistant ouvrier mécanicien de mai 1974 à août 1975,
- assistant machine d'août 1975 à janvier 1976, de mars 1976 à juillet 1981, de janvier 1983 à à novembre 1987,
- assistant officier mécanicien de juillet 1981 à décembre 1982, en décembre 1986, et de novembre 1987 à décembre 1989.
Ce relevé de carrière corrobore les déclarations de l'assuré au questionnaire de la caisse le 23 décembre 2020, selon lesquelles il a exercé les fonctions d'assistant mécanicien au sein de la [4], de 1959 à 1989.
Il résulte du certificat médical établi le 29 juin 2020 par le docteur [O] que l'analyse du calendrier professionnel de M. [I] 'retrouve une exposition professionnelle probable à l'amiante de 1956 à 1989".
La nature des fonctions de l'assuré conforte les déclarations de l'assuré à la caisse selon lesquelles il a, pendant sa carrière, manipulé des matériaux contenant de l'amiante comme les matelas sur les soupapes d'échappement de chaudière, les matelas sur les pompes nourrice de chaudière et en effectuant des travaux de calorifugeage, ainsi qu'il a travaillé dans des locaux revêtus ou contenant des matériaux à base d'amiante, tel que le magasin dans lequel se trouvaient des matelas de rechange, des boudins d'amiante et des toiles d'amiante de 1959 à 1989.
Ces éléments suffisent à la cour pour vérifier que l'assuré a été occupé à des travaux de pose et de dépose de matériaux isolants à base d'amiante, ou des travaux d'entretien ou de maintenance effectués sur des équipements contenant des matériaux à base d'amiante, de 1959 à 1989, soit pendant plus de 10 ans.
En outre, il ressort du colloque médico-administratif signé les 22 et 26 avril 2021, que la première constatation médicale du cancer broncho-pulmonaire de M. [I], date d'un scanner thoraco abdomino pelvien du docteur [K] le 2 décembre 2019, soit moins de 40 ans après la fin de l'exposition au risque professionnel en 1989.
En conséquence, la caisse rapporte la preuve que les conditions du tableau 30BIS sont remplies par l'assuré et sa décision de prendre en charge le cancer broncho-pulmonaire au titre de la législation sur les risques professionnels, doit être déclarée opposable à la société [3].
Le jugement sera donc confirmé en toutes ses dispositions, étant précisé que la décision de prise en charge concerne l'affection présentée le 3 décembre 2020 et non le 26 novembre 2020, et que celle-ci relève du tableau 30 Bis et non du tableau 30B.
La société [3], succombant à l'instance, sera condamnée à payer les dépens de l'appel en vertu de l'article 696 du code de procédure civile.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, elle sera également condamnée à payer à l'ENIM la somme de 3.000 euros à titre de frais irrépétibles, et sera déboutée de sa demande présentée de ce chef.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant publiquement par décision contradictoire,
Ordonne la disjonction entre les instances enregistrées sous les numéros RG 22 16417 et RG 22 16419,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,étant précisé que la décision de prise en charge concerne l'affection présentée le 3 décembre 2020 et non le 26 novembre 2020 et que celle-ci relève du tableau 30 Bis et non du tableau 30B,
Déboute la société [3] de sa demande en frais irrépétibles,
Condamne la société [3] à payer à l'ENIM la somme de 3.000 euros à titre de frais irrépétibles,
Condamne la société [3] au paiement des dépens de l'appel.
Le greffier La présidente