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13/06/2024 | FRANCE | N°22/14136

France | France, Cour d'appel d'Aix-en-Provence, Chambre 4-8a, 13 juin 2024, 22/14136


COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE

Chambre 4-8a



ARRÊT AU FOND



DU 13 JUIN 2024



N°2024/144





RG 22/14136

N° Portalis DBVB-V-B7G-BKG4T







S.A.R.L. [4]





C/



[N] [P]



CPAM BOUCHES-DU-RHONE



































Copie exécutoire délivrée

le 13 juin 2024 à :



-Me Paul GUILLET, avocat au barreau de MA

RSEILLE



- Me Fabrice TOUBOUL, avocat au barreau de MARSEILLE



- CPAM BOUCHES-DU-RHONE





















Décision déférée à la Cour :



Jugement du Pole social du Tribunal Judiciaire de Marseille en date du 19 Octobre 2022,enregistré au répertoire général sous le n° 20/02808.





APPELANTE



S.A.R.L....

COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE

Chambre 4-8a

ARRÊT AU FOND

DU 13 JUIN 2024

N°2024/144

RG 22/14136

N° Portalis DBVB-V-B7G-BKG4T

S.A.R.L. [4]

C/

[N] [P]

CPAM BOUCHES-DU-RHONE

Copie exécutoire délivrée

le 13 juin 2024 à :

-Me Paul GUILLET, avocat au barreau de MARSEILLE

- Me Fabrice TOUBOUL, avocat au barreau de MARSEILLE

- CPAM BOUCHES-DU-RHONE

Décision déférée à la Cour :

Jugement du Pole social du Tribunal Judiciaire de Marseille en date du 19 Octobre 2022,enregistré au répertoire général sous le n° 20/02808.

APPELANTE

S.A.R.L. [4], demeurant [Adresse 2]

comparante en personne, assistée de Me Paul GUILLET de la SELARL PROVANSAL D'JOURNO GUILLET & ASSOCIÉS, avocat au barreau de MARSEILLE

INTIMES

Monsieur [N] [P], demeurant [Adresse 1]

représenté par Me Fabrice TOUBOUL, avocat au barreau de MARSEILLE substitué par Me Agathe LE BOUTER, avocat au barreau de MARSEILLE

CPAM BOUCHES-DU-RHONE, demeurant [Adresse 3]

dispensée en application des dispositions de l'article 946 alinéa 2 du code de procédure civile d'être représentée à l'audience

*-*-*-*-*

COMPOSITION DE LA COUR

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 18 Avril 2024, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Audrey BOITAUD DERIEUX, Conseiller, chargé d'instruire l'affaire.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Mme Emmanuelle TRIOL, Présidente

Mme Audrey BOITAUD, Conseiller

Monsieur Benjamin FAURE, Conseiller

Greffier lors des débats : Madame Florence ALLEMANN-FAGNI.

Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 13 Juin 2024.

ARRÊT

Contradictoire,

Prononcé par mise à disposition au greffe le 13 Juin 2024

Signé par Mme Emmanuelle TRIOL, Présidente et Mme Séverine HOUSSARD, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

* * * * * * * * * *

Le 20 décembre 2018 à 11 heures, M. [P], employé par la SARL [4] selon contrat à durée indéterminée du 9 novembre 2018, en qualité de chef d'équipe, a chuté de la toiture d'un local agricole à désamianter de 6 mètres de hauteur, se fracturant le bassin et des côtes.

L'accident a été pris en charge au titre de la législation professionnelle par la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône, qui a déclaré l'état de santé de l'assuré consolidé au 31 décembre 2021et lui a attribué une rente en fonction d'un taux d'incapacité permanente fixé à 19%.

Par requête reçue le 10 novembre 2020, M. [P] a saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Marseille aux fins de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur à l'origine de l'accident.

Par jugement rendu le 19 octobre 2022, le tribunal a notamment:

- déclaré recevable et bien-fondé le recours de M. [P] à l'encontre de la SARL [4],

- dit que l'accident du travail dont M. [P] a été victime le 20 décembre 2018 est dû à la faute inexcusable de son employeur,

- ordonné la majoration de la rente à son taux maximum, celle-ci devant suivre l'évolution du taux d'incapacité permanente de son employeur,

- ordonné une expertise aux fins d'évaluer les préjudices de la victime de l'accident,

- fixé à 8.000 euros la provision versée à M. [P] par la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône,

- dit que la caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône récupérera auprès de la société [4] les sommes qui seront allouées à la victime en réparation de ses préjudices,

- ordonné l'exécution provisoire,

- condamné la société [4] à verser à M. [P] la somme de 2.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société [4] aux entiers dépens de la procédure.

Par déclaration enregistrée sur RPVA le 25 octobre 2022, la société [4] a interjeté appel du jugement.

A l'audience du 18 avril 2024, la société appelante reprend les conclusions communiquées aux parties adverses par RPVA le 5 avril 2024. Elle demande à la cour de :

- infirmer le jugement en toutes ses dispositions,

- à titre principal, rejeter la demande en reconnaissance de sa faute inexacusable présentée par M. [P], le débouter de l'ensemble de ses prétentions et le condamner à lui payer la somme de 2.000 euros à titre de frais irrépétibles,

- à titre subsidiaire, enjoindre à l'expert judiciaire désigné d'avoir à se prononcer sur les antécédents médicaux susceptibles d'interférer avec les conséquences médico-légales de l'accident de M. [P], et réduire le montant de la provision sollicitée par M. [P] dans l'attente du dépôt du rapport d'expertise judiciaire.

Au soutien de ses prétentions, à titre liminaire, la société fait valoir que par jugement du 21 juin 2023, la chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Draguignan a relaxé la gérante de la société [4] sur la faute caractérisée et a relaxé la société, personne morale employeuse, de la faute simple d'imprudence, de sorte que c'est à l'une de cette décision, qu'il convient que la cour statue sur la faute inexcusable.

La société fait d'abord valoir que M. [P] échoue à démontrer qu'elle aurait pu avoir conscience du danger auquel il était exposé compte tenu des qualifications, de l'expérience et des formations qu'il avait reçues. Elle indique qu'il a été embauché en qualité de chef d'équipe, impliquant de connaître et de respecter la réglementation en vigueur en matière d'hygiène, sécurité environnement du chantier, de gérer et coordonner l'équipe en général et de provoquer un quart d'heure sécurité à chaque démarrage de chantier avec lecture du PRA (plan de retrait amiante); qu'il avait bénéficié de plusieurs formations à la sécurité au moment de son embauche et qu'elle lui a fait bénéficier de formations relatives au transport de matérieux contenant de l'amiante en décembre 2018 et à l'encadrement de chantier amianté en novembre 2018. Elle considère qu'il ne peut donc valablement se retrancher derrière le fait qu'il était en période d'essai pour justifier une initiative personnelle qui a consisté à procéder à la dépose des plaques d'amiante par le dessus du toit, en contradiction avec le plan de retrait amiante, alors qu'il en connaissait parfaitement les risques compte tenu de son expérience.

La société fait ensuite valoir qu'il n'est pas démontré qu'elle n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver son salarié.

Sur ce point, elle fait d'abord remarquer qu'alors que l'accident consistant dans la chute d'un toit du bâtiment en chantier et les préjudices qui en découlent sont complètement décorrélés d'un quelconque danger lié à l'exposition à l'amiante, les premiers juges ont retenu une faute inexcusable de ce chef. Elle fait valoir que les premiers juges ont fondé leur décision sur le rapport de l'inspection du travail alors que celui-là même a abouti à un jugement de relaxe de sorte que les griefs qui y sont dénoncés ne sont pas fondés. Elle ajoute que les premiers juges n'ont pas vérifié ni sa conscience du danger, ni l'absence de mesures de sa part. Elle explique que le jour de l'accident, l'équipe était constituée de cinq personnes parfaitement qualifiées pour réaliser les tâches à accomplir et comportait deux chefs d'équipe en la personne de M. [P] et M. [E], que M. [P] avait bénéficié d'une formation qualifiante de 70 heures sur l'encadrement du chantier de désamiantage et une formation d'opérateur de chantier amiante et que les autres salariés étaient également qualifiés. Elle indique qu'elle a pris soin d'établir un plan retrait amiante conformément à la réglementation, qu'aucune des autorités auprès desquelles il a été diffusé n'a émis la moindre observation, et que l'ensemble des salariés présents sur le chantier le jour de l'accident a attesté avoir pris connaissance de ce plan. Elle explique que le plan avait prévu la dépose des plaques d'amiante par le dessous de la toiture à l'aide d'une nacelle automotrice articulée de 16 mètres permettant la manutention des plaques en fibrociment sans avoir à les détériorer afin d'éviter la pollution du site. Elle ajoute qu'alors que le chantier nécessitait seulement trois personnes, mais qu'elle en avait affecté cinq pour le réaliser dans les meilleures conditions possibles. Elle argue de ce qu'elle a embauché trois personnes chargées de faire évoluer le document unique d'évaluation des risques, réaliser des audits de sécurité, faire respecter le port des équipements de protection individuelle, et mettre en place un système de management sécurité santé environnement. Elle se targue d'avoir obtenu des certifications dans le cadre d'une démarche d'amélioration de la qualité de ses activités de désamiantage.

Sur le risque lié aux travaux en hauteur, la société fait valoir qu'elle ne pouvait avoir conscience du risque encouru par son salarié alors qu'elle avait organisé le processus de dépose des plaques de fibrociment par le dessous ce qui excluait de monter sur le toit, qu'elle avait loué une nacelle automotrice dont les capacités techniques permettaient d'accéder à la totalité des parties de la toiture composée de plaque en fibrociment, et de supporter la présence de deux ouvriers pour retirer les plaques par le dessous et que son salarié, pourtant expérimenté, n'a pas respecté le plan. Elle conteste les infractions reprochées par l'inspection du travail et fait valoir que la formation du personnel était acquise, le plan de retrait amiante et le plan particulier de sécurité de protection de la santé étaient correctement rédigés et validés par les autorités concernées, la fiche chantier avait été rédigé avant le commencement des travaux, et comportait tous les éléments relatifs à la procédure à mettre en place et à l'utilisation de la nacelle pour déposer les plaques, la nacelle et un chariot téléscopique avaient été mis à disposition pour permettre l'exécution de la tâche en toute sécurité et les équipements de protection individuelle avaient été remis à l'ensemble des salariés. Elle considère que la protection collective de type filet antichute n'était pas nécessaire dans la mesure où le processus de dépose excluait le fait de monter sur le toit, le chantier était équipé pour assurer de bonnes conditions d'hygiène. Elle conclut qu'exiger de l'employeur qu'il vérifie le respect du mode opératoire prévu revient à outrepasser les exigences légales et jurisprudentielles et nier la fonction des opérateurs présents sur le chantier. Enfin, elle considère qu'il ne peut pas lui être valablement reproché de n'avoir pas anticipé le défaut de coordination entre l'intervention de ses employés et ceux d'une autre entreprise alors que la coactivité n'est pas démontrée, ni un défaut d'agrément d'un sous-traitant par le maître d'ouvrage alors qu'il n'est démontré aucun lien causal entre ce défaut d'agrément et l'accident.

M. [P] reprend les conclusions datées du 10 avril 2024 communiquées aux parties adverses par RPVA du 12 avril suivant. Il demande à la cour de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,

- et condamner la socété [4] à lui payer la somme de 4.000 euros à titre de frais irrépétibles.

Au soutien de ses prétentions, à titre liminaire, M. [P] explique qu'au moment de son embauche par la société [4], il avait déjà une expérience des travaux en hauteur pour avoir travaillé en qualité de Maître ouvrier, niveau IV au sein de la société [7] selon contrat à durée indéterminée du 2 novembre 2015, mais qu'il n'avait aucune expérience en matière de désamiantage. Il indique qu'ainsi, le jour de l'accident, M. [E] assurait le rôle de chef de chantier afin de lui montrer la méthodologie de l'entreprise.

Il fait d'abord valoir que la faute inexcusable est liée à irrespect des règles de sécurité dans le cadre de travaux en hauteur. Il rappelle les dispositions du code du travail faisant obligation à l'employeur de prendre des mesures appropriées pour éviter toute chute et la hauteur du toit dont il est tombé (7 mètres) avant de faire valoir qu'aucune mesure adéquate n'a été prise pour éviter la chute : la société n'ayant pas prévu de dispositif de protection ni de système d'arrêt de chute en l'absence d'échafaudage, et n'ayant fourni qu'un masque et une combinaison blanche mais aucun système pour les retenir en cas de chute. Il indique qu'il n'a jamais eu connaissance du plan de retrait amiante prévoyant le dépôt des plaques amiantées par le dessous et que l'attestation de salarié dont se prévaut la société n'est qu'une feuille d'émargement ne permettant pas de vérifier que les salariés présents sur le chantier ont effectivement lu le plan. Il ajoute que le chef d'équipe était M. [E] et que celui-ci a pris l'initiave de monter sur le toit compte tenu de la difficulté de manoeuvrer la nacelle à l'intérieur du bâtiment alors qu'une autre entreprise, travaillant sur le chantier, déposait des gravats devant l'entrée et sur le côté du bâtiment. Il se fonde sur l'audition de M. [E] et le procès-verbal de l'inspection du travail pour démonter que bien que le conducteur de travaux de l'entreprise, M. [C], avait été alerté, aucun responsable de l'entreprise ne s'est déplacé ou n'a pris de mesure pour rétablir de bonnes conditions de travail malgré la co-activité. Il explique encore qu'il n'a fait que suivre les consignes de M. [E], désigné comme chef d'équipe, en montant sur le toit pour déposer les plaques amiantées par le dessus et fait valoir que la nacelle prévue pour déposer les plaques par le dessous n'était pas adaptée car il était nécessaire d'être sur le toit pour enlever les tirants, clous et points d'ancrage des plaques et que pour se faire, un échafaudage aurait dû être prévu. Il ajoute que M. [E] a été désigné comme chef d'équipe alors qu'il n'avait pas les qualifications requises.

De surcroît, il fait valoir qu'alors qu'il était embauché en qualité de chef d'équipe et qu'il aurait dû assumer des tâches d'encadrement, il a été affecté à des tâches d'opérateur de chantier amiante, pour lesquelles il n'avait aucune expérience.

En outre, il fait valoir que le jour de l'accident, la toiture était encore humide et glissante du fait de la météorologie pluvieuse de la veille et que la société [4] a envoyé ses salariés sur le chantier sans avoir eu l'agrément du maître d'ouvrage, de sorte que l'absence de coordination entre la société maître d'oeuvre ([8]) et la société sous-traitante ([4]) a été à l'origine de l'initiative prise par le chef d'équipe de monter sur le toit contrairement à ce qui était prévu.

Enfin, il fait valoir que la société a commis une faute inexcusable en ne procédant pas à une évaluation des risques liés à l'amiante, en ne s'assurant pas de la délimitation du chantier avec une signalétique claire permettant d'identifier les risques amiante et en ne fournissant pas un groupe électrogène assez puissant pour permettre l'utilisation des douches par les salariés.

Il conclut que son employeur avait nécessairement conscience que ses salariés ne pourraient pas travailler conformément au plan établi alors même que le maître d'ouvrage n'avait pas donné l'autorisation à l'entreprise d'intervenir et qu'une société de démolition était déjà entrain d'opérer sur le chantier et que la seule réponse du conducteur de chantier aux difficultés invoquées par les salariés étant de finir le chantier avant la fin de la semaine, n'a fait qu'accroître la pression sur les salariés et entraîné une prise de risque inconsidérée.

M. [P] argue des douleurs et troubles séquellaires, du stress psychologique important nécessitant un suivi et une prise en charge médicamenteuse et la nécessité d'envisager une reconversion professionnelle, son taux d'incapacité permanente fixé à 19% et la reconnaissance de son statut de travailleur handicapé par la Maison Départementale des Personnes Handicapées pour justifier la majoration de la rente,la désignation d'un expert pour évaluer ses préjudices et la fixation d'une provision à 8.000 euros.

La caisse primaire d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône, dispensée de comparaître, se réfère à ses conclusions datées du 8 avril 2024. Elle s'en rapporte au droit sur la reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur à l'origine de l'accident et demande à la cour :

- si la faute est reconnue, de confirmer le jugement en toutes ses dispositions et renvoyer le dossier devant le tribunal pour liquider les préjudices,

- si la faute n'est pas reconnue, condamner M. [P] à lui rembourser la somme de 8.000 euros versée à titre de provision sur l'indemnisation de ses préjudices, ainsi qu'au remboursement des arrérages de majoration de rente déjà versés par caisse depuis le 1er janvier 2022.

Il convient de se reporter aux écritures oralement reprises par les parties à l'audience pour un plus ample exposé du litige.

MOTIFS DE LA DECISION

A titre liminaire, il convient de rappeler que l' article 4-1 du code de procédure pénale dispose que « l'absence de faute pénale non intentionnelle au sens de l' article 121-3 du code pénal ne fait pas obstacle à l'exercice d'une action devant les juridictions civiles afin d'obtenir la réparation d'un dommage (...) en application de l' article L. 452-1 du code de la sécurité sociale si l'existence de la faute inexcusable prévue par cet article est établie », de sorte que la relaxe du chef d'entreprise n'interdit pas de caractériser sa faute inexcusable devant le tribunal ( Cass. 2ème civ., 16 févr. 2012, n° 11-12.143).

Ainsi, la relaxe prononcée par le tribunal correctionnel de Draguignan le 21 juin 2023 à l'égard, tant de la gérante de la société [4], que de la société elle-même, prise en sa qualité d'employeur, poursuivis pénalement suite à l'accident dont a été victime M. [P], ne s'oppose pas à ce que celui-ci agisse en reconnaissance de faute inexcusable de la société [4].

En outre, le jugement n'étant pas versé aux débats, la cour n'est pas mise en mesure de vérifier les motifs de la relaxe susceptibles d'être pris en compte pour contredire les éléments de preuve qui seraient apportés par le salarié.

Sur la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur

Aux termes de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire.

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

La charge de la preuve de la faute inexcusable incombe au salarié qui l'invoque.

En l'espèce, les circonstances de l'accident ne sont pas discutées : le 20 décembre 2018, alors que M. [P], employé de la société [4] selon contrat à durée indéterminée signé le 9 novembre 2018, était sur le toit d'un local agricole pour déposer une plaque amiantée, il a chuté d'une hauteur de 6 mètres et s'est fracturé le bassin et des côtes.

Sur la conscience du danger

En vertu des dispositions des articles R.4534-85 et suivants du code du travail, il est fait obligation à l'employeur de prendre les mesures appropriées pour éviter toute chute lorsque ses salariés sont appelés à intervenir sur un toit présentant des dangers de chute de personnes ou de matériaux d'une hauteur de plus de trois mètres.

Il ressort du procès-verbal d'audition de Mme [W], gérante de la société [4], par la police le 10 mars 2021, que le chantier qui a débuté le 17 décembre 2018 avait pour objet des travaux de désamiantage d'une toiture et que dans le mode opératoire prévu, elle avait demandé à ce que la toiture soit enlevée par-dessous à l'intérieur du bâtiment et qu'il avait été mis à disposition une nacelle permettant d'accéder aux plaques par-dessous.

En outre, il résulte du plan de retrait amiante établi par la société [4] le 5 novembre 2018 qu'il est pris en compte, dans l'analyse des risques, celui des travaux en hauteur, et qu'il est prévu l'utilisation d'une plateforme individuelle roulante légère avec garde-corps (PIRL)en périphérie pour la réalisation du confirnement et celle d'une nacelle pour les travaux en hauteur.

Il s'en suit que la société [4] avait nécessairement conscience du risque de chute auquel été exposé M. [P] affecté à une mission de dépose de plaques amiantées de la toiture du local agricole.

Au demeurant, dès lors que des salariés d'une entreprise travaillent en hauteur, l'employeur a nécessairement conscience du danger que suppose tout travail en hauteur.

C'est en vain que la société [4] conteste sa conscience du danger au motif que M. [P] avait l'expérience des travaux en hauteur et la qualification pour ce type de travail.

En effet, certes, il n'est pas discuté qu'avant d'être employé par la société [4] selon contrat à durée indéterminée du 9 novembre 2018, M. [P] était salarié en qualité de chef d'équipe, de la société [6], une société d'isolation et échafaudage, pendant douze années, puis, salarié,en qualité de Maître ouvrier niveau IV, de la société [7], une société d'isolation, pendant quatre ans.

De même, il est justifié que M. [P] s'est vu dispensé une formation destinée au monteur d'échafaudage fixe en avril 2016 et qu'il a obtenu un GIES 1 mention utilisation d'échafaudage valable jusqu'en juillet 2020, lui permettant d'intégrer les risques liés aux travaux sur des sites chimiques et industriels, comportant notamment les risques de travaux en hauteur.

Aussi, M. [P] admet expressément dans ses conclusions, qu'il disposait d'une expérience dans les travaux en hauteur le jour de l'accident.

En outre, il est produit une attestation de compétence dont il résulte que M. [P] a suivi une formation d'encadrement de chantier amiante du 26 au 30 novembre et du 10 au 14 décembre 2018, soit quelques jours avant le début du chantier dans le cadre duquel l'accident est survenu.

Néanmoins, il ressort tant du procès-verbal d'audition de Mme [W], gérante de la société [4], par la police, que de celui de M. [E], salarié présent sur le chantier le jour de l'accident, que compte tenu du manque d'expérience de M. [P] sur les chantiers de désamiantage, c'est M. [E] qui a endossé le rôle de chef d'équipe sur le chantier.

Si Mme [W] répond à un première question en indiquant que le chef d'équipe était M. [P], elle reconnait ensuite qu'il a été demandé à M. [E] d'être le chef de chantier, dénommé chef d'équipe à l'époque, compte tenu de son expérience en matière de désamiantage. Elle précise qu'il n'y a qu'un seul chef d'équipe sur un chantier et que celui-ci a pour rôle d' 'encadrer le chantier sur la sécurité, sur le respect du port de masque, sur les aspects de la décontamination, son rôle est aussi que le mode opératoire qui va être mis en oeuvre soit respecté et il travaille aussi'.

L'audition de M. [E] conforte celle de la gérante puisqu'il déclare à la police : 'Nous sommes arrivés lundi matin sur les coups de 9 heures 30. Nous étions 5 au total. J'étais en présence de [P] [N], [I] [U], [A] [J] et [V] [T]. J'ai été désigné comme chef d'équipe.(...) Mardi 18 décembre 2018, je devais recevoir les engins de chantier (...) Mon rôle était de commander les gars. [N] était dans la nacelle. Monsieur [A] devait gérer le manitou mais on ne pouvait pas lever le bras car il s'était mis en sécurité. Moi j'étais sur la toiture avec Monsieur [V]. Monsieur [S] était en bas pour récupérer le splaques. C'est moi qui ait pris l'initiative de défaire les plaques du dessus, en montant sur la toiture. (...) Mercredi 19 décembre 2018, nous n'avons pas fait grand chose à cause de la pluie. J'ai pris la décision de ne pas monter en raison des conditions climatiques. Aujourd'hui, c'est moi qui ait pris l'initiative de donner les missions à chacun. Nous avons travaillé à la chaîne. Aucun engin n'est entré dans l'intérieur du bâtiment. Au début je me trouvais sur le toit avec Messieurs [P], [A] et [V]. Au bout d'un moment, je suis redescendu pour manoeuvrer le manitou, descendre la palette afin de la conditionner et d'en prendre une autre. J'ai placé le manitou, je me suis dirigé vers la nacelle et c'est là que M. [P] est passé à travers la toiture.'

Il résulte donc clairement de ces déclarations que bien que M. [P] ait été embauché par la société [4] en qualité de chef d'équipe au regard de son contrat de travail, celui-ci n'a, à aucun moment depuis le début du chantier sur lequel a eu lieu l'accident, été affecté à ce poste, compte tenu du fait qu'il n'avait aucune expérience des chantiers de désamiantage contrairement à son collègue, M. [E].

S'il est justifié d'une attestation de compétence dont il résulte que M. [E] a suivi une formation d'encadrement de chantier amiante en septembre 2019, il n'en demeure pas moins qu'il ressort de son audition par les policiers, que celui-ci a déclaré n'avoir aucune formation pour occuper un poste de chef d'équipe, qu'il n'a pas non plus le salaire d'un chef d'équipe et que l'emploi indiqué sur ses bulletins de salaires est celui d'opérateur.

Il s'en suit qu' au jour de l'accident, M. [P] était affecté pour la première fois de sa carrière à une mission d'opérateur sur un chantier de désamiantage, dont le rôle de chef d'équipe était assuré par M. [E], qui n'avait pas la qualification pour occuper ce poste.

La société [4] ne pouvait pas ignorer que son salarié, M. [P], était, de fait, mis dans la position d'un novice auquel il incombait la tâche de suivre les instructions du chef d'équipe désigné.

M. [P] déclare ainsi à la police, selon le procès-verbal d'audition du 6 décembre 2019 : 'En fait nous aurions dû dévisser les plaques par le bas de la toiture munis d'échafaudages roulants, mais le premier jour, le petit [B] m'a informé qu'il avait l'habitude de démonter par le haut, que c'était comme ça que la société lui avait appris. Vu que j'étais en période d'essai, j'ai suivi. Je ne voulais pas perdre mon emploi. Si j'avais été en CDI confirmé, j'aurai exercé mon propre droit de retrait et personne ne serait monté et il n'y aurait pas eu d'accident.'

Il est ainsi suffisamment démontrer que bien que M. [P] ait eu une formation et une expérience des travaux en hauteur avant d'être employé par la société [4], celle-ci avait ou aurait dû avoir conscience du danger de chute auquel il était exposé.

Sur l'absence de mesure nécessaires pour éviter la réalisation du risque

Si la société [4] avait effectivement prévu, dans le cadre de son plan de retrait amiante que l'accès à la toiture se fasse par la nacelle et/ou un échafaudage roulant, une protection avec garde-corps en périphérie et une intervention par l'interieur, en revanche, comme l'ont pertinemment jugé les premiers juges sans outrepasser les exigences légales et jurisprudentielles, elle n'a pas pris de mesures utiles pour que ses préconisations soient effectivement mises en oeuvre sur le chantier.

D'abord, elle a désigné un chef d'équipe, dont la gérante de la société indique elle-même qu'il a pour rôle de s'assurer 'que le mode opératoire qui va être mis en oeuvre soit respecté', qui n'avait pas la qualification pour occuper ce poste.

Ensuite, contrairement à ce qui est énoncé par la société dans ses conclusions, la feuille d'émargement des salariés à la date du 17 décembre, date du début du chantier, portant la signature de Messieurs [P], [A], [V], [I], et [E], et les mentions suivantes:

- 'Chantier : TRTP [Localité 5],

- Objet : Plaque FC

- j'atteste avoir pris connaissance du présent document et avoir obtenu auprès du responsable concerné toutes les informations nécessaires à sa compréhension ou sa bonne exécution',

sans aucune référence au plan retrait amiante de 38 pages, rédigé le 5 novembre 2018, ne permet à la cour de vérifier que tous les salariés présents sur le chantier ont effectivement pris connaissance de ce plan de retrait amiante contenant les préconisations de la société.

Enfin, et surtout, alors qu'il ressort de l'audition de M. [E], désigné comme chef d'équipe, qu'il a alerté M. [C], conducteur des travaux de la société [4], de leur difficulté à manoeuvrer la nacelle à l'intérieur du bâtiment et de la gêne causée par les gravats laissés devant l'entrée et sur le côté du bâtiment, par la société [8] intervenant également sur le chantier, aucun responsable de l'entreprise ne s'est déplacé sur le chantier avant l'accident.

Ces déclarations sont corroborées par celle de la gérante de la société [4] devant les policiers, puisqu'à la question de savoir pourquoi M. [C] ne s'est pas rendu sur le chantier avant le début des travaux pour évaluer ce dernier, elle indique ne pas en voir la nécessité.

Pourtant, il ressort des déclarations de M. [C] lui-même, lors de son audition par la police le jour de l'accident, que la société [8] a sous-traité les travaux de désamiantage à la société [4], que bien qu'il ait qualité de conducteur de travaux de la société [4] depuis le 1er février 2016, il n'a pas effectué lui-même la visite d'inspection commune, mais a seulement regardé les échanges de mails avec M. [F], coordonnateur SPS (Sécurité et Protection de la santé), s'occupant de la sécurité sur le chantier.

Or, il ressort du courrier de la DIRRECTE à l'inspecteur du travail, chargé d'enquêter sur l'accident, en date du 2 janvier 2019, qu'elle n'est 'pas en mesure de présenter l'inspection commune de l'entreprise Delt'amiante car celle-ci n'a pas reçu (son) agrément'. Elle précise que le dossier étant incomplet, il a été notifié à l'entreprise [8] de compléter le dossier et de ne pas faire intervenir l'entreprise sous-traitante.

C'est donc à juste titre que l'inspecteur du travail conclut, dans son procès-verbal de constatation des infractions, daté du 20 décembre 2018, que : ' l'entreprise de démolition intervenait en même temps que l'entreprise de désamiantage qui fût ainsi gênée dans son intervention ; (Sas de désamiantage éloigné du bâtiment à dépolluer, accès difficile pour la nacelle). Concrètement, des problèmes de coordination entre les deux entreprises intervenantes ont été mis en évidence. (...) Il est à souligner que ce défaut de coordination découle du défaut d'agrément du maître d'ouvrage pour que l'entreprise Delt'amiante intervienne. (...) Ainsi, le maître d'ouvrage et le coordonnateur sécurité et protection de la Santé (SPS) n'étaient pas informés de l'intervention de l'entreprise de désamiantage. (...) Ainsi, aucun responsable de l'entreprise ne s'est déplacé en amont (inspection commune) et pendant la réalisation du chantier. Le conducteur de travaux ne connaissait pas le chantier.'

Ainsi, il est suffisamment établi que la société [4], bien qu'elle ait prévu l'utilisation d'une nacelle pour déposer les plaques amiantées sans que ses salariés aient à monter sur la toiture en risquant de chuter d'une hauteur de 6 à 7 mètres, celle-ci n'a jamais vérifié, avant le début du chantier, la faisabilité de ses préconisations, ni envisagé une quelconque mesure de coordination permettant de les mettre en oeuvre alors même que son conducteur de travaux avait été alerté de la difficulté d'utiliser la nacelle, pendant le chantier.

Sans reprendre les motifs relatifs au risque d'exposition à l'amiante, qui n'ont aucun lien de causalité avec l'accident à l'origine duquel la faute inexcusable de l'employeur est recherchée, la cour confirme la décision des premiers juges qui ont considéré que la société [4], bien qu'elle avait ou aurait dû avoir conscience du risque de chute auquel était exposé son salarié, M. [P], elle n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Sur les conséquences de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur

Aux fins d'évaluer les préjudices de M. [P], les premiers juges ont ordonné une expertise en prévoyant notamment de 'procéder dans le respect du contradictoire à un examen clinique détaillé de [N] [P] en fonction des lésions initiales et des doléances exprimées par la victime en décrivant un éventuel état antérieur en interrogeant la victime et en citant les seuls antécédents qui peuvent avoir une incidence sur les lésions et leurs séquelles'.

Il s'en suit que la demande de la société tendant à enjoindre à l'expert désigné d'avoir à se prononcer sur les antécédents médicaux susceptibles d'interférer avec les conséquences médicolégales de l'accident de M. [P] est sans objet. La société ens era déboutée.

En outre, compte tenu du taux d'incapacité permanente de M. [P] fixé, à la date de la consolidation de son état de santé dans les suites de l'accident du 20 décembre 2018, à 19%, des douleurs séquellaires invoquées et du syndrôme dépressif qui en a découlé sans que ce soit sérieusement contesté, le montant de la provision à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices fixé à 8.000 euros est justifié. La société sera donc également déboutée de sa demande tendant à la réduction du montant de la provision.

En conséquence, le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions.

Sur les frais et dépens

La société [4], succombant à l'instance, sera condamnée à payer les dépens de l'appel en vertu de l'article 696 du code de procédure civile.

En application de l'article 700 du même code, la société [4] sera condamnée à payer à M. [P] la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles et sera déboutée de sa propre demande présentée de ce chef.

PAR CES MOTIFS

La cour statuant publiquement par décision contradictoire,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions,

Déboute la SARL [4] de l'ensemble de ses prétentions,

Condamne la SARL [4] à payer à M. [P] la somme de 3.000 euros à titre de frais irrépétibles,

Condamne la SARL [4] à payer les dépens de l'appel.

Le greffier La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel d'Aix-en-Provence
Formation : Chambre 4-8a
Numéro d'arrêt : 22/14136
Date de la décision : 13/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 22/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-13;22.14136 ?
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